Une intro lente au son lointain, comme si les musiciens s’étaient enfermés dans une cannette de Bud, on se demande bien pourquoi. C’est pour rappeler aux fans, peu nombreux, la fin d’un morceau figurant sur l’album précédent. Il s’agit là d’une trilogie doom sur les malheurs que peuvent provoquer l’immortalité, sans référence à un quelconque comédien strabique. Certaines personnes ont le temps de réfléchir à des thèmes vraiment importants. Mais nous n’allons pas nous pencher sur les textes. C’est pas grave. On parle de Heavy Metal, tout de même.
Tout à coup, ça démarre. Riff pesant, production pas géniale, mais ce n’est pas l’essentiel. Les harmonies arabisantes se lovent autour de l’auditeur et le compriment, comme un genre de boa. La voix de Robert Lowe, rauque, a quelque chose d’enfantin. Un changement de clé, un jeu à deux voix, c’est trop lourd pour être vraiment beau. Mais pourquoi donc ai-je choisi ce morceau ? Hein ?
Un break, on s’attend à inspirer, mais non. Retour sur ce couplet lourd, lourd, lourd… Pourtant mélodique. On se le coltine à nouveau. Et soudain, la guitare se fait plus claire, sur un enchaînement d’accords simples, et Robert Lowe chante Eternal de sa voix cristalline, dans une mélodie simple qui me fait me sentir m’envoler avec ses notes.
C’est ça qui me fait vibrer. Quelques secondes en suspension avec cette voix si triste et claire.
Puis, le solo en apparence le plus laid de l’histoire de ce genre musical. Mais après pas mal d’écoutes, je le trouve incroyablement bien trouvé, ce solo. Plein de détresse, tordu, oppressant.
Retour au couplet, et Robert s’envole à nouveau dans ce refrain extraordinaire.
Et là survient la perle de ce long monolithe musical : un thème simple autour duquel la deuxième guitare plante des atmosphères lourdes, et Robert Lowe, génial, qui de sa voix naïve et désenchantée s’interroge sur la vacuité de l’existence, dans une envolée que Folon n’aurait pas reniée au moment de mourir.
Fondu au noir : un visage apparaît progressivement dans la pénombre. Dorothée – déjà animatrice mais pas encore productrice d’émissions et chanteuse à succès – se réveille en entendant du bruit dans la chambre. “Qu’est‑ce que tu fais, Antoine?” Antoine, c’est Jean‑Pierre Léaud, alias Antoine Doinel depuis la sortie des Quatre Cents Coups de François Truffaut, il y a plus de vingt ans, en 1959. Dorothée, elle, n’a pas encore de prénom. Plus tard, elle s’appellera Sabine. Pour le moment, elle cherche à retenir son amant qui s’apprête à partir. Elle lui demande avec insistance de rester. “Viens”, lui dit‑elle d’une voix franche et malicieuse. Il décline l’invitation avec cette théâtralité qui lui est propre, ce bagou, cette gestuelle, si libres et singuliers. Alors, dès qu’il tourne le dos, dans sa chemise de nuit Snoopy rose, elle s’approche à pas de loup, éteint soudainement la lumière et lui saute dessus. Antoine crie et c’est à ce moment précis que le couple tombe dans l’obscurité de la pièce et que la musique du générique s’élève. L’Amour en fuite, c’est le titre de la chanson et c’est le titre du film qui s’imprime en lettres bleues à l’écran.
Ce qui m’a fasciné au début, ce n’est ni le film, ni la chanson, mais ce moment de bascule, de suspension, où l’image se dissout tandis que la voix de Souchon jaillit : “Caresses photographiées sur ma peau sensible…” Bien que la chanson revienne à la fin du film, dès que la cassette VHS se termine, je rembobine. Je veux absolument la réécouter à cet instant où, imprévisible, elle surgit. Truffaut ou Souchon? Difficile à dire si j’aime cette chanson à cause du film ou si j’aime le film à cause de cette chanson.
Pas de YouTube à l’époque. Je fouille dans les bacs de plusieurs magasins de disques, mais ne parviens pas à dénicher le CD. Je ne pousse toutefois pas plus loin les recherches. Le simple souvenir de la mélodie de ce morceau et des images du film suffit à me remplir d’exaltation. J’en parle souvent autour de moi, fais l’apologie des Doinel en évoquant systématiquement la scène d’ouverture du dernier film de la série. Je me souviens à peine des paroles mais, à l’époque, il y a bien quelque chose de cet ordre‑là : “Je ne laisserai jamais dire que ce n’est pas la plus belle chanson du monde.”
Un ou deux ans plus tard, mon frère débarque chez moi avec un triple best of d’Alain Souchon. J’essaie de garder mon calme, mais me jette vite sur la pochette pour étudier la liste des titres imprimée en caractères minuscules. Incroyable, L’Amour en fuite est là, CD 1, numéro 18! En la réécoutant, je ne pense plus au film de Truffaut. Cette fois‑ci, la chanson a son existence propre. Détachée d’Antoine Doinel et de Dorothée, elle déploie des images bien à elle. Et c’est justement ce qui m’éblouit.
