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Maintenant ou jamais – Michèle Bernard

Plus le temps passe, plus je lui ressemble.

Il y a toujours eu ce petit air de famille. Mais c’est quand j’étais du côté de l’ubac s’il faut parler montagne. Du côté chien et loup, du j’y va… j’y va pas. A l’époque où j’ai rencontré cette chanson, j’étais du côté sombre de mon histoire. Je m’emparais de la face Nord de l’Eiger, la grise, la dure, la toute raide gelée, celle où faut pas se presser, celle où l’on en meurt parfois.
Mais ça c’était avant. Maintenant c’est…

J’ai dû crapahuter quelques cailloux, enjamber des collines, me taper des pics, califourchonner des crêtes, parfois me reposer sur un mamelon, puis franchir le sommet et enfin atteindre l’autre versant : l’adret, ensoleillé et vivant. J’étais accompagnée de cette petite mélodie de l’accordéon qui monte qui monte jusqu’en haut puis redescend, dévale tout du long de ma colonne. Ce qu’elle me fait comme effet cette mélodie, tu peux pas savoir.
Mais ça c’était avant. Maintenant c’est…

Je veux dire que cette chanson a deux versants : l’ubac et l’adret. J’ai dormi dans l’ubac et je me réveille dans l’adret. Oui je lui ressemblais quand je trainais en pantoufles dans les couloirs de l’ubac, dans l’immobilité, dans le jamais, dans le ronflement. Les jours se suivent et seront les mêmes qu’hier et demain.
Mais ça c’était avant. Maintenant c’est…

Maintenant je lui ressemble vraiment.
Maintenant ou jamais, c’est maintenant !
L’adret.
Quand tes désirs sont sous une cloche, enfermés au chenil, quand on doit te sortir les mots au pied-de-biche et que tes émotions sont noyées dans de la glu, quand tu as poncé tes idées jaunes pour les faire toutes noires.
Quand t’as tout tenté pour exister, même mourir.
Alors j’ai mouru, mouru et encore mouru.
La peur, c’est la peur, la grande peur de ce mot grand comme une montagne : aimer. Puis c’est la peur de la peur, puis tu finis par aimer la peur.

Et un jour Bing ! C’est maintenant ou jamais ! Ça se réveille. Toute ta vie qui se retourne comme une crêpe, avec le Nutella par terre qui reste collé sur la moquette mais tu t’en fous. C’est maintenant ou jamais. Tu peux pas expliquer le pourquoi du comment (enfin tu as bien une petite idée), mais ça urge le maintenant. MAINTENANT. NOW. JETZT. AHORA. ΤΩΡΑ. Tu passes le mur du silence. Et vlan ! Appel d’air.
Et puis la mort est déjà passée par là, alors que te reste-t-il ? Le maintenant, à tout jamais !
Et la mélodie de l’accordéon continue sa grande escalade depuis le ventre et ouvre ma poitrine. L’effet qu’elle me fait tu peux pas savoir.

Il en aura fallu du temps et des « mufflées à l’eau-de-vie » avant qu’on commence à s’aimer. Apprendre à tout perdre pour enfin… oui enfin je peux te le dire : je t’aime.

Comme c’est étrange que ce maintenant ou jamais arrive avec les cheveux gris et les plis sur les joues, les taches sur les mains et le menton qui fait des petits. Je touche du bout des doigts mon visage de presque quinquagénaire et je susurre « c’est maintenant ou jamais ».

Plus le temps passe, plus je lui ressemble.
Bon, plus le temps passe et plus je ressemble à ma mère aussi, c’est vrai.

P.-S. J’ai toujours sifflé comme une bouilloire éméchée ou ébréchée, enfin trouée.

Sophie Solo

Sleeping Sun – Nightwish

Un vieux Discman ébréché, une chanson qui tourne en boucle
Des arrêts qui défilent, des pensées qui s’effilent
Un tour, puis un deuxième, puis un troisième…
Les heures qui passent, le soleil qui se couche

I wish for this night-time
To last for a lifetime
The darkness around me
Shores of a solar sea

Les banquettes qui désemplissent, les canettes qui se vident
L’ esprit qui s’embrume, les lampadaires qui s’allument
Petit-Saconnex… Gardiol… Petit-Saconnex…
Un retour sans aller, des terminus qui n’en sont plus

Sorrow has a human heart
From my god it will depart
I’d sail before a thousand moons
Never finding where to go

