On devrait pas avoir le droit d’écrire des trucs pareils. Pas avec cette voix, cette mélodie, cette pudeur crue qui met en lumière le sexe, la rage, l’impuissance, la solitude et les marches interminables dans la neige sale de New York, les mains enfoncées dans son imperméable. On est là dans le froid de décembre à entendre la musique étouffée sortant de quelques clubs de jazz, à faire et refaire le passé, dans l’espoir de changer l’histoire qui nous ruiné l’âme.
C’est un homme qui n’a pas su ôter la tristesse des yeux de sa femme et qui apprend à ne plus haïr celui qui y est arrivé, une nuit à jamais maudite. C’est la chanson d’une colère qui a dû régner en lui des années durant et qui, au fil du temps, a fini par s’éroder « I guess I miss you , I guess I forgive you », et la voix tombale de Cohen dit les êtres qui se savent bien petits, bien faibles face à leurs passions.
Mais au fond, on s’en fout, il n’y a pas besoin d’en connaître plus. Aux chiottes les explications de textes! On sait tous que l’amitié est profonde, que l’amour est perdu par essence et que tout se gâchis de nos vies nous colle les larmes aux yeux.
Ce n’est pas le thème, c’est la manière, c’est l’élégance du verbe et la sensualité de la voix, c’est la mélodie enfin qui vient faire vibrer des cordes tout au fond de nous, bien au-delà du sens. Ce début de refrain… Cette envolée « Yes, and Jane came by with a lock of your hair… » comme une décharge d’humanité, un truc qui te rend fier pour quelques secondes de faire partie de cette sinistre espèce. C’est la grâce des poète, celle de la musique, de donner ainsi envie de pleurer tout ce qu’il y a à pleurer dans cette vie, comme ça, d’un flot de larmes pur, un de ces chagrins heureux, une de ces douleurs qui vous feraient tendre la main aux pires de vos contemporains.
Elle cloue, cette chanson. On est là tout entier dans la dernière envolée, à se dire que rien ne pourrait être plus beau, et puis, quand la voix retombe, et murmure aux notes finissantes, son fameux « sincerely, L. Cohen », vient le coup de grâce.
Cette chanson n’est donc pas une imposture, c’est un vrai message de pardon, une main tendue au-delà des années à un rival de chair. Nous ne sommes plus des auditeurs, mais des confidents, des proches, des intimes. C’en est presque gênant. Et pourtant, c’est universel, c’est tellement l’histoire de Cohen que cela en devient la nôtre. Nous avons tous écrit cette lettre, à marcher dans le froid, avec trois tonnes d’amour déçu dans le paquetage, dans un New York à notre mesure, alors que l’hiver ne faisait que commencer.
Michaël Perruchoud