J’voudrais bien, mais j’peux point. Une chanson ? Douce que me chantait ma maman ? Une petite cantate que nous jouions autrefois ? Trois petites notes de musique qui vous font la nique du fond des souvenirs ?
Ah non mais vraiment, je ne sais pas choisir. C’est vraiment troublant, j’vous le fais pas dire.
Mais je ne peux pas, je ne sais pas et je reste plantée là. Et maintenant ? Que vais-je faire ? Peut-être que toutes les chansons racontent la même histoire, mais faut pas croire ce que disent les journaux. J’ai compris tous les mots, j’ai bien compris merci. Mais j’ai des doutes (sur le cimetière des éléphants) C’est peut-être un détail pour vous, mais pour moi ça veut dire beaucoup. J’ai des doutes (en ce qui concerne les insectes). Mais faut pas m’laisser plantée là, seule avec ces idées là.
Je sais pas. Et si … ?
J’ai un problème, je crois bien que je l’aime (cette chanson). Allez, ose, ose, redonne à la vie toutes ses couleurs. Je le sais, autour d’elle et moi le silence se fait, mais elle est ma préférence à moi.
Vous permettez, Monsieur, je vous le dis du bout des lèvres, ma plus belle histoire d’amour chanson c’est « Les gens qui doutent ». Et ça, j’en suis certaine !
J’aime les gens qui doutent Les gens qui trop écoutent Leur cœur se balancer J’aime les gens qui disent Et qui se contredisent Et sans se dénoncer
J’aime les gens qui tremblent Que parfois ils nous semblent Capables de juger J’aime les gens qui passent Moitié dans leurs godasses Et moitié à côté
J’aime leur petite chanson Même s’ils passent pour des cons
De vous à moi, vous m’avez eue, mon amour (de la chanson française).*
*Tous les mots de ce texte sont issus de chansons (enfin, je crois)
Y’a les chansons qui t’évoquent des souvenirs, qui frappent à la porte de ta mémoire, plus ou moins brusquement, viennent gratter dans le mille, dans la chair qu’on a froide et qui taillent sous la peau. Y’a ces chansons qui questionnent, qui dérangent, qui portent haut ta voix, ce que t’as en toi, qui mettent des mots, qui galvanisent, qui te font te sentir moins seul. Y’a ces vers que t’admires, que t’aurais aimé écrire, qui te laissent con tant ils disent tout en si peu, si bien, juste la substance, juste l’essence, et la mélodie qui fait sens.
Et puis y’a ces chansons qui ont tout, sublime alchimie qui te retourne, que tu prends dans la gueule, qui te filent le vertige, qui grattent tout et partout, qui creusent, qui transpercent, bien profond sous la peau, qui bouleversent. Cette chanson me bouleverse. Elle me traverse de part en part.
Toujours la même sensation entre la mâchoire et les omoplates, la même intensité, le même vide abyssal. Trop d’évocations. Trop de souvenirs. Trop de visions. Cette chanson me dépasse, elle me rend trop humain, bancal, au bord du précipice de la pensée.
Elle est sublime dans son sens infini. Parce qu’elle porte tant, tant de sens, tant d’enjeu, tant d’histoire, tant de questions. Dès ses premières notes de synthé qui déroutent. A chaque fois. Le même impact. Le même lourd frisson parti du haut du dos. Le même souffle court, les yeux noyés, le nœud dans la gorge, la bouche entrouverte. A chaque fois. C’est inscrit en moi.
Abderrahmane, Martin, David, et si le Ciel était vide ?
Boum ! K.O. d’entrée. Deux vers, et le poids colossal de millénaires ensanglantés sur les épaules, le poids gigantesque et indécent de millions de prières dans le vide, de millions de morts pour rien (ou pour le simple plaisir de zigouiller). Et si… Le simple fait de soulever la question. Qu’on s’est déjà posée mille fois, bien sûr, mais… Et si… Si bien posée. Et en écho toutes les fondations prêtent à s’effriter, toute cette culture qui nous a faits, dans laquelle on a baigné, qui nous a façonnés, qui nous façonne tous, jusqu’au plus athée.
Tout ça en équilibre. Et si…
Et ces images qui remontent à la tronche, ces souvenirs d’enfance, toutes ces processions, ces jolis cantiques (antidouleurs?), ces têtes inclinées… Toutes ces certitudes. Tous ces bréviaires. Et tous ces espoirs. Tout cet amour. Tout ce partage. Qu’on ait la foi ou qu’on ne l’ait pas, qu’on l’ait perdue ou jamais cherchée, ça nous façonne. Et si…
Tant d’angélus. Tant d’obscurantisme. Tant de peurs souhaitées. Tant de lâcheté. Tant d’œillères. Tant d’intégrisme. Tant de revolvers. Tant de troupeaux. Tant de textes bafoués. Tant de prophètes détournés. Tant d’œuvres anéanties. Tant de haine.