Une mélodie, essence d’une vie
Lueur d’espoir dans les ténèbres, réconfort éphémère
Mais la batterie s’étiole, fait place à l’ennui
Hiver glacial, frustration abyssale

Two hundred twenty-two days of light
Will be desired by a night
A moment for the poet’s play
Until there’s nothing left to say

Un parcours tout tracé, l’ombre d’un une œuvre inachevée
J’aimerais quitter ce trolley, prendre le large
Voir mon esprit grandir et mon corps rajeunir
Caprice d’enfant, pulsion adolescente

Oh how I wish to go down with the sun
Sleeping
Weeping
With you…

Peut-être qu’après avoir touché le fond, je referais surface
Telle une épave à l’abandon, portée par les courants des bas-fonds
Jusqu’à sortir la tête hors de l’eau
Et de cette adolescence destructrice

A.L. Host (Alisa)

 

The Serpentine Offering – Dimmu Borgir

L’exercice qui consiste à se demander quelle chanson est la plus belle du monde est TELLEMENT difficile, c’est à en attraper une migraine, à devenir fou, à jeter toutes ses notes à la poubelle.

En effet, comment faire un tel choix lorsque, comme moi, mettre de la musique est la première chose que l’on fait au réveil, qu’elle nous poursuit tout au long de la journée, jusqu’aux concerts quotidiens du soir, jusqu’aux DJ’s de fin de soirée et qu’on s’écoute encore un petit morceau avant de s’endormir?

Et par où commencer pour faire le tri? La chansonnette de Brassens que l’on fredonne pour se mettre de bonne humeur au petit déj’? Le rap bien dépressif que l’on écoute face à la pluie en allant travailler? Le bon rockabilly qui sort des enceintes du sac à dos, quand on zigzague sur son vélo en plein soleil d’été? La vieille démo – en cassette, bien sûr – d’un obscur groupe de punk français enregistré en live avec un seul micro au plafond mais qui fait remonter tant de souvenirs: la bière tiède, le rire des copines, l’odeur du squatt au petit matin?

J’avais d’abord pensé à L’École de la Rue, de OTH, souvenir lointain, jeune ado, d’un début de soirée dans un squatt bien paumé où tout les punks hurlaient les paroles de cette chanson antiscolaire: « …ceux qui savent que leur avenir, ils ne le gagneront pas sur les bancs… » Mais je me suis dit que je ne pouvais pas citer OTH au déficit des Bérurier Noir, mythique groupe qui m’a fait devenir punk dès les premières secondes d’écoute de La Mère Noël sur un vieux magnéto au son grinçant.

Mais il est trop facile de citer un groupe aussi connu (pourquoi pas The Exploited, pendant qu’on y est?), c’est un peu comme répondre « Picasso » quand on cherche à citer un peintre et qu’aucun autre nom ne vient à l’esprit, trahissant par là un manque de culture picturale alarmant.

Alors il faudrait peut être piocher dans le classique. Ces montées incroyables, qui retombent en alternance dans un silence de plomb. La 9ème de Dvorak, la 9ème de Beethoven…qu’est-ce qu’ils ont tous à réussir la 9ème mieux que les huit précédentes? Mais du classique je ne connais que les plus célèbres et je passerai donc pour un plouc, comme dans l’exemple précédent.

Mon astuce consiste donc de prendre un mélange des deux: des sons inspirants la musique de film, avec ce qu’il faut de rock pour décoller. Et qui ferait ça aussi bien que le Metal ?

En l’occurence j’ai choisi The Serpentine Offering de Dimmu Borgir.

Les premières secondes commencent très doucement – c’est la chanson d’introduction de l’album, une sorte de grondement accompagné d’un son de cloche, puis ça monte dans les aigus, vite rejoint par les cuivres, très graves, très lourds; tandis qu’un son de voix caverneux, une mélopée diabolique apparaît. Et là, c’est l’explosion de la batterie, d’une rapidité renversante, accompagnée d’une lente mélodie des grandes orgues de l’Apocalypse. Le chant commence alors, rauque et aïgu à la fois, lent, typique du Black Metal Symphonique. « I am hatred, darkness and despair! » Les guitares électrique commencent à cracher. Une courte pause mélodique, puis le chant reprend, d’une voix de goule, scandant le refrain: « Hear my offering, ye bastard sons and daughters: share my sacrifice! Share my sacrifice! ».

