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Suzanne – Leonard Cohen

C’est lui qui m’a fait découvrir cette chanson. Il en apprenait petit à petit des passages sur sa guitare douze cordes. Chaque jour, j’entendais quelques arpèges de plus. Je croyais qu’il les composait. Nous passions nos journées à encadrer les jeunes, et le soir venu, quand tous dormaient, il allait un moment dans sa chambre et j’entendais le scintillement, les perles mélancoliques, les roulis fluides. Un murmure aussi, le début d’une mélodie. Quand il revenait dans la salle de séjour où les moniteurs du camp étaient réunis, je n’osais pas lui demander. J’étais amoureuse déjà, je crois. Il me lançait des regards où se mélangeaient assurance et timidité. Nous nous entendions bien et faisions en sorte de nous occuper du même groupe pour les sorties. Les journées étaient merveilleuses, nous riions beaucoup.

Un soir, sa voix a doucement traversé la porte. Les mots en anglais étaient mystérieux pour celle qui ne les comprenait pas. La mélodie était triste, mais c’était une tristesse qui, alors, creusait un océan de profondeur dans mon bonheur naissant – dont un jour il ne resterait rien, qu’une brûlure. « Affreusement belle », ai-je d’ailleurs pensé. Une déchirure claire, une lente caresse de souffrance: déjà, cette ode me parlait de perte irrémédiable, de ciel brisé, d’une distance que rien ne réparera jamais.

J’ai osé: « Je t’ai entendu chanter, c’est toi qui l’as écrite? » Il m’a regardé avec de grands yeux affolés, surpris, pudiques: « Non ! Non! Si seulement… Tu connais Léonard Cohen? » – « Non. » – « C’est de lui… je te ferai écouter. Habituellement, je préfère jouer des trucs de blues, mais je suis tombé sur son disque récemment et j’avais envie d’apprendre ce morceau… On dirait une prière, un champ adressé à l’immensité, tu ne trouves pas? » – « Si, si, j’aime beaucoup. Je ne comprends pas les paroles, mais tu la chantes joliment… » Il a rougi, s’est perdu dans un silence confus. C’était la première fois qu’au lieu de courir à travers champs, l’attention tournée vers les superbes paysages, nous nous retrouvions juste les deux, au calme, échangeant ces impressions secrètes, intimes. J’avais deviné au premier regard que je lui plaisais, mais je commençais seulement à m’imaginer qu’il pouvait apprécier ma compagnie. Il ne parlait guère de lui. « C’est la chanson la plus tendre que je connaisse. On dirait la face cachée du blues, celle où les accords ne griffent pas, où les larmes, au lieu de rouler dans la poussière des visages, restent crochées aux cils, vacillantes, une croisée des routes où personne n’a vendu son âme au diable. C’est un blues sans violence, sans rudesse, un blues sans ces angles harmoniques aigus, ces solos qui te cassent les dents… Oui, un blues aux angles doux, aux voix de velours, aux guitares paisibles comme des chats qui ronronnent, un blues dont les mains ne savent que faire, et qui reste suspendu au milieu de la pensée… Je ne peux pas me l’expliquer, c’est comme une tristesse qui refuse le cri et te rentre dedans, reste coincée entre les murs de peau et te voyage dans le ventre, infiniment. J’ai la solitude qui s’engouffre par toutes les crevasses de l’âme quand je l’écoute. C’est bizarre, je ne devrais pas l’écouter alors, mais j’aime ça. J’aime l’opacité claire, la pénombre lumineuse où elle m’emporte, je me souviens de toutes les choses qui ont compté. Et parfois, elle m’aide à reconnaître celles qui comptent aujourd’hui. Tu vois? » – « Mh » – « Elle parle aussi de confiance, d’abandon. De pouvoir donner son cœur à quelqu’un sur une évidence… » Il me dira quelques semaines plus tard que c’était sa façon de m’avouer qu’il m’aimait, qu’il était tombé amoureux très vite et très fort, et que chacun de nos rires sous le grand ciel du jour ne faisait qu’aggraver son état, qu’il avait peur même s’il le cachait bien, et qu’il n’avait pas trouvé d’autre moyen d’épancher un peu ses sentiments.