J’aime les historiens, qu’il me plait d’imaginer sondant des tonnes de bouquins pour retrouver le sens de l’Histoire. J’ai toujours en tête ces images baroques et oppressantes superbement dessinées par François Shuiteen, dans L’Archiviste (Les Cités obscures, Casterman).
Futile ou engagée, la chanson est parfois, souvent, témoin de notre temps, qui consigne en trois minutes trente un fait, une histoire, une tranche de vie, une ambiance, un état d’esprit.
Dans cent, deux cents ans, pour comprendre cette étrange charnière entre deux millénaires, les historiens gagneront du temps à écouter des chansons, sans doute en des supports que nous ne connaissons encore. Des chansons. Et notamment et surtout celles Alain Souchon.
Souchon, par des mots simples et bien ajustés, nous portraite comme personne, en individuel comme en collectif. Comme ce le fut avec Le bagad de Lann-Bihoué (1978) et ce vain espoir de gloire, de bonheur et de renommée : vous pensez, être musicien, au bagad de Lann-Bihoué, le rêve de toute une vie ! La vie est décidemment mal foutue qui le voit, loin de tout biniou et beaux costumes, surveillant dans un centre commercial : « Moi aussi j’en ai rêvé des rêves. Tant pis / Tu la voyais grande et c’est une toute petite vie / Tu la voyais pas comme ça, l’histoire : / Toi, t’étais tempête et rocher noir / Mais qui t’a cassé ta boule de cristal / Cassé tes envies, rendu banal ? / T’es moche en moustache, en laides sandales / T’es cloche en bancal, p’tit caporal de centre commercial. » Par bonheur on sait, depuis La ballade de Willy Brouillard de Renaud (1994) « qu’on peut mettre de la musique / sur la vie d’un flic. » De la cornemuse peut-être ?
Toutes petites vies… En 1993, Souchon ne nous chante pas autre chose. Il nous parle de nous, de ces Foules sentimentales que nous sommes, « attirées par les étoiles, les voiles / que des choses pas commerciales. » Toujours dans ces rêves qui nous portent, nous supportent, qui se cognent et se brisent face à la réalité. Le monde nous mène, nous malmène, nos vies tanguent, souvent brisées aux ressacs de l’existence. Nous ne sommes riens et nous raccrochons à de providentielles et dérisoires bouées. « On nous Claudia Schiffer / On nous Paul-Loup Sulitzer. » On nous donne la becquée, nous gobons. « Oh là là la vie en rose / Le rose qu’on nous propose… » Mais c’est bidon. « On nous fait croire / Que le bonheur c’est d’avoir / De l’avoir plein nos armoires / Dérision de nous, dérisoire. » A défaut de posséder nos vies, on nous invite à accumuler des biens, « d’avoir des quantités d’choses / Qui donnent envie d’autres choses. » On consomme avec frénésie pour combler le vide de nos vies.
La chanson de Souchon est désespérée, qui se cache derrière des voiles pudiques, sous l’extrême politesse de ses mots élégants. On se joue de nous, nous ne sommes rien. Nous nous réfugions dans une vie en rose, dans l’espoir bien mince de lendemains qui chantent, d’un ailleurs…
Alain Souchon nous tend un miroir. Cette Foule sentimentale, mille fois entendue, griffes tendres et riffs ingénieux, nous rappelle qui nous sommes, pas mieux, dans cet enfer du paraître, du consommer à tout prix. De, contre toute attente, cette Ultra moderne solitude.
Ça pourrait être pire. Car Et si en plus y’a personne…
Fondu au noir : un visage apparaît progressivement dans la pénombre. Dorothée – déjà animatrice mais pas encore productrice d’émissions et chanteuse à succès – se réveille en entendant du bruit dans la chambre. “Qu’est‑ce que tu fais, Antoine?” Antoine, c’est Jean‑Pierre Léaud, alias Antoine Doinel depuis la sortie des Quatre Cents Coups de François Truffaut, il y a plus de vingt ans, en 1959. Dorothée, elle, n’a pas encore de prénom. Plus tard, elle s’appellera Sabine. Pour le moment, elle cherche à retenir son amant qui s’apprête à partir. Elle lui demande avec insistance de rester. “Viens”, lui dit‑elle d’une voix franche et malicieuse. Il décline l’invitation avec cette théâtralité qui lui est propre, ce bagou, cette gestuelle, si libres et singuliers. Alors, dès qu’il tourne le dos, dans sa chemise de nuit Snoopy rose, elle s’approche à pas de loup, éteint soudainement la lumière et lui saute dessus. Antoine crie et c’est à ce moment précis que le couple tombe dans l’obscurité de la pièce et que la musique du générique s’élève. L’Amour en fuite, c’est le titre de la chanson et c’est le titre du film qui s’imprime en lettres bleues à l’écran.