Toute l’imagerie du Black Metal est là: le feu, l’acier, la roche glacée, le ciel se couvrant de noir. Encore un cri et la terre s’ouvre, précipitant le monde dans les abîmes infernales tandis que les hordes démoniaques se répandent sur la terre…n’y a-il donc nul espoir? Hélas, non.

Tandis que le morceau se termine d’un coup sec, je jette un coup d’œil dans le miroir: mon regard est devenu plus sombre, mon sourire est plus méchant et mes cheveux semblent étrangement avoir poussés.

OliveDKS

Suzanne – Leonard Cohen

C’est lui qui m’a fait découvrir cette chanson. Il en apprenait petit à petit des passages sur sa guitare douze cordes. Chaque jour, j’entendais quelques arpèges de plus. Je croyais qu’il les composait. Nous passions nos journées à encadrer les jeunes, et le soir venu, quand tous dormaient, il allait un moment dans sa chambre et j’entendais le scintillement, les perles mélancoliques, les roulis fluides. Un murmure aussi, le début d’une mélodie. Quand il revenait dans la salle de séjour où les moniteurs du camp étaient réunis, je n’osais pas lui demander. J’étais amoureuse déjà, je crois. Il me lançait des regards où se mélangeaient assurance et timidité. Nous nous entendions bien et faisions en sorte de nous occuper du même groupe pour les sorties. Les journées étaient merveilleuses, nous riions beaucoup.

Un soir, sa voix a doucement traversé la porte. Les mots en anglais étaient mystérieux pour celle qui ne les comprenait pas. La mélodie était triste, mais c’était une tristesse qui, alors, creusait un océan de profondeur dans mon bonheur naissant – dont un jour il ne resterait rien, qu’une brûlure. « Affreusement belle », ai-je d’ailleurs pensé. Une déchirure claire, une lente caresse de souffrance: déjà, cette ode me parlait de perte irrémédiable, de ciel brisé, d’une distance que rien ne réparera jamais.

J’ai osé: « Je t’ai entendu chanter, c’est toi qui l’as écrite? » Il m’a regardé avec de grands yeux affolés, surpris, pudiques: « Non ! Non! Si seulement… Tu connais Léonard Cohen? » – « Non. » – « C’est de lui… je te ferai écouter. Habituellement, je préfère jouer des trucs de blues, mais je suis tombé sur son disque récemment et j’avais envie d’apprendre ce morceau… On dirait une prière, un champ adressé à l’immensité, tu ne trouves pas? » – « Si, si, j’aime beaucoup. Je ne comprends pas les paroles, mais tu la chantes joliment… » Il a rougi, s’est perdu dans un silence confus. C’était la première fois qu’au lieu de courir à travers champs, l’attention tournée vers les superbes paysages, nous nous retrouvions juste les deux, au calme, échangeant ces impressions secrètes, intimes. J’avais deviné au premier regard que je lui plaisais, mais je commençais seulement à m’imaginer qu’il pouvait apprécier ma compagnie. Il ne parlait guère de lui. « C’est la chanson la plus tendre que je connaisse. On dirait la face cachée du blues, celle où les accords ne griffent pas, où les larmes, au lieu de rouler dans la poussière des visages, restent crochées aux cils, vacillantes, une croisée des routes où personne n’a vendu son âme au diable. C’est un blues sans violence, sans rudesse, un blues sans ces angles harmoniques aigus, ces solos qui te cassent les dents… Oui, un blues aux angles doux, aux voix de velours, aux guitares paisibles comme des chats qui ronronnent, un blues dont les mains ne savent que faire, et qui reste suspendu au milieu de la pensée… Je ne peux pas me l’expliquer, c’est comme une tristesse qui refuse le cri et te rentre dedans, reste coincée entre les murs de peau et te voyage dans le ventre, infiniment. J’ai la solitude qui s’engouffre par toutes les crevasses de l’âme quand je l’écoute. C’est bizarre, je ne devrais pas l’écouter alors, mais j’aime ça. J’aime l’opacité claire, la pénombre lumineuse où elle m’emporte, je me souviens de toutes les choses qui ont compté. Et parfois, elle m’aide à reconnaître celles qui comptent aujourd’hui. Tu vois? » – « Mh » – « Elle parle aussi de confiance, d’abandon. De pouvoir donner son cœur à quelqu’un sur une évidence… » Il me dira quelques semaines plus tard que c’était sa façon de m’avouer qu’il m’aimait, qu’il était tombé amoureux très vite et très fort, et que chacun de nos rires sous le grand ciel du jour ne faisait qu’aggraver son état, qu’il avait peur même s’il le cachait bien, et qu’il n’avait pas trouvé d’autre moyen d’épancher un peu ses sentiments.

