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Avec le temps – Léo Ferré

Une chanson.

J’avais commencé les parties avec Whole Lotta Love, Led Zeppelin. ça venait de sortir, ça allait bien, ça secouait fort. Puis, avec le temps des bonus agonisant, est arrivé un autre rythme, d’autres sons. Tout aussi contemporains mais plus lointains, comme plus sourds et dominant néanmoins petit à petit les clacs des spots lumineux et les tacs de la boule de fer derrière la vitre sale sur laquelle n’en finissait pas de refroidir mon hot-dog déjà bien tiède et trop mou. La monnaie vint à manquer, la pin-up quitta jupette et soutif en néon, la saucisse de Vienne chut et le flipper bouda.

Alors cette nouvelle voix que distillait le juke-box, et qui avait déjà bien gommé l’ambiance générale du bar, devint encore plus présente. Pour devenir une présence qui me hante encore aujourd’hui. Le bar s’appelait le Pépin… et le 45 tours Avec le Temps.

Moi, En ce temps-là j’étais en mon adolescence / j’avais à peine seize ans et je ne me souvenais déjà plus de mon enfance (Cendrars). Alors donc comme je commençais déjà à deviner que les plus chouettes souvenirs ça t’as une de ces gueules, cette chanson me foudroya. Non pas comme une langueur triste et désillusionnée, mais comme le souffle même de la lucidité. La lucidité, qui vient de Lucifer, de celui qui porte la lumière, et qui distribue tantôt les élans et tantôt les retenues, se révélait formidable dans cet ensemble indissociable d’une voix, d’un piano, d’un texte et d’une mélodie. Tout le contraire d’une pose et d’un arrangement!

C’était, et c’est toujours, davantage un souffle qu’une histoire à chantonner, qu’une mélodie à susurrer, qu’une leçon de vie déguisée en poésie. Et surtout : irréductible et inimitable, comme l’est un battement de paupière qui aimerait chasser ou revoir un geste dans une pauvre lumière. Il y a dans cette composition et surtout dans cette interprétation une pureté exceptionnelle et inégalable. Les nombreuses reprises qui en ont été faites par une foule de pousse-la-voix l’attestent bien tant elles sont méprises appauvries par un respect trop grand ou encore par une appropriation opportuniste trop jouée. Dalida seule a su éviter de « reprendre » cette chanson, pour lui donner son souffle à elle. Ce qui ne m’étonne pas, car bien avant de se résumer en icône yé-yé et en ce pourquoi elle cessa, Dalida était bien une de ces voix qui n’est que le son du souffle au cœur d’une gorge et qui sait pourquoi, à peine comment, il doit sortir ainsi.

Léo F_1317_01Photo : © Alan Humerose

J’écoute cette chanson, mais tout Léo Ferré, depuis plus de quarante ans avec l’impression de toujours redécouvrir non pas vraiment les paroles mais comment celles-ci s’agglutinent à la mélodie, ou l’inverse : bref, comment le chant colle à la peau et à son timbre. Lorsque j’ai réalisé cette photographie, quelques années avant sa mort, c’est cette parole et son tempo que je ne cessais de voir, bien en deçà et au-delà des postures de la renommée.

Je ne connais toujours pas le texte par cœur de bout en bout, parce que la voix m’emporte chaque fois, encore et encore. Mais je sais ses syllabes sur ses mesures qui en disent plus. Je sais ses intonations plus puissantes que les mots seuls qu’elle lance. Il ne s’agit nullement de vers accompagnés d’instruments, mais bien de notes qui tirent en avant les mots, ceux des pauvres gens, les permettent, j’allais dire les osent : Ne rentre pas trop tard, surtout ne prends pas froid… Et j’entends dans l’orchestration, hélas impossible à citer ici et j’en rage, ces murmures inaudibles et infinis qui se cherchent et qui viennent s’échouer en une litanie, en une rengaine, précisément comme vient se coucher dans une photographie, surpris, tel trait sur une gueule resté autrement inaperçu et qui la tatoue désormais.

Avec le temps, cette petite chose écrite en deux heures, disait Ferré agacé de son succès, est devenue un monument, un classique heureusement loin d’être un serment maquillé qui s’en va faire sa nuit dans l’industrie du divertissement et d’un art mineur ! Et pour terminer si Avec le temps, va, tout s’en va, cette chanson désigne un contraire et tient de l’exception, en demeurant vraiment, en ne s’en allant pas, ni même en prenant une ride. Ce genre d’exception qui fait que malgré le rythme de nos jours on se surprend parfois à fredonner un air entêtant, presque sans le vouloir, sans le choisir en tout cas, comme on shoote tout à coup un marron sur le trottoir et qu’il va dessiner pour un temps une autre trajectoire.

Alan Humerose
Fribourg, 28 septembre 2014

Avec le temps – Léo Ferré

Pour bien plomber le décor, les plus belles chansons du monde sont celles qui me font pleurer. Rien à faire, il faut admettre que je suis un clown triste. “La vie est trop belle je me tue à vous le dire”, s’évertue à chanter Pascal Mathieu.

Pas étonnant alors qu’Avec le temps de Léo Ferré devienne ma chanson culte, celle qui vient troubler la fête quoiqu’il advienne. Une musique envoûtante qui vous rappelle que vous avez oublié les mouchoirs lors de vos dernières emplettes à la supérette et que la période de turbulences sera dure à traverser.