Ce qui m’a fasciné au début, ce n’est ni le film, ni la chanson, mais ce moment de bascule, de suspension, où l’image se dissout tandis que la voix de Souchon jaillit : “Caresses photographiées sur ma peau sensible…” Bien que la chanson revienne à la fin du film, dès que la cassette VHS se termine, je rembobine. Je veux absolument la réécouter à cet instant où, imprévisible, elle surgit. Truffaut ou Souchon? Difficile à dire si j’aime cette chanson à cause du film ou si j’aime le film à cause de cette chanson.
Pas de YouTube à l’époque. Je fouille dans les bacs de plusieurs magasins de disques, mais ne parviens pas à dénicher le CD. Je ne pousse toutefois pas plus loin les recherches. Le simple souvenir de la mélodie de ce morceau et des images du film suffit à me remplir d’exaltation. J’en parle souvent autour de moi, fais l’apologie des Doinel en évoquant systématiquement la scène d’ouverture du dernier film de la série. Je me souviens à peine des paroles mais, à l’époque, il y a bien quelque chose de cet ordre‑là : “Je ne laisserai jamais dire que ce n’est pas la plus belle chanson du monde.”
Un ou deux ans plus tard, mon frère débarque chez moi avec un triple best of d’Alain Souchon. J’essaie de garder mon calme, mais me jette vite sur la pochette pour étudier la liste des titres imprimée en caractères minuscules. Incroyable, L’Amour en fuite est là, CD 1, numéro 18! En la réécoutant, je ne pense plus au film de Truffaut. Cette fois‑ci, la chanson a son existence propre. Détachée d’Antoine Doinel et de Dorothée, elle déploie des images bien à elle. Et c’est justement ce qui m’éblouit.
“Toute ma vie, c’est courir après des choses qui sauvent”
Ce vers qui apparaît au dernier couplet me bouleverse. Je l’apprécie d’autant plus que ceux qui suivent, sont en comparaison absolument fades et dénués de profondeur. Ils n’ont pas cet éclat, cette justesse, cette épaisseur! Tous mes amis de l’université auront droit à une écoute quasi religieuse de ce morceau dans mon studio, avec mon doigt dirigé vers l’enceinte pour être sûr qu’ils ne ratent pas le bon moment : “Écoute… Tu vas voir, ce qu’il dit, c’est trop beau!” Malgré tout le chichi que je fais autour de cette chanson, celle‑ci ne fait pas toujours l’unanimité. Mes amis ont tendance à lui préférer Foule sentimentale, Le Baiser ou Allô Maman Bobo. C’est vrai qu’à y tendre l’oreille de plus près, les “Tu‑tu‑tu…” ne sont peut‑être pas très heureux et les violons ont tendance à s’emballer. Mais moi je n’ai pas peur des mélodies entraînantes et un peu mielleuses. Et il y a cette désinvolture, cette légèreté dans le refrain, et ce mouvement, cette précipitation mélancolique dans les couplets.
La mémoire molle, pas top comme titre, mais bon ce n’est que le début, j’ai à peine écrit 15 pages. Pour essayer de me mettre dans la peau de Kathrin dont le mari a disparu, j’écoute des chansons de Barbara et de Véronique Sanson qui traitent du thème de la rupture. Me viens l’idée de réécouter L’Amour en fuite qui parle elle aussi de séparation et même de divorce. Dès que j’entends “Toute ma vie, c’est courir après des choses qui sauvent”, je me dis ça y est, j’ai trouvé le titre de mon roman. Il s’appellera Les Choses qui sauvent! Pour qu’on comprenne l’allusion, il va de soi que je rendrai un véritable hommage à ce monument de la chanson française et que je citerai l’ensemble du couplet à l’origine du titre. Écoutée en boucle à l’époque et laissée un peu de côté ensuite, cette chanson revient de plus belle dans ma vie. Elle me donne du courage et de l’élan, rythme les pas de mes personnages.