Je n’ai jamais pu écouter Suzanne sans pleurer. Les images qui apparaissent, les souvenirs, l’humeur qui grandit d’un seul coup, comme une fleur émergeant du sol aux premières notes et s’épanouissant au bout de la dixième, tout me bouleverse. Quand je me suis retrouvée seule, abandonnée, toute confiance anéantie, j’ai eu besoin de comprendre les paroles. Ça ne m’a pas beaucoup avancée à vrai dire. Mais cette phrase me laisse dans un trouble qui ouvre à toutes les interrogations: « il a touché ton corps parfait de son esprit ». L’éther d’un corps et la carnation d’un esprit. Ce que, d’une façon, je suis devenue. Pourtant j’ai respiré, longtemps, assez longtemps pour aimer. Je n’ai de ma vie aimé qu’un seul homme, lui, et cette chanson est restée l’hymne d’une romance devenue vie de famille, tendre bonheur de vingt ans. Puis hymne d’une déchirure rassemblant toutes les déchirures, chant d’une tristesse qui n’a pas eu le temps de finir, de se résorber, d’éclore entourée de nouvelles confiances, de possibles abandons. Mon corps d’esprit a emporté ma pensée de chair, et je vibre désormais dans les ondes éternelles d’une chanson qui résonne aux quatre coins de la planète, au cœur des vivants.

J’aurais aimé écrire ce texte. Mais mon fils l’aura fait à ma place, et c’est peut-être ainsi que nous ne disparaissons pas totalement. Je me souviens de toutes les choses qui ont compté. Je ne crois pas qu’une chanson soit meilleure qu’une autre. Mais celle-ci, de toutes les fabrications musicales humaines, est souvent ma préférée, celle qui me fait vivre les émois les plus subtils et les plus violents; celle qui me rend le plus douloureusement heureuse, le plus délicatement triste; celle qui peut m’anéantir et me recomposer. Je ne sais plus ce que c’est que d’être vivante, mais j’ai rarement eu le sentiment de l’être autant qu’à ces quelques occasions: aimant mon homme, aimant mes enfants, et aimant cette chanson.

Boris Dunand

Avec le temps – Léo Ferré

Une chanson.

J’avais commencé les parties avec Whole Lotta Love, Led Zeppelin. ça venait de sortir, ça allait bien, ça secouait fort. Puis, avec le temps des bonus agonisant, est arrivé un autre rythme, d’autres sons. Tout aussi contemporains mais plus lointains, comme plus sourds et dominant néanmoins petit à petit les clacs des spots lumineux et les tacs de la boule de fer derrière la vitre sale sur laquelle n’en finissait pas de refroidir mon hot-dog déjà bien tiède et trop mou. La monnaie vint à manquer, la pin-up quitta jupette et soutif en néon, la saucisse de Vienne chut et le flipper bouda.

Alors cette nouvelle voix que distillait le juke-box, et qui avait déjà bien gommé l’ambiance générale du bar, devint encore plus présente. Pour devenir une présence qui me hante encore aujourd’hui. Le bar s’appelait le Pépin… et le 45 tours Avec le Temps.

Moi, En ce temps-là j’étais en mon adolescence / j’avais à peine seize ans et je ne me souvenais déjà plus de mon enfance (Cendrars). Alors donc comme je commençais déjà à deviner que les plus chouettes souvenirs ça t’as une de ces gueules, cette chanson me foudroya. Non pas comme une langueur triste et désillusionnée, mais comme le souffle même de la lucidité. La lucidité, qui vient de Lucifer, de celui qui porte la lumière, et qui distribue tantôt les élans et tantôt les retenues, se révélait formidable dans cet ensemble indissociable d’une voix, d’un piano, d’un texte et d’une mélodie. Tout le contraire d’une pose et d’un arrangement!