Avec le temps, va, tout s’en va,
Le cœur, quand ça bat plus, c’est pas la peine d’aller
Chercher plus loin, faut laisser faire et c’est très bien…

… L’autre qu’on adorait, qu’on cherchait sous la pluie
L’autre qu’on devinait au détour d’un regard
Entre les mots, entre les lignes et sous le fard
D’un serment maquillé qui s’en va faire sa nuit
Avec le temps tout s’évanouit.

… On oublie les passions et l’on oublie les voix
Qui vous disaient tout bas les mots des pauvres gens

… Et l’on se sent floué par les années perdues, alors vraiment
Avec le temps on n’aime plus.

Le soulagement par une mort violente vous traverse la tête, vous cherchez un moyen, vous cherchez trop longtemps et vous ne faites rien.

Roland Le Blevennec

La Chaleur – Bertrand Belin

Qui
Qui peut
Qui peut dire
Qui peut me dire?

Il y a des mots qui, alignés les uns à côté des autres, forment comme un arc d’émotions, un arc prêt à se détendre pour exulter. C’est très certainement cette sensation que j’ai ressentie la première fois que j’ai écouté la voix et le verbe de Bertrand Belin, plus précisément dans La Chaleur. Oui, c’est bien cela, car je réécoute en ce moment même cette chanson pour vous en narrez l’émotion première et la voilà qui ressurgit, vaporeuse, intense, précise et elliptique à la fois. Aux premières ondes des cordes de la guitare de Bertrand Belin, j’avais retenu ma respiration et presque crispé mes dix doigts : impression organique, retenue dans l’excitation, attente d’un désastre exquis et imminent. Puis vinrent les mots et j’explorai le temps à travers les tableaux de son verbe, et le quotidien à travers ce même temps qui nous poursuit comme une promesse ou une fatalité, selon.

Que devient
Le pays
Le paysage
Quand le jour touche
À sa toute petite fin
Que devient
La chaleur
L’ancienne chaleur
Qui accablait les chevaux
Et le pont des cargos
Courage avançons
Un jour arrivera
Où nous arriverons
À voyager léger, léger (…)

Que deviennent les sensations, celles qui façonnent nos émotions puis se reposent dans la mémoire sous forme d’images? Est-ce que cela nous importe vraiment au final? semble suggérer Bertrand Belin dans cette chanson. La chaleur est sensation qui est vie qui est expérience qui se perd ou nous façonne ou un peu des deux ou rien qu’un souvenir ou encore une image : une sensation agréable ou non. Dans la transe de ses mots, qu’il aligne dans une cadence circulaire paisible et inquiétante à la fois, j’expérimente chaque fois à son écoute un vertige face contre terre.

“Comme souvent dans mes chansons, et sans que ce ne soit décidé par avance, s’installe un réseau d’indices qui finit par donner corps au versant visible d’un drame”, m’a-t-il une fois confié… Oui, il faut aimer les mots pour leurs possibles annexions. Oui, il faut aimer être nostalgique de La Chaleur, car c’est la meilleure façon de lui rendre hommage, et peut-être même de la re-sentir à nouveau et avant l’heure.

Jessica Da-Silva Villacastín

Le Sud – Nino Ferrer

C’est un endroit qui ressemble à la Louisiane… « C’est quoi la Louisiane ? »… À l’Italie « C’est quoi, l’Italie ? ». Il y a du linge étendu sur la terrasse, et c’est joli. « Pourquoi c’est joli ? »… Cela fait trente, quarante, ou peut-être cent fois que j’essaie d’endormir ma fille en fredonnant cette chanson. Elle en a avalé les sonorités sans rechigner, à peine le chat du deuxième couplet avait-il attiré son attention. Et voilà qu’elle me contraint à une explication de texte acharnée, sans laisser passer le moindre vers, elle me dissèque mon Sud et mon Nino…

Ferrer, le chanteur le plus sous-estimé de la francophonie, cantonné à la variétoche rigolote, à Gaston, à Mirza, entonnés avec cette voix à la fois rauque et tendre qui pourrait faire pâlir de jalousie bien des vocaliseurs sans âmes, tristes squatteurs des bandes FM.

Bien sûr, il y a La Maison près de la Fontaine, et Le Sud, présentés comme deux OVNI dans le répertoire de Nino, des concessions à la chanson à texte, alors que c’est tout l’inverse. Réécoutez Nino Ferrer and Leggs ou Blanat, des albums aux guitares puissantes, aux arrangements torchés, aux frontières de la poésie, de l’expérimentation sonore, et d’un n’importe quoi vaguement dadaïste qui est la marque de fabrique de l’ermite de Montcuq.

Des chansons qui me collent au cœur, j’en ai plein, de sa réécriture d’Il pleut Bergère, à l’effroyable Arche de Noé, d’Alcina de Jesus (merveille de texte sur la révolution des oeillets) à la Rua Madureira… Mais voilà, lorsque ma fille me réclame une chanson et que je suis las de Siffler sur la colline, de ce bon vieux Joe Dassin, quand je m’en remets à Ferrer à l’heure des berceuses, la première chanson qui me vient, c’est bel et bien Le Sud.

Ce sera bientôt, je peux l’imaginer, le refrain de nos vacances en famille, à quatre dans une automobile trop pleine à réclamer une éternité de soleil, un temps qui fasse une pause pour nous laisser respirer notre bonheur à plein nez, loin de l’essouflement routinier, des affres du boulot et de la scolarité.

Et puis,  un jour où l’autre il faudra qu’il y ait la guerre, on le sait bien…  Papa, c’est quoi la guerre ?

Dors, s’il te plaît, mon amour.

Michaël Perruchoud