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Les Jours de bise – Tomas Grand

Je l’ai croisé au hasard de la vie genevoise dans un bistrot. Ça faisait longtemps qu’on ne s’était pas vus. Ses cheveux scintillent aussi un peu plus. C’est rassurant de voir que chez les autres aussi. Sa voix est toujours aussi chaleureuse et son sourire charmant.

“Ah bah ouais, t’as sorti un deuxième album, Kamikaze à plein temps c’est ça?” “Euh, non seulement à mi‑temps”, me dit‑il. Effectivement, kamikaze à plein temps, c’est usant.

Évidemment… en se croisant à une soirée Cousu Mouche, on en est venu à ce foutu bouquin Je ne laisserai jamais dire que ce n’est pas la plus belle chanson du monde. Ça m’a donné l’envie de faire une spéciale dédicace à cet artiste genevois qui mérite bien d’y figurer et dont j’écoute l’album Ça commence mal en boucle depuis deux jours pour choisir la plus belle chanson du monde.

Je me souvenais de cet album tendre, fragile, timide et plein de pointes d’humour… Ce qui me laisse croire qu’il doit beaucoup ressembler à Tomas. D’ailleurs, très difficile d’en choisir qu’une.

Il me fait rire avec son top model, avec sa voisine, ou encore avec sa noce.

Une beauté sans matières grasses :

C’est un cauchemar, une vraie série noire,
Dans le frigidaire, c’est vraiment pas la fête,
J’ai beau chercher, partout sous les courgettes,
Tout remuer, pas l’ombre d’une canette
(Mon top model)

Une relation de fenêtre :

Moi de ma fenêtre, toi de ta fenêtre,
On s’est quitté, toi de ta fenêtre,
Tu m’as, que s’est bête, laissé tomber
(De ta fenêtre)

Une mariée qui file à l’anglaise :

Et tu m’as laissé, il faut l’avouer,
Un peu mal à l’aise, devant le curé
(La noce)

Il est touchant, sensible, timide. Il ne sait pas comment l’aborder, il doit certainement rougir. Il est tendre, ce père qui aime sa famille. Un autre courageux n’a crainte de trois gouttes d’eau pour aller au fond du jardin.

Et pourquoi Les Jours de bise? Parce qu’ils coiffent ou décoiffent c’est selon. Parce que

Genève prend des airs de Pise,
Les jours de bise,
Elle se maquille,
Et m’embrasse,
Met son écharpe,
Et s’en va

Et ce sont‑là les bonnes raisons pour que je ne laisse jamais dire que ce n’est pas la plus belle chanson du monde.

 

Helena de Freitas

Cliquez ici pour écouter la chanson

Quand tu seras dans mes bras – Lucienne Boyer

J’ai trouvé ce quarante-cinq tours dans un coffre poussiéreux du grenier de ma grand-mère. Et c’est certainement parce que je tombais dessus par hasard, que le hasard fait bien les choses et que les choses sont ce qu’elles sont que, cet après-midi-là, je tombais sur la plus belle chanson du monde.

Je ne connais rien d’elle et j’écoute. Lucienne Boyer. Il y a du kitch, du roulement de R, du parler surjoué. Je me surprends à aimer Lucienne Boyer comme on aime une table de camping-car en formica (et que ceux qui ne connaissent pas le camping s’en aillent rater leur vie ailleurs). Ça me fait monter aux yeux des souvenirs que je n’ai pas d’une époque que je n’ai jamais connu. Une sorte de tendresse en plastique m’envahit, une sorte de magnifique et fausse émotion. C’est de la tragédie. C’est trop, et c’est bien fait.

On fait semblant, on surjoue pour avoir un dernier câlin, une dernière caresse. C’est ridicule, et on joue tous à se donner cette excuse. On ferme les yeux. Elle appelle son poison, « viens me mentir encore ». Je l’appelle aussi, « tout s’effacera quand tu seras dans mes bras ». J’aime ce pathétique qui fait écho aux souffrances que l’on aime recevoir. Pour avoir été ces bras parfois, et surtout pour m’être perdu dedans, le temps d’une chanson.

Fermer les yeux, mettre toute sa force à essayer d’oublier l’avant et ne pas penser à l’après. Laisser juste trois minutes. Trois minutes entre deux mondes. On cherche à rêver, à dormir, à étendre ce temps. Il n’y a qu’une chanson pathétique et kitch qui puisse mettre en valeur cette incohérence superbe, cette beauté idiote, ce moment de merde de bêtise somptueuse. Alors laissez-moi mes trois minutes, qu’on les écoute jusqu’à leur dernière plainte, et qu’on n’ose pas mettre en question leur perfection, au moins jusqu’à la fin.

J’aurais voulu trouver ce quarante-cinq tours dans un coffre poussiéreux du grenier de ma grand-mère, ça aurait été parfait pour introduire la plus belle chanson du monde. Mais je l’ai trouvé par hasard sur YouTube. Quand on me demande, je raconte l’histoire du grenier. Viens me trahir encore.