Je n’ai jamais pu écouter Suzanne sans pleurer. Les images qui apparaissent, les souvenirs, l’humeur qui grandit d’un seul coup, comme une fleur émergeant du sol aux premières notes et s’épanouissant au bout de la dixième, tout me bouleverse. Quand je me suis retrouvée seule, abandonnée, toute confiance anéantie, j’ai eu besoin de comprendre les paroles. Ça ne m’a pas beaucoup avancée à vrai dire. Mais cette phrase me laisse dans un trouble qui ouvre à toutes les interrogations: « il a touché ton corps parfait de son esprit ». L’éther d’un corps et la carnation d’un esprit. Ce que, d’une façon, je suis devenue. Pourtant j’ai respiré, longtemps, assez longtemps pour aimer. Je n’ai de ma vie aimé qu’un seul homme, lui, et cette chanson est restée l’hymne d’une romance devenue vie de famille, tendre bonheur de vingt ans. Puis hymne d’une déchirure rassemblant toutes les déchirures, chant d’une tristesse qui n’a pas eu le temps de finir, de se résorber, d’éclore entourée de nouvelles confiances, de possibles abandons. Mon corps d’esprit a emporté ma pensée de chair, et je vibre désormais dans les ondes éternelles d’une chanson qui résonne aux quatre coins de la planète, au cœur des vivants.

J’aurais aimé écrire ce texte. Mais mon fils l’aura fait à ma place, et c’est peut-être ainsi que nous ne disparaissons pas totalement. Je me souviens de toutes les choses qui ont compté. Je ne crois pas qu’une chanson soit meilleure qu’une autre. Mais celle-ci, de toutes les fabrications musicales humaines, est souvent ma préférée, celle qui me fait vivre les émois les plus subtils et les plus violents; celle qui me rend le plus douloureusement heureuse, le plus délicatement triste; celle qui peut m’anéantir et me recomposer. Je ne sais plus ce que c’est que d’être vivante, mais j’ai rarement eu le sentiment de l’être autant qu’à ces quelques occasions: aimant mon homme, aimant mes enfants, et aimant cette chanson.

Boris Dunand

The Weeping Song – Nick Cave and the Bad Seeds

Mon premier contact avec Nick Cave date d’une nuit de 1987. Avec mon acné adolescente, ma chemise noire achetée chez Modia et mes baskets Migros négligemment détachées, j’allai ce soir-là au Prado de Bulle voir Les Ailes du désir, l’un des films cultes de Wim Wenders. J’en ressortis autre. Non pas tant parce que je fus bouleversé par l’histoire de ces anges névrosés qui hantent un Berlin si beau en noir et blanc. Non. Mon attention fut entièrement focalisée par l’apparition de ce chanteur hirsute, malingre et vacillant dans sa chemise rouge déboutonnée. Sur la scène d’un de ces bouges enfumés dont l’existence même m’était encore inconnue, Nick Cave semblait possédé par une force intérieure qui guidait chacun de ses mouvements. Comme on manipule une marionnette, ses bras bougeaient, déglingués. Son torse se brisait en deux, victime d’un invisible exorcisme. Indocile et furieux, il invectivait le public – «tell me why? why? why?» – dans une version ravagée de From Her To Eternity. J’en étais abasourdi. Je me souviens, dès ce choc initiatique, ne plus avoir rien compris à la fin du film. Mais, le matin, je me réveillai avec pour seul but de ressortir de chez Manudisc avec la cassette de la bande originale. La pauvre s’entortilla dans mon walkman des années plus tard.

Trois années d’études laborieuses et d’initiations aux choses de la vie m’ont fait rater la sortie de Tender Pray. Puis, en 1990, je suis retombé par hasard sur Nick Cave. Ou plutôt sur The Weeping Song. D’abord cette mélodie pernicieuse, au piano, puis au xylophone. Et la voix lancinante et profonde de ce «père» prodigue:

Go son, go down to the water
And see the women weeping there
Then go up into the mountains
The men, they are all weeping too.

