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Time – Pink Floyd

C’est une grande pochette noire. Car à vrai dire la beauté ne m’intéresse pas. On s’en passe on s’en lasse puis l’on trépasse. Il fallait donc autre chose, une pulsation existentielle.
Pour cela convoquer de vieilles lunes. Un passéisme dont je me serais bien passé : je n’ai pas demandé à voir le jour en même temps qu’Internet, à grandir dans ce siècle intangible. Le millénaire de nos héros d’hier était encore fait de matière. Dans le marbre de leur temps ils ont creusé de profonds sillons où l’on s’encouble toujours. Notre modernité est un miroir lisse, le vertige est donc précieux… La chose est entendue, honneur aux décatis !

C’est une grande pochette noire ornée d’un prisme. Bien sûr cela n’est pas de mon âge, je voue à ces étoiles pâlies une admiration de substitution. Et je les entends déjà, ces idolâtres à mémoire vive. Il y en aura toujours un pour vous faire le récit transpirant d’un concert mythique auquel vous n’auriez pu assister faute d’être né à temps. Puis d’autres pour traîner le pas sur le walk of fame de leurs souvenirs, vous déblatérer un récital de hauts faits, un festival de grands noms comme si cela avait de l’importance. Cela n’en a aucune. Qu’ils aillent se faire voir. L’encyclopédisme est l’acouphène du savoir. Le savoir est l’orgueil des bouchés. L’âme sait écouter ce que l’esprit ne fait qu’entendre.

C’est une grande pochette noire ornée d’un prisme ouvrant la lumière. Pink Floyd, donc. Dark Side of the Moon. J’ai acheté le vinyle sans même avoir de platine. L’idée du son couché dans les replis de la matière noire me suffit. Parfois je place le disque au flanc d’une lueur, je devine les morceaux dans les tressaillements microscopiques du relief – une écoute en creux.
Alors on voit ce morceau, Time, son introduction défigure le sillon. Un tintamarre d’antiquaire, querelle de clochers qui vous hachurent l’oreille en folles sonnailles. Cela aura fini par me réveiller de l’adolescence, sonner le glas de mon insouciance.
Mon enfance pourtant était joyeuse et pluvieuse, en cela si banale qu’il n’y aurait rien à en écrire. Mais viennent ensuite ces mots que l’on croit apercevoir au creux du même sillon : «And then one day you find ten years have got behind you». La lune bat la cadence et le temps s’enfuit. A force de tuer ce compagnon infini, il finira par foutre le camp. Brutale vérité. Il était l’heure de se mettre en route.

C’est une grande pochette noire ornée d’un prisme ouvrant la lumière en arc-en-ciel. L’éblouissement pourtant est à venir, on aimerait pouvoir encore glisser l’ongle dans la commissure de ces lèvres circulaires et minuscules pour entendre le solo dans nos mains. Vingt-quatre mesures d’une telle pureté mélodique que le courage nous vint de prendre aussi une guitare. De lancer le plectre contre des cordes ici presque vocales d’où sort ce chant d’une invraisemblable évidence. Un son ample comme le paysage de la nuit. En point de fuite, ce bend tendu jusqu’au si où vient sourdre une hargne distordue. On la devinait capable d’ouvrir le ciel pour en défigurer toute face cachée.

La beauté n’est qu’un linceul blanc posé sur la vérité. J’y trouve parfois le courage d’exister un peu. Alors je remets le disque dans sa grande pochette noire ornée d’un prisme ouvrant la lumière en arc-en-ciel. Un jour j’achèterai une platine. Il y a un temps pour tout.

Thierry Raboud

Sad Eyed Lady of the Lowlands – Bob Dylan

Cette chanson, je l’ai écoutée presque par hasard, parce que je n’allais jamais au bout de l’album, parce que Visions of Johanna, I Want You, ou encore Absolutely Sweet Mary, attiraient irrésistiblement mon index sur la fonction repeat, que je me gorgeais de ces mélodies qui me mettaient dans les cordes à chaque fois; je n’arrivais pas à me convaincre qu’un album puisse être aussi beau. J’étais tombé raide dingue, un de ces coups de cœurs artistiques qui n’arrive que deux ou trois fois dans une vie.

Je ne savais pas encore que Blonde on Blonde était l’absolu de maître Bob, que Sad Eyed Lady of the Lowlands constituait l’un des sujets préférés des snobs et des exégètes de l’artiste avec un grand A; qu’on écrirait sur le sujet un nombre incalculables d’articles plus ou moins pompeux et trop pétris d’admiration obligée pour être honnête. Non, je ne savais rien, sauf que ces chansons-là m’arrivaient droit dans la gueule avec leur air revêche et leur mélodie de guingois… Petit poisson dans les filets de mister Bob.