“Toute ma vie, c’est courir après des choses qui sauvent”
Ce vers qui apparaît au dernier couplet me bouleverse. Je l’apprécie d’autant plus que ceux qui suivent, sont en comparaison absolument fades et dénués de profondeur. Ils n’ont pas cet éclat, cette justesse, cette épaisseur! Tous mes amis de l’université auront droit à une écoute quasi religieuse de ce morceau dans mon studio, avec mon doigt dirigé vers l’enceinte pour être sûr qu’ils ne ratent pas le bon moment : “Écoute… Tu vas voir, ce qu’il dit, c’est trop beau!” Malgré tout le chichi que je fais autour de cette chanson, celle‑ci ne fait pas toujours l’unanimité. Mes amis ont tendance à lui préférer Foule sentimentale, Le Baiser ou Allô Maman Bobo. C’est vrai qu’à y tendre l’oreille de plus près, les “Tu‑tu‑tu…” ne sont peut‑être pas très heureux et les violons ont tendance à s’emballer. Mais moi je n’ai pas peur des mélodies entraînantes et un peu mielleuses. Et il y a cette désinvolture, cette légèreté dans le refrain, et ce mouvement, cette précipitation mélancolique dans les couplets.
La mémoire molle, pas top comme titre, mais bon ce n’est que le début, j’ai à peine écrit 15 pages. Pour essayer de me mettre dans la peau de Kathrin dont le mari a disparu, j’écoute des chansons de Barbara et de Véronique Sanson qui traitent du thème de la rupture. Me viens l’idée de réécouter L’Amour en fuite qui parle elle aussi de séparation et même de divorce. Dès que j’entends “Toute ma vie, c’est courir après des choses qui sauvent”, je me dis ça y est, j’ai trouvé le titre de mon roman. Il s’appellera Les Choses qui sauvent! Pour qu’on comprenne l’allusion, il va de soi que je rendrai un véritable hommage à ce monument de la chanson française et que je citerai l’ensemble du couplet à l’origine du titre. Écoutée en boucle à l’époque et laissée un peu de côté ensuite, cette chanson revient de plus belle dans ma vie. Elle me donne du courage et de l’élan, rythme les pas de mes personnages.
Dans un café, nous apportons avec l’éditeur les toutes dernières retouches au manuscrit. Quand on arrive au passage dédié à L’Amour en fuite, je vois qu’une phrase est entourée sur son exemplaire. C’est là qu’il m’annonce d’un air désolé : “Il y a une erreur dans la citation : Souchon ne dit pas ‘les choses qui sauvent’ mais ‘les choses qui se sauvent’. Je le regarde avec un sourire en coin, persuadé qu’il se trompe. Je suis certain d’avoir contrôlé toutes les citations et tout particulièrement celle‑là. Je me connecte au WIFI du café et tape le titre dans Google. Wikipedia me renvoie au film de Truffaut. Je rajoute alors “Souchon” et plusieurs sites spécialisés dans les paroles de chanson me sont proposés. Et à chaque fois c’est pareil, au milieu de pubs improbables qui clignotent de tout côté, il est écrit : “les choses qui se sauvent”. Je tente une dernière chance en lançant le morceau sur mon ordinateur. Le son n’est pas très fort et comme il y a déjà de la musique dans le café, mon éditeur et moi tendons l’oreille vers la machine. On la repasse une deuxième, une troisième fois. Merde, Souchon traîne sur le “s” de “sauvent” comme s’il élidait un pronom réfléchi. Merde, je crois avoir entendu un “se”. L’éditeur a raison! Voilà des années que j’écoute cette chanson en boucle en entendant l’exact contraire de ce qu’elle dit! Je me mets à paniquer : comment vais‑je faire pour justifier mon titre à présent? Je ne comprends pas comment un tel malentendu a été possible pendant tant d’années! Ce vers que je trouvais si lumineux devient subitement ordinaire. “Les choses qui se sauvent”, cela ne peut en aucun cas faire un bon titre; ça manque d’audace, de mystère, c’est même carrément banal!
Je rentre à la maison, mon manuscrit sous le bras, sans savoir encore ce que je vais faire de mon titre. Voilà que je me retrouve comme un con à être l’auteur de mots que je croyais avoir empruntés à un autre. Mon imaginaire n’en a fait qu’à sa tête, il a voulu entendre ce qu’il voulait entendre. À y réfléchir deux fois, ce malentendu commence à me faire sourire et même, par certains aspects, à me plaire. J’y trouve une forme d’ironie féconde, comme si ce quiproquo n’était en fin de compte pas un hasard. Bien sûr que dans la vie “les choses se sauvent”, c’est le sujet même de mon roman. L’imprévisible, l’éphémère, la vacuité de l’existence… Tout fout le camp dans la vie de Kathrin, il n’y a pas de doute là‑dessus. Mais en même temps, si j’ai tant aimé ce vers, c’est justement parce qu’il retournait la question sous un autre angle, de manière subtile et clairvoyante. Quand tout fout le camp, qu’est‑ce qu’il reste? À quoi s’accroche‑t‑on? Qu’est‑ce qui nous donne la force de continuer? Il y a bel et bien des “choses qui sauvent”, j’en ai la conviction profonde. Alors tant pis pour le clin d’œil à la chanson, tant pis si des gens pensent qu’il s’agit d’un manuel de survie ou d’un précis de psychologie, il faut que j’assume ce titre pour lui‑même, sans justificatif, sans “intertexte” comment dirait l’ancien étudiant en lettres. À un moment donné, il faut laisser ses propres musiques, ses propres images se déployer.
Et aujourd’hui? Est‑ce que je peux encore affirmer avec le même lyrisme que cette chanson un peu fragile, un peu bancale, mais pleine de souffle et de liberté, est “la plus belle chanson du monde”? Oh oui, plus que jamais!