Sad Eyed Lady of the Lowlands – Bob Dylan

Cette chanson, je l’ai écoutée presque par hasard, parce que je n’allais jamais au bout de l’album, parce que Visions of Johanna, I Want You, ou encore Absolutely Sweet Mary, attiraient irrésistiblement mon index sur la fonction repeat, que je me gorgeais de ces mélodies qui me mettaient dans les cordes à chaque fois; je n’arrivais pas à me convaincre qu’un album puisse être aussi beau. J’étais tombé raide dingue, un de ces coups de cœurs artistiques qui n’arrive que deux ou trois fois dans une vie.

Je ne savais pas encore que Blonde on Blonde était l’absolu de maître Bob, que Sad Eyed Lady of the Lowlands constituait l’un des sujets préférés des snobs et des exégètes de l’artiste avec un grand A; qu’on écrirait sur le sujet un nombre incalculables d’articles plus ou moins pompeux et trop pétris d’admiration obligée pour être honnête. Non, je ne savais rien, sauf que ces chansons-là m’arrivaient droit dans la gueule avec leur air revêche et leur mélodie de guingois… Petit poisson dans les filets de mister Bob.

Le nom de Dylan, je l’avais entendu bien sûr, mais je ne lui associais pas grand-chose, sinon peut-être Blowin in the Wind, que je considérais déjà comme une bluette boy-scout dénuée d’intérêt. Mais j’étais vierge du pape de la folk, de sa légende et de ses contradictions, ce jeudi soir de 1990, alors que j’allumais la télé.

Car, messieurs-dames, j’ai connu Bob Dylan grâce à James Coburn, le plus grand acteur du monde, le plus charmeur, le plus classe, le plus fin, le plus talentueux, celui qui étale Marlon Brando aussi sûr que Bernard Blier atomise Alain Delon, celui auquel je voue une juste passion depuis mes treize ans et le premier visionnement d’Il était une fois la Révolution. Coburn passait donc à la télé, dans un film intitulé Pat Garrett & Billy the Kid, que je comptais bien enregistrer sur le vieil appareil VHS familial.

Impossible de programmer un enregistrement, ou alors je ne savais pas comment faire… Enfin bref, j’avais interrompu mes révisions de comptabilité sur le coup des 22 h 30 pour enclencher ce fichu magnéto. Et là, la claque… La première scène, cette guitare, ce son. Je suis resté là, collé devant l’écran, autant pour la beauté des images de Peckinpah que pour cette musique qui me remuait l’âme. Coburn, Kristofferson, Dylan réunis pour une ronde crépusculaire qui doit constituer l’un des trois plus beaux westerns de l’histoire du cinéma. Que les ineptes critiques qui ne s’en sont pas encore rendu compte meurent les yeux grands ouverts, je ne peux rien pour eux !

Le film terminé, j’ai rembobiné, regardé à nouveau. Cette nuit-là, j’ai découvert Bob Dylan, et je me suis préparé un beau gadin en comptabilité. L’épreuve bâclée, j’ai foncé m’acheter le disque. La bande son de Pat Garrett & Billy the Kid n’était pas disponible, il n’y avait qu’un sordide best of (laissez-moi vomir sur cette invention immonde) et Blonde on Blonde. Je me suis donc saisi de ce disque qui allait devenir l’un de mes plus fidèles compagnons.

Je me dois de remercier le hasard, ou alors l’indigence des rayons de Citydisc : Parmi trente et quelques albums du maître, et un bon tiers de sombres étrons musicaux, j’étais tombé sur la plus belle perle (oui, avec Blood on the Tracks, The Basement Tapes, Desire, Time Out of Mind, Bob, merde, que de sommets pour un seul homme !), une succession de morceaux invraisemblables, une overdose de vers définitifs, et tout au bout du disque, lorsque l’oreille semblait définitivement repue… Sad Eyed Lady of the Lowlands.

Je ne savais pas non plus qu’il s’agissait du premier double album de l’histoire du rock, que cette invraisemblable ode amoureuse de près de douze minutes s’étendait sur une face entière du vinyle. Mais, il ne fallait pas me la raconter, j’avais déjà compris que Dylan n’avait été protest singer que pour la blague, que pour séduire les filles à Greenwich Village (le mot Viet Nam n’est jamais prononcé au fil de ses presque mille chansons), qu’il était un amoureux du mot et de sa prononciation – car sa manière de cracher la phrase de ses petits poumons flétris, est à nul autre pareil – et que tout l’arc-en ciel des rapports humains macérait dans sa bouche malsaine comme nulle part ailleurs.

Car Dylan, ce n’est pas tant ce qu’il dit (et pourtant…) que comment il le dit, c’est l’ironie, la douceur, le cynisme, l’étonnement, la rage, tous ces sentiments qui passent et qui se mêlent dans sa musique pour raconter l’Amérique de la solitude et de la désillusion, pour raconter l’amour vache, l’amour cru, l’amour fou, jusqu’à ce portrait de la femme qu’il aime et qu’il pourrait décliner pendant des heures, à fourbir et à chanter des vers un peu trop beaux pour être honnête… Sad Eyed Lady, je l’ai mis cent fois avant de m’endormir, et la sale voix du père Bob, à peine enrouée, était encore là, dans le fond de mon crâne, pour me dire l’amour au moment du réveil…

Non, y’a rien au-dessus.

Michaël Perruchoud