C’était, et c’est toujours, davantage un souffle qu’une histoire à chantonner, qu’une mélodie à susurrer, qu’une leçon de vie déguisée en poésie. Et surtout : irréductible et inimitable, comme l’est un battement de paupière qui aimerait chasser ou revoir un geste dans une pauvre lumière. Il y a dans cette composition et surtout dans cette interprétation une pureté exceptionnelle et inégalable. Les nombreuses reprises qui en ont été faites par une foule de pousse-la-voix l’attestent bien tant elles sont méprises appauvries par un respect trop grand ou encore par une appropriation opportuniste trop jouée. Dalida seule a su éviter de « reprendre » cette chanson, pour lui donner son souffle à elle. Ce qui ne m’étonne pas, car bien avant de se résumer en icône yé-yé et en ce pourquoi elle cessa, Dalida était bien une de ces voix qui n’est que le son du souffle au cœur d’une gorge et qui sait pourquoi, à peine comment, il doit sortir ainsi.

Léo F_1317_01Photo : © Alan Humerose

J’écoute cette chanson, mais tout Léo Ferré, depuis plus de quarante ans avec l’impression de toujours redécouvrir non pas vraiment les paroles mais comment celles-ci s’agglutinent à la mélodie, ou l’inverse : bref, comment le chant colle à la peau et à son timbre. Lorsque j’ai réalisé cette photographie, quelques années avant sa mort, c’est cette parole et son tempo que je ne cessais de voir, bien en deçà et au-delà des postures de la renommée.

Je ne connais toujours pas le texte par cœur de bout en bout, parce que la voix m’emporte chaque fois, encore et encore. Mais je sais ses syllabes sur ses mesures qui en disent plus. Je sais ses intonations plus puissantes que les mots seuls qu’elle lance. Il ne s’agit nullement de vers accompagnés d’instruments, mais bien de notes qui tirent en avant les mots, ceux des pauvres gens, les permettent, j’allais dire les osent : Ne rentre pas trop tard, surtout ne prends pas froid… Et j’entends dans l’orchestration, hélas impossible à citer ici et j’en rage, ces murmures inaudibles et infinis qui se cherchent et qui viennent s’échouer en une litanie, en une rengaine, précisément comme vient se coucher dans une photographie, surpris, tel trait sur une gueule resté autrement inaperçu et qui la tatoue désormais.

Avec le temps, cette petite chose écrite en deux heures, disait Ferré agacé de son succès, est devenue un monument, un classique heureusement loin d’être un serment maquillé qui s’en va faire sa nuit dans l’industrie du divertissement et d’un art mineur ! Et pour terminer si Avec le temps, va, tout s’en va, cette chanson désigne un contraire et tient de l’exception, en demeurant vraiment, en ne s’en allant pas, ni même en prenant une ride. Ce genre d’exception qui fait que malgré le rythme de nos jours on se surprend parfois à fredonner un air entêtant, presque sans le vouloir, sans le choisir en tout cas, comme on shoote tout à coup un marron sur le trottoir et qu’il va dessiner pour un temps une autre trajectoire.

Alan Humerose
Fribourg, 28 septembre 2014

Neon Orange Glimmer Song – The Mountain Goats

Qui dira à quel point la recherche du beau son peut édulcorer une chanson, la vider de sa moelle, pour la laisser pomponnée, lissée, aérée, prête à passer en radio, mais également molle, normée, rivée sur le bon tempo, amputée de l’émotion, la vraie, celle qui naît de la faille et pas de l’artifice?

Les producteurs, les bidouilleurs de la note juste, sont sans doute des spécialistes indépassables de l’ouïe, mais pour ce qui concerne l’âme, je serais plus circonspect, parce que voilà, j’aime quand ça racle, que ça sorte des tripes, que j’entende les doigts sur la guitare, et que la voix qui me parle ne me semble pas sortir d’un tuyau de salle de bains, avec l’odeur de javel en prime.

Musique viscérale, je dis, ça comprend le Nick Cave des débuts, Howe Gelb et sa bande de potes et bien sûr, ce songwriter mésestimé, John Darnielle, qui, sous le nom de The Mountain Goats, balance de grands seaux de vigoureux désespoir à la face du monde.

Depuis Tallahassee, les Mountain Goats font dans l’écoutable. Un label, des génies des consoles se débrouillent pour cadrer le monstre afin de lui trouver un public. Le sens de la mélodie est toujours là, l’ensemble est plus beau, mieux équilibré, c’est évidemment par là que l’on se doit de commencer lorsqu’on veut faire connaître le bonhomme sans effaroucher l’auditoire. Faut bien qu’il vive ce garçon, qu’il sonne avec son temps, faut bien que les voisins que j’invite pour l’apéro puissent tâter de ma discothèque sans me prendre pour un curieux masochiste de la chose chantée

Mais désolé, les premières galettes des Mountain Goats, comme Full Force Galesburg et Sweden sont définitivement au-dessus de ça, parce que Darnielle gueule ce qui lui ronge le ventre, parce qu’on devine l’essoufflement, la voix prête à casser, parce qu’il se détruit une phalange par minute sur sa guitare à frapper les cordes comme un sourd.