Dans un café, nous apportons avec l’éditeur les toutes dernières retouches au manuscrit. Quand on arrive au passage dédié à L’Amour en fuite, je vois qu’une phrase est entourée sur son exemplaire. C’est là qu’il m’annonce d’un air désolé : “Il y a une erreur dans la citation : Souchon ne dit pas ‘les choses qui sauvent’ mais ‘les choses qui se sauvent’. Je le regarde avec un sourire en coin, persuadé qu’il se trompe. Je suis certain d’avoir contrôlé toutes les citations et tout particulièrement celle‑là. Je me connecte au WIFI du café et tape le titre dans Google. Wikipedia me renvoie au film de Truffaut. Je rajoute alors “Souchon” et plusieurs sites spécialisés dans les paroles de chanson me sont proposés. Et à chaque fois c’est pareil, au milieu de pubs improbables qui clignotent de tout côté, il est écrit : “les choses qui se sauvent”. Je tente une dernière chance en lançant le morceau sur mon ordinateur. Le son n’est pas très fort et comme il y a déjà de la musique dans le café, mon éditeur et moi tendons l’oreille vers la machine. On la repasse une deuxième, une troisième fois. Merde, Souchon traîne sur le “s” de “sauvent” comme s’il élidait un pronom réfléchi. Merde, je crois avoir entendu un “se”. L’éditeur a raison! Voilà des années que j’écoute cette chanson en boucle en entendant l’exact contraire de ce qu’elle dit! Je me mets à paniquer : comment vais‑je faire pour justifier mon titre à présent? Je ne comprends pas comment un tel malentendu a été possible pendant tant d’années! Ce vers que je trouvais si lumineux devient subitement ordinaire. “Les choses qui se sauvent”, cela ne peut en aucun cas faire un bon titre; ça manque d’audace, de mystère, c’est même carrément banal!
Je rentre à la maison, mon manuscrit sous le bras, sans savoir encore ce que je vais faire de mon titre. Voilà que je me retrouve comme un con à être l’auteur de mots que je croyais avoir empruntés à un autre. Mon imaginaire n’en a fait qu’à sa tête, il a voulu entendre ce qu’il voulait entendre. À y réfléchir deux fois, ce malentendu commence à me faire sourire et même, par certains aspects, à me plaire. J’y trouve une forme d’ironie féconde, comme si ce quiproquo n’était en fin de compte pas un hasard. Bien sûr que dans la vie “les choses se sauvent”, c’est le sujet même de mon roman. L’imprévisible, l’éphémère, la vacuité de l’existence… Tout fout le camp dans la vie de Kathrin, il n’y a pas de doute là‑dessus. Mais en même temps, si j’ai tant aimé ce vers, c’est justement parce qu’il retournait la question sous un autre angle, de manière subtile et clairvoyante. Quand tout fout le camp, qu’est‑ce qu’il reste? À quoi s’accroche‑t‑on? Qu’est‑ce qui nous donne la force de continuer? Il y a bel et bien des “choses qui sauvent”, j’en ai la conviction profonde. Alors tant pis pour le clin d’œil à la chanson, tant pis si des gens pensent qu’il s’agit d’un manuel de survie ou d’un précis de psychologie, il faut que j’assume ce titre pour lui‑même, sans justificatif, sans “intertexte” comment dirait l’ancien étudiant en lettres. À un moment donné, il faut laisser ses propres musiques, ses propres images se déployer.
Et aujourd’hui? Est‑ce que je peux encore affirmer avec le même lyrisme que cette chanson un peu fragile, un peu bancale, mais pleine de souffle et de liberté, est “la plus belle chanson du monde”? Oh oui, plus que jamais!
Je ne sais pas quand, la première fois, j’ai entendu ce bijou, cette petite perle de chanson tombée du ciel dans les cordes d’un Souchon magicien.
Je n’ai pas d’histoire d’amour qui a fait son nid sur cette chanson, ni perdu de plumes de l’enfance, ni découvert un secret de la vie, rien vécu de particulier au rythme de ses mots.
Cette chanson n’a pas besoin d’anecdote pour être simplement la plus belle chanson du monde, elle se suffit à elle-même.
Moi, quand j’écoute cette chanson, j’aimerais rire et pleurer en même temps, boire un chocolat chaud emmêlée dans des bras tendres, et chuchoter avec Souchon que rien, rien, rien… rien ne vaut la vie.
Je ne sais pas quand, la première fois, j’ai entendu cette merveille, je sais que la prochaine fois n’est jamais bien loin…
Moi je dis, rien, rien, rien… rien ne vaut cette chanson.