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Somewhere over the Rainbow – Israel « Iz » Kamakawiwoʻole

J’ai onze ans et une jupe longue à petites fleurs violettes- Tu en as treize et une gouaille de supporter des Verts. C’est le grand soir de la boum, nous dansons un slow. Mes mains sur tes épaules, les tiennes sagement posées sur ma taille, cinquante centimètres nous séparent. Il neige sur le lac majeur. Pas de glace entre nous : quelques jours plus tôt, dans la grange étape où nous avons dormi après une randonnée à bicyclette, nous étions allongés dans le foin et avons fait tourner nos langues. Toute la colo sait que nous sommes amoureux. L’année prochaine, je te trouverais trop jeune.

J’ai treize ans. Les hormones en charivari mais je traîne dans le désert depuis beaucoup plus de 28 jours. Tu danses comme un dieu. Dans une quinzaine d’années tu épouseras ma meilleure amie. Tant pis.

J’ai quatorze ans, nous sommes en disco. Gilbert Montagnier en guest star, on s’en fout un peu, on s’embrasse passionnément. On va s’aimer, oui, mais pas longtemps. Premier chagrin d’amour.

Da da da. J’ai quinze ans. Première nuit sur la plage avant d’être chassés par la voirie. Les campings sont bondés. Deux Lyonnais ont aussi posé leurs sacs de couchage sur le sable, nous lions connaissance. Demain soir, nous irons danser, puis dans ta tente. Première nuit tout court, si longue. Tu as les yeux jaunes. Da da da. Nous ne nous reverrons qu’une fois, tu m’en voudras un peu.

Küss mich mein Liebling als wär‘s das letze mal. Quelques chansons passent dans ma vie. Une cantate, aussi.

J’ai seize ans. Il suffisait de presque rien peut-être dix années de moins… N’empêche, tu as fini par me dire je t’aime. Je pousse le bouchon un peu plus loin et m’installe chez toi. Une année ensemble tu m’en feras voir de toutes les couleurs, de toutes les mélodies, de toutes les saveurs. Tu bois trop, tu fumes trop, tu baises trop, mais tu m’apprends tout le répertoire de Reggianni et de Bobby Lapointe. Les soirées chez La Jeanne , lorsqu’elle ferme la porte du bistrot à clé, sort le jaja et les guitares, on est une dizaine à refaire le monde. Je te dois aujourd’hui le gratin de pommes de terre, le goût des soirées entre potes, l’art de repasser une chemise et celui de la caresse. Je te quitterai un soir où tu auras oublié mon train devant un ricard-

La Ricarde. J’ai dix-huit ans. On regardera passer les étoiles filantes assis devant le bloc II du camping. Let’s dance.

J’ai vingt-trois ans. Lady in red, mariée ivoire, rose en satin dans mes cheveux. Tu me donneras du fil à retordre et un enfant. L’un dans l’autre, je suis gagnante.

J’ai trente ans. Je deviens Aicha pour quelque temps, avant de rejoindre Göttingen, où il y a des gens que j’aime. Tu débarques alors dans ma vie, avec Manu Tchao et ZZtop. Pas de musique sur notre histoire, plutôt des chants d’oiseaux, pouillot véloce et pic noir. Et un petit chien, Quincampoix.

Je tombe alors sous le charme du Brésil et des neiges d’avril. Trop de perfection tue la perfection.

Après… Plusieurs chansons encore qui sont, chaque fois, les plus belles du monde. Nuits de canicule à Paris, tu joues All by myself sur ton piano, nu, gracieux et insomniaque. Nous mangeons des muffins et nous promenons sur Paris-Plage, les enfants s’ébattent dans les fontaines, le petit théâtre de quartier est une étuve, on s’évente en vain avec le programme. Les nuits sont moites et parfumées, tu m’intimides toute la journée mais la nuit je sais te parler.

Puis une année de zouk, collés-serrés, trop serrés sans doute, j’étouffe. Un peu de rock et d’électro. Quelques tangos, je cherche, un pas en avant deux pas en arrière. Tu pleures pour une autre sur mon épaule et sur Miossec . De jolies intros, quelques accords presque parfaits, à peine un couplet, deux ou trois fausses notes, je finirai bien par la trouver, ma plus belle chanson du monde, même s’il faut chercher encore, et plus loin.

Over the rainbow.