J’ai une tendresse absolue pour Sweden, parce que Darnielle y aligne des morceaux passablement désespérés, parce que l’essentiel paraît anodin, parce qu’on ne s’attarde pas des plombes à s’inventer des ponts pour faire joli. C’est brut et inspiré, et c’est livré sans dorures.

Parmi ce ramassis de merveilles, ce dépotoir poétique, je me suis arrêté à jamais sur la chanson seize, Neon Orange Glimmer Song, et ce refrain braillé I am a monster… I can’t believe the thing I’ve done... C’est de guingois, c’est pourri, la guitare attaque trois fois trop fort et les chœurs sont dangereusement branlants… Mais qu’est-ce que c’est bon!

Le génie vient des tripes, pas de la console!

Michaël Perruchoud

Eternal (Dreams Pt. II) – Solitude Aeturnus

Une intro lente au son lointain, comme si les musiciens s’étaient enfermés dans une cannette de Bud, on se demande bien pourquoi. C’est pour rappeler aux fans, peu nombreux, la fin d’un morceau figurant sur l’album précédent. Il s’agit là d’une trilogie doom sur les malheurs que peuvent provoquer l’immortalité, sans référence à un quelconque comédien strabique. Certaines personnes ont le temps de réfléchir à des thèmes vraiment importants. Mais nous n’allons pas nous pencher sur les textes. C’est pas grave. On parle de Heavy Metal, tout de même.

Tout à coup, ça démarre. Riff pesant, production pas géniale, mais ce n’est pas l’essentiel. Les harmonies arabisantes se lovent autour de l’auditeur et le compriment, comme un genre de boa. La voix de Robert Lowe, rauque, a quelque chose d’enfantin. Un changement de clé, un jeu à deux voix, c’est trop lourd pour être vraiment beau. Mais pourquoi donc ai-je choisi ce morceau ? Hein ?

Un break, on s’attend à inspirer, mais non. Retour sur ce couplet lourd, lourd, lourd… Pourtant mélodique. On se le coltine à nouveau. Et soudain, la guitare se fait plus claire, sur un enchaînement d’accords simples, et Robert Lowe chante Eternal de sa voix cristalline, dans une mélodie simple qui me fait me sentir m’envoler avec ses notes.

C’est ça qui me fait vibrer. Quelques secondes en suspension avec cette voix si triste et claire.

Puis, le solo en apparence le plus laid de l’histoire de ce genre musical. Mais après pas mal d’écoutes, je le trouve incroyablement bien trouvé, ce solo. Plein de détresse, tordu, oppressant.

Retour au couplet, et Robert s’envole à nouveau dans ce refrain extraordinaire.

Et là survient la perle de ce long monolithe musical : un thème simple autour duquel la deuxième guitare plante des atmosphères lourdes, et Robert Lowe, génial, qui de sa voix naïve et désenchantée s’interroge sur la vacuité de l’existence, dans une envolée que Folon n’aurait pas reniée au moment de mourir.

Mark Levental

Sad Eyed Lady of the Lowlands – Bob Dylan

Cette chanson, je l’ai écoutée presque par hasard, parce que je n’allais jamais au bout de l’album, parce que Visions of Johanna, I Want You, ou encore Absolutely Sweet Mary, attiraient irrésistiblement mon index sur la fonction repeat, que je me gorgeais de ces mélodies qui me mettaient dans les cordes à chaque fois; je n’arrivais pas à me convaincre qu’un album puisse être aussi beau. J’étais tombé raide dingue, un de ces coups de cœurs artistiques qui n’arrive que deux ou trois fois dans une vie.

Je ne savais pas encore que Blonde on Blonde était l’absolu de maître Bob, que Sad Eyed Lady of the Lowlands constituait l’un des sujets préférés des snobs et des exégètes de l’artiste avec un grand A; qu’on écrirait sur le sujet un nombre incalculables d’articles plus ou moins pompeux et trop pétris d’admiration obligée pour être honnête. Non, je ne savais rien, sauf que ces chansons-là m’arrivaient droit dans la gueule avec leur air revêche et leur mélodie de guingois… Petit poisson dans les filets de mister Bob.