Mes maigres notions d’anglais m’ont tout juste permis de traduire le sens de ce verbe servi à tous les couplets, comme une lente litanie. «Allez mon fils, descend à la rivière / Et vois les femmes qui pleurent là-bas / Puis monte dans les montagnes /Les hommes pleurent tous aussi…»

J’en restai sans voix. Sur mon tourne-disque, à chaque fois que l’aiguille terminait la face A de cet album The Good Son, je la repositionnais invariablement sur cette quatrième plage. Sans vraiment prendre la peine d’écouter les autres morsures venimeuses – The Ship Song ou Sorrow’s child – qui ne se révélèrent à moi que bien des années plus tard. J’étais investi de l’envie vaine de comprendre l’alchimie de cette chanson. De saisir pourquoi l’intensité de cette complainte m’atteignait directement dans l’estomac. Pourquoi tant de pleurs? Ce soir-là, au casque, je dus l’écouter une trentaine de fois. Seul dans ma chambre.

Je ne pouvais me détacher de la voix de Blixa Bargeld, ce guitariste brutal que je ne savais pas encore être aussi le chanteur d’Einstürzende Neubauten. Ni des réponses de ce fils spirituel, en quête d’une rédemption incertaine. «Oh then I’m so sorry, father / I never thought I hurt you so much.» (Dans ce cas, je suis désolé, papa / Je n’ai jamais pensé te faire autant mal.) Sur le coup, je ne saisissais pas bien le sens profond de la chanson, mais elle épousa mon spleen adolescent comme deux pièces de puzzle se promettent fidélité.

Je dus encore attendre une poignée d’années avant de goûter au véritable envoûtement angélique des Ailes du désir. La défloration eut lieu le 3 juin 1994, à la Grande salle de Vennes, la fameuse halle de gymnastique lausannoise convertie en grand-messe gothique. Avec mon pote Jack, on but le calice jusqu’à la lie. Ce soir-là, les Bad Seeds étaient le groupe le plus dangereux, le plus imprévisible, le plus rock’n’roll du monde. Je vécus sans doute une forme d’extase, comme ne peuvent en ressentir que des saintes ou des vierges.

Depuis ce moment-là, The Weeping Song est restée une compagne, une amie, une confidente. Elle m’a suivi en vinyle, en compact disc, en mp3. Elle a même survécu au jour où Blixa Bargeld a décidé de quitter les Bad Seeds pour se consacrer pleinement à son groupe. En concert, le xylophone a été avantageusement remplacé par la guitare rageuse de Mick Harvey. La voix du père s’est muée en sanglots longs du violon de Warren Ellis. Elle n’était plus tout à fait la même, mais elle restait entêtante, tout comme le souvenir de ce mal-être d’antan.

Puis, un soir de 2013, dans l’Australie natale de son géniteur, la «chanson des pleurs» connut une résurrection. Nick Cave fit monter sur scène Mark Lanegan – qui jouait alors en première partie – pour reprendre le rôle du père. Moment divin, précieusement partagé sur les réseaux sociaux. Mis à part Leonard Cohen, je n’imagine en effet personne d’autre à la mesure de cette chanson, une mélopée que je serais prêt à entendre à mon propre enterrement. Avec peut-être cette épitaphe: «No I won’t be weeping long» (Non, je ne pleurerai pas longtemps.)

Christophe Dutoit

Chelsea Hotel #2 – Leonard Cohen

En quittant le foyer familial, mon père a embarqué toute sa collection vinyle des Beatles (salaud !) ainsi que celle de Bob Marley (bravo !). Pour ma culture musicale, restait uniquement chez ma mère l’intégrale de Gérard Lenorman, de Michel Sardou et quelques autres encore que la société et moi-même avons soigneusement oubliés.

