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Straight Up – Paula Abdul

J’ai six ans. L’enfance se fissure. La douleur suinte aux frontières de ma petite vie. Je la sens. L’insouciance, la légèreté, la sécurité, c’est bientôt terminé, pour toujours. Papa s’en va. Et maman part plus loin encore. La solitude m’attrape, m’étouffe. Qui suis-je sans eux, là, tout près ? Que suis-je sans le miroir qu’ils me tendent depuis le tout premier jour de ma vie ? Je dois me trouver, je dois exister en tant que personne, je dois devenir un individu si je veux échapper à leur déchirement, si je ne veux pas être ce déchirement. Mais je ne sais pas, je suis trop petite, je n’ai jamais pensé à une telle chose. Je ne suis rien qu’une fille. La fille de papa, la fille de maman.

Les garçons des voisins, eux, sont déjà de petits hommes. Grands, beaux, sécurisants. Ils m’acceptent, me chouchoutent plus sûrement qu’une petite sœur. Et un jour, l’un d’eux décide de me faire écouter de la musique, une musique qu’il adore et qu’il faut absolument que je découvre. Paula Abdul, Straight Up. Ça ne ressemble à rien de ce que j’ai déjà entendu, rien à voir avec le jazz de papa ou la grande chanson française de maman. Cette musique me propulse dans une autre dimension. Je suis d’une génération toute différente, je peux aimer des choses qu’ils détestent. Je ne suis pas eux. Je suis moi. Je ne comprends pas les paroles, mais Paula Abdul me chuchote la colère, la passion et la force. Cette grosse chanson pop me pousse vers moi-même. Il me faudra près de deux décennies pour trouver cette femme qui n’a besoin de personne pour lui tendre un miroir. L’image est encore floue à l’occasion. Mais son acte de naissance est tout à fait clair, elle est née un jour de 1988 en écoutant la voix de Paula Abdul chanter Straight Up.

Lolvé Tillmanns

Le Sud – Nino Ferrer

C’est un endroit qui ressemble à la Louisiane… « C’est quoi la Louisiane ? »… À l’Italie « C’est quoi, l’Italie ? ». Il y a du linge étendu sur la terrasse, et c’est joli. « Pourquoi c’est joli ? »… Cela fait trente, quarante, ou peut-être cent fois que j’essaie d’endormir ma fille en fredonnant cette chanson. Elle en a avalé les sonorités sans rechigner, à peine le chat du deuxième couplet avait-il attiré son attention. Et voilà qu’elle me contraint à une explication de texte acharnée, sans laisser passer le moindre vers, elle me dissèque mon Sud et mon Nino…

Ferrer, le chanteur le plus sous-estimé de la francophonie, cantonné à la variétoche rigolote, à Gaston, à Mirza, entonnés avec cette voix à la fois rauque et tendre qui pourrait faire pâlir de jalousie bien des vocaliseurs sans âmes, tristes squatteurs des bandes FM.

Bien sûr, il y a La Maison près de la Fontaine, et Le Sud, présentés comme deux OVNI dans le répertoire de Nino, des concessions à la chanson à texte, alors que c’est tout l’inverse. Réécoutez Nino Ferrer and Leggs ou Blanat, des albums aux guitares puissantes, aux arrangements torchés, aux frontières de la poésie, de l’expérimentation sonore, et d’un n’importe quoi vaguement dadaïste qui est la marque de fabrique de l’ermite de Montcuq.

Des chansons qui me collent au cœur, j’en ai plein, de sa réécriture d’Il pleut Bergère, à l’effroyable Arche de Noé, d’Alcina de Jesus (merveille de texte sur la révolution des oeillets) à la Rua Madureira… Mais voilà, lorsque ma fille me réclame une chanson et que je suis las de Siffler sur la colline, de ce bon vieux Joe Dassin, quand je m’en remets à Ferrer à l’heure des berceuses, la première chanson qui me vient, c’est bel et bien Le Sud.

Ce sera bientôt, je peux l’imaginer, le refrain de nos vacances en famille, à quatre dans une automobile trop pleine à réclamer une éternité de soleil, un temps qui fasse une pause pour nous laisser respirer notre bonheur à plein nez, loin de l’essouflement routinier, des affres du boulot et de la scolarité.

Et puis,  un jour où l’autre il faudra qu’il y ait la guerre, on le sait bien…  Papa, c’est quoi la guerre ?

Dors, s’il te plaît, mon amour.

Michaël Perruchoud