Le nom de Dylan, je l’avais entendu bien sûr, mais je ne lui associais pas grand-chose, sinon peut-être Blowin in the Wind, que je considérais déjà comme une bluette boy-scout dénuée d’intérêt. Mais j’étais vierge du pape de la folk, de sa légende et de ses contradictions, ce jeudi soir de 1990, alors que j’allumais la télé.

Car, messieurs-dames, j’ai connu Bob Dylan grâce à James Coburn, le plus grand acteur du monde, le plus charmeur, le plus classe, le plus fin, le plus talentueux, celui qui étale Marlon Brando aussi sûr que Bernard Blier atomise Alain Delon, celui auquel je voue une juste passion depuis mes treize ans et le premier visionnement d’Il était une fois la Révolution. Coburn passait donc à la télé, dans un film intitulé Pat Garrett & Billy the Kid, que je comptais bien enregistrer sur le vieil appareil VHS familial.

Impossible de programmer un enregistrement, ou alors je ne savais pas comment faire… Enfin bref, j’avais interrompu mes révisions de comptabilité sur le coup des 22 h 30 pour enclencher ce fichu magnéto. Et là, la claque… La première scène, cette guitare, ce son. Je suis resté là, collé devant l’écran, autant pour la beauté des images de Peckinpah que pour cette musique qui me remuait l’âme. Coburn, Kristofferson, Dylan réunis pour une ronde crépusculaire qui doit constituer l’un des trois plus beaux westerns de l’histoire du cinéma. Que les ineptes critiques qui ne s’en sont pas encore rendu compte meurent les yeux grands ouverts, je ne peux rien pour eux !

Le film terminé, j’ai rembobiné, regardé à nouveau. Cette nuit-là, j’ai découvert Bob Dylan, et je me suis préparé un beau gadin en comptabilité. L’épreuve bâclée, j’ai foncé m’acheter le disque. La bande son de Pat Garrett & Billy the Kid n’était pas disponible, il n’y avait qu’un sordide best of (laissez-moi vomir sur cette invention immonde) et Blonde on Blonde. Je me suis donc saisi de ce disque qui allait devenir l’un de mes plus fidèles compagnons.

Je me dois de remercier le hasard, ou alors l’indigence des rayons de Citydisc : Parmi trente et quelques albums du maître, et un bon tiers de sombres étrons musicaux, j’étais tombé sur la plus belle perle (oui, avec Blood on the Tracks, The Basement Tapes, Desire, Time Out of Mind, Bob, merde, que de sommets pour un seul homme !), une succession de morceaux invraisemblables, une overdose de vers définitifs, et tout au bout du disque, lorsque l’oreille semblait définitivement repue… Sad Eyed Lady of the Lowlands.

Je ne savais pas non plus qu’il s’agissait du premier double album de l’histoire du rock, que cette invraisemblable ode amoureuse de près de douze minutes s’étendait sur une face entière du vinyle. Mais, il ne fallait pas me la raconter, j’avais déjà compris que Dylan n’avait été protest singer que pour la blague, que pour séduire les filles à Greenwich Village (le mot Viet Nam n’est jamais prononcé au fil de ses presque mille chansons), qu’il était un amoureux du mot et de sa prononciation – car sa manière de cracher la phrase de ses petits poumons flétris, est à nul autre pareil – et que tout l’arc-en ciel des rapports humains macérait dans sa bouche malsaine comme nulle part ailleurs.

Car Dylan, ce n’est pas tant ce qu’il dit (et pourtant…) que comment il le dit, c’est l’ironie, la douceur, le cynisme, l’étonnement, la rage, tous ces sentiments qui passent et qui se mêlent dans sa musique pour raconter l’Amérique de la solitude et de la désillusion, pour raconter l’amour vache, l’amour cru, l’amour fou, jusqu’à ce portrait de la femme qu’il aime et qu’il pourrait décliner pendant des heures, à fourbir et à chanter des vers un peu trop beaux pour être honnête… Sad Eyed Lady, je l’ai mis cent fois avant de m’endormir, et la sale voix du père Bob, à peine enrouée, était encore là, dans le fond de mon crâne, pour me dire l’amour au moment du réveil…

Non, y’a rien au-dessus.

Michaël Perruchoud