Persévère, cherche et tu trouveras. À force de feuilleter toutes ces pochettes cartonnées bien rangées, j’ai fini par hasard sur cet album. New Skin for the Old Ceremony. Album par ailleurs offert par mon père à ma mère. Une tartine de mots tendres est écrite sur le dos de la couverture mais, curieusement, ça ne me rebute pas. Première écoute et ce déclic qui changera à jamais ma perception de l’émotion musicale : « Le peu peut devenir énorme ». Alors que nous sommes en plein à la fin des années 80 (gloubi-boulga de synthés, de voix trafiquées, de mélodies passe-partout taillées pour la radio), une voix grave vient me caresser les tympans, voix accompagnée uniquement d’une guitare acoustique. Chelsea Hotel #2. J’y loue une chambre, je croise les habitués, celui qui a la garde des lieux m’a accueilli à bras ouverts.

L’envie de visiter New York en hiver. Mais à cette époque, ce ne sera pas New York, mais la Belgique.

Souvenirs : les bas-côtés d’une voie ferrée sur un chemin pédestre avec la rivière juste à côté. Bières belges à foison, trois amis. Et Leonard Cohen

Chelsea Hotel se transforme en auberge de jeunesse, en camping, en nuit étoilée selon nos errances mais toujours avec ce même accueil chaleureux.

« We are ugly but we have the music. »

Anecdote : Arena de Genève, concert de Monsieur Cohen. Hallelujah. Deux dames dans la rangée devant nous : « C’est sympa qu’il reprenne du Jeff Buckley… »

Anecdote 2 : je n’ai toujours pas visité New York.

Antony Weber

Famous Blue Raincoat – Leonard Cohen

On devrait pas avoir le droit d’écrire des trucs pareils. Pas avec cette voix, cette mélodie, cette pudeur crue qui met en lumière le sexe, la rage, l’impuissance, la solitude et les marches interminables dans la neige sale de New York, les mains enfoncées dans son imperméable. On est là dans le froid de décembre à entendre la musique étouffée sortant de quelques clubs de jazz, à faire et refaire le passé, dans l’espoir de changer l’histoire qui nous ruiné l’âme.

C’est un homme qui n’a pas su ôter la tristesse des yeux de sa femme et qui apprend à ne plus haïr celui qui y est arrivé, une nuit à jamais maudite. C’est la chanson d’une colère qui a dû régner en lui des années durant et qui, au fil du temps, a fini par s’éroder « I guess I miss you , I guess I forgive you », et la voix tombale de Cohen dit les êtres qui se savent bien petits, bien faibles face à leurs passions.

Mais au fond, on s’en fout, il n’y a pas besoin d’en connaître plus. Aux chiottes les explications de textes! On sait tous que l’amitié est profonde, que l’amour est perdu par essence et que tout se gâchis de nos vies nous colle les larmes aux yeux.

Ce n’est pas le thème, c’est la manière, c’est l’élégance du verbe et la sensualité de la voix, c’est la mélodie enfin qui vient faire vibrer des cordes tout au fond de nous, bien au-delà du sens. Ce début de refrain… Cette envolée « Yes, and Jane came by with a lock of your hair… » comme une décharge d’humanité, un truc qui te rend fier pour quelques secondes de faire partie de cette sinistre espèce. C’est la grâce des poète, celle de la musique, de donner ainsi envie de pleurer tout ce qu’il y a à pleurer dans cette vie, comme ça, d’un flot de larmes pur, un de ces chagrins heureux, une de ces douleurs qui vous feraient tendre la main aux pires de vos contemporains.

Elle cloue, cette chanson. On est là tout entier dans la dernière envolée, à se dire que rien ne pourrait être plus beau, et puis, quand la voix retombe, et murmure aux notes finissantes, son fameux « sincerely, L. Cohen », vient le coup de grâce.

Cette chanson n’est donc pas une imposture, c’est un vrai message de pardon, une main tendue au-delà des années à un rival de chair. Nous ne sommes plus des auditeurs, mais des confidents, des proches, des intimes. C’en est presque gênant. Et pourtant, c’est universel, c’est tellement l’histoire de Cohen que cela en devient la nôtre. Nous avons tous écrit cette lettre, à marcher dans le froid, avec trois tonnes d’amour déçu dans le paquetage, dans un New York à notre mesure, alors que l’hiver ne faisait que commencer.

Michaël Perruchoud