Le nom de Dylan, je l’avais entendu bien sûr, mais je ne lui associais pas grand-chose, sinon peut-être Blowin in the Wind, que je considérais déjà comme une bluette boy-scout dénuée d’intérêt. Mais j’étais vierge du pape de la folk, de sa légende et de ses contradictions, ce jeudi soir de 1990, alors que j’allumais la télé.

Car, messieurs-dames, j’ai connu Bob Dylan grâce à James Coburn, le plus grand acteur du monde, le plus charmeur, le plus classe, le plus fin, le plus talentueux, celui qui étale Marlon Brando aussi sûr que Bernard Blier atomise Alain Delon, celui auquel je voue une juste passion depuis mes treize ans et le premier visionnement d’Il était une fois la Révolution. Coburn passait donc à la télé, dans un film intitulé Pat Garrett & Billy the Kid, que je comptais bien enregistrer sur le vieil appareil VHS familial.

Impossible de programmer un enregistrement, ou alors je ne savais pas comment faire… Enfin bref, j’avais interrompu mes révisions de comptabilité sur le coup des 22 h 30 pour enclencher ce fichu magnéto. Et là, la claque… La première scène, cette guitare, ce son. Je suis resté là, collé devant l’écran, autant pour la beauté des images de Peckinpah que pour cette musique qui me remuait l’âme. Coburn, Kristofferson, Dylan réunis pour une ronde crépusculaire qui doit constituer l’un des trois plus beaux westerns de l’histoire du cinéma. Que les ineptes critiques qui ne s’en sont pas encore rendu compte meurent les yeux grands ouverts, je ne peux rien pour eux !

Le film terminé, j’ai rembobiné, regardé à nouveau. Cette nuit-là, j’ai découvert Bob Dylan, et je me suis préparé un beau gadin en comptabilité. L’épreuve bâclée, j’ai foncé m’acheter le disque. La bande son de Pat Garrett & Billy the Kid n’était pas disponible, il n’y avait qu’un sordide best of (laissez-moi vomir sur cette invention immonde) et Blonde on Blonde. Je me suis donc saisi de ce disque qui allait devenir l’un de mes plus fidèles compagnons.

Je me dois de remercier le hasard, ou alors l’indigence des rayons de Citydisc : Parmi trente et quelques albums du maître, et un bon tiers de sombres étrons musicaux, j’étais tombé sur la plus belle perle (oui, avec Blood on the Tracks, The Basement Tapes, Desire, Time Out of Mind, Bob, merde, que de sommets pour un seul homme !), une succession de morceaux invraisemblables, une overdose de vers définitifs, et tout au bout du disque, lorsque l’oreille semblait définitivement repue… Sad Eyed Lady of the Lowlands.

Je ne savais pas non plus qu’il s’agissait du premier double album de l’histoire du rock, que cette invraisemblable ode amoureuse de près de douze minutes s’étendait sur une face entière du vinyle. Mais, il ne fallait pas me la raconter, j’avais déjà compris que Dylan n’avait été protest singer que pour la blague, que pour séduire les filles à Greenwich Village (le mot Viet Nam n’est jamais prononcé au fil de ses presque mille chansons), qu’il était un amoureux du mot et de sa prononciation – car sa manière de cracher la phrase de ses petits poumons flétris, est à nul autre pareil – et que tout l’arc-en ciel des rapports humains macérait dans sa bouche malsaine comme nulle part ailleurs.

Car Dylan, ce n’est pas tant ce qu’il dit (et pourtant…) que comment il le dit, c’est l’ironie, la douceur, le cynisme, l’étonnement, la rage, tous ces sentiments qui passent et qui se mêlent dans sa musique pour raconter l’Amérique de la solitude et de la désillusion, pour raconter l’amour vache, l’amour cru, l’amour fou, jusqu’à ce portrait de la femme qu’il aime et qu’il pourrait décliner pendant des heures, à fourbir et à chanter des vers un peu trop beaux pour être honnête… Sad Eyed Lady, je l’ai mis cent fois avant de m’endormir, et la sale voix du père Bob, à peine enrouée, était encore là, dans le fond de mon crâne, pour me dire l’amour au moment du réveil…

Non, y’a rien au-dessus.

Michaël Perruchoud