Quand tu seras dans mes bras – Lucienne Boyer

J’ai trouvé ce quarante-cinq tours dans un coffre poussiéreux du grenier de ma grand-mère. Et c’est certainement parce que je tombais dessus par hasard, que le hasard fait bien les choses et que les choses sont ce qu’elles sont que, cet après-midi-là, je tombais sur la plus belle chanson du monde.

Je ne connais rien d’elle et j’écoute. Lucienne Boyer. Il y a du kitch, du roulement de R, du parler surjoué. Je me surprends à aimer Lucienne Boyer comme on aime une table de camping-car en formica (et que ceux qui ne connaissent pas le camping s’en aillent rater leur vie ailleurs). Ça me fait monter aux yeux des souvenirs que je n’ai pas d’une époque que je n’ai jamais connu. Une sorte de tendresse en plastique m’envahit, une sorte de magnifique et fausse émotion. C’est de la tragédie. C’est trop, et c’est bien fait.

On fait semblant, on surjoue pour avoir un dernier câlin, une dernière caresse. C’est ridicule, et on joue tous à se donner cette excuse. On ferme les yeux. Elle appelle son poison, « viens me mentir encore ». Je l’appelle aussi, « tout s’effacera quand tu seras dans mes bras ». J’aime ce pathétique qui fait écho aux souffrances que l’on aime recevoir. Pour avoir été ces bras parfois, et surtout pour m’être perdu dedans, le temps d’une chanson.

Fermer les yeux, mettre toute sa force à essayer d’oublier l’avant et ne pas penser à l’après. Laisser juste trois minutes. Trois minutes entre deux mondes. On cherche à rêver, à dormir, à étendre ce temps. Il n’y a qu’une chanson pathétique et kitch qui puisse mettre en valeur cette incohérence superbe, cette beauté idiote, ce moment de merde de bêtise somptueuse. Alors laissez-moi mes trois minutes, qu’on les écoute jusqu’à leur dernière plainte, et qu’on n’ose pas mettre en question leur perfection, au moins jusqu’à la fin.

J’aurais voulu trouver ce quarante-cinq tours dans un coffre poussiéreux du grenier de ma grand-mère, ça aurait été parfait pour introduire la plus belle chanson du monde. Mais je l’ai trouvé par hasard sur YouTube. Quand on me demande, je raconte l’histoire du grenier. Viens me trahir encore.

Chelsea Hotel #2 – Leonard Cohen

En quittant le foyer familial, mon père a embarqué toute sa collection vinyle des Beatles (salaud !) ainsi que celle de Bob Marley (bravo !). Pour ma culture musicale, restait uniquement chez ma mère l’intégrale de Gérard Lenorman, de Michel Sardou et quelques autres encore que la société et moi-même avons soigneusement oubliés.

Persévère, cherche et tu trouveras. À force de feuilleter toutes ces pochettes cartonnées bien rangées, j’ai fini par hasard sur cet album. New Skin for the Old Ceremony. Album par ailleurs offert par mon père à ma mère. Une tartine de mots tendres est écrite sur le dos de la couverture mais, curieusement, ça ne me rebute pas. Première écoute et ce déclic qui changera à jamais ma perception de l’émotion musicale : « Le peu peut devenir énorme ». Alors que nous sommes en plein à la fin des années 80 (gloubi-boulga de synthés, de voix trafiquées, de mélodies passe-partout taillées pour la radio), une voix grave vient me caresser les tympans, voix accompagnée uniquement d’une guitare acoustique. Chelsea Hotel #2. J’y loue une chambre, je croise les habitués, celui qui a la garde des lieux m’a accueilli à bras ouverts.

L’envie de visiter New York en hiver. Mais à cette époque, ce ne sera pas New York, mais la Belgique.

Souvenirs : les bas-côtés d’une voie ferrée sur un chemin pédestre avec la rivière juste à côté. Bières belges à foison, trois amis. Et Leonard Cohen

Chelsea Hotel se transforme en auberge de jeunesse, en camping, en nuit étoilée selon nos errances mais toujours avec ce même accueil chaleureux.

« We are ugly but we have the music. »

Anecdote : Arena de Genève, concert de Monsieur Cohen. Hallelujah. Deux dames dans la rangée devant nous : « C’est sympa qu’il reprenne du Jeff Buckley… »

Anecdote 2 : je n’ai toujours pas visité New York.

Antony Weber