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Mon papa – Sarcloret

Un jour, mon papa a eu une saloperie. Tout de suite m’est venu à l’esprit ce «j’pensais pas que j’aimais mon papa au point d’écrire une chanson tendre, / pour lui dire que ça peut attendre /, qu’il peut partir une autre fois…» Le refrain le plus émouvant du monde. Le plus sincère, le plus simple, le plus beau. Ce jour-là, je vous jure que c’est vrai, j’ai croisé «dans les couloirs de l’hôpital / un ami, fils d’un autre père / d’un autre monsieur qu’on opère…»

Et puis mon papa s’est remis, il partira une autre fois. «Je venais pour le voir guérir / à peu près deux fois par semaine…» Et puis l’ami, «fils d’un autre père», est mort. «Il n’y a rien à faire, rien à lutter», comme chante Sarclo sur une autre de ses merveilles. De ses nombreuses merveilles. Parce que, sous ses airs de «je m’en fous, de toute façon personne n’écoute mes chansons et donc personne ne sait qu’elles sont vachement mieux que celles des autres», ce foutu chantiste les a multipliées, les merveilles. Vous avez déjà écouté Pleurer dans tes bras ? Et Du brun ? Et La fille qui nous sert à bouffer ?

Et puis Mon papa, donc. À une époque – peut-être est-ce toujours le cas –, Sarclo concluait souvent ses concerts par cette chanson. C’était un signe : on savait qu’il serait inutile d’insister, parce qu’après ce sommet de tendresse pudique, il n’y a plus rien à dire. «Par un matin de mal de chien…»

Une guitare et des mots simples, des mots sincères, des mots vrais. Des mots qui me fichent à chaque fois la pidouille, comme on dit chez nous. Des mots qui me tirent les larmes. De combien de chansons peut-on en dire autant ? Tout à coup, Sarclo le provocateur rigolo s’efface pour se dévoiler sans fard. Et on a envie de l’embrasser pour avoir su trouver les mots qu’on ne peut pas dire. Parce que l’amour pour son père, ça ne se dit pas, par chez nous.

Un jour, Renaud a déclaré que Sarclo était la plus belle invention suisse depuis les trous dans le gruyère. Personne n’a pensé à lui dire qu’il se trompait : il n’y a pas de trous dans le gruyère. On peut donc en conclure que Sarclo est la plus belle invention suisse, et puis c’est tout.

Éric Bulliard

Neon Orange Glimmer Song – The Mountain Goats

Qui dira à quel point la recherche du beau son peut édulcorer une chanson, la vider de sa moelle, pour la laisser pomponnée, lissée, aérée, prête à passer en radio, mais également molle, normée, rivée sur le bon tempo, amputée de l’émotion, la vraie, celle qui naît de la faille et pas de l’artifice?

Les producteurs, les bidouilleurs de la note juste, sont sans doute des spécialistes indépassables de l’ouïe, mais pour ce qui concerne l’âme, je serais plus circonspect, parce que voilà, j’aime quand ça racle, que ça sorte des tripes, que j’entende les doigts sur la guitare, et que la voix qui me parle ne me semble pas sortir d’un tuyau de salle de bains, avec l’odeur de javel en prime.

Musique viscérale, je dis, ça comprend le Nick Cave des débuts, Howe Gelb et sa bande de potes et bien sûr, ce songwriter mésestimé, John Darnielle, qui, sous le nom de The Mountain Goats, balance de grands seaux de vigoureux désespoir à la face du monde.

Depuis Tallahassee, les Mountain Goats font dans l’écoutable. Un label, des génies des consoles se débrouillent pour cadrer le monstre afin de lui trouver un public. Le sens de la mélodie est toujours là, l’ensemble est plus beau, mieux équilibré, c’est évidemment par là que l’on se doit de commencer lorsqu’on veut faire connaître le bonhomme sans effaroucher l’auditoire. Faut bien qu’il vive ce garçon, qu’il sonne avec son temps, faut bien que les voisins que j’invite pour l’apéro puissent tâter de ma discothèque sans me prendre pour un curieux masochiste de la chose chantée

Mais désolé, les premières galettes des Mountain Goats, comme Full Force Galesburg et Sweden sont définitivement au-dessus de ça, parce que Darnielle gueule ce qui lui ronge le ventre, parce qu’on devine l’essoufflement, la voix prête à casser, parce qu’il se détruit une phalange par minute sur sa guitare à frapper les cordes comme un sourd.

J’ai une tendresse absolue pour Sweden, parce que Darnielle y aligne des morceaux passablement désespérés, parce que l’essentiel paraît anodin, parce qu’on ne s’attarde pas des plombes à s’inventer des ponts pour faire joli. C’est brut et inspiré, et c’est livré sans dorures.

Parmi ce ramassis de merveilles, ce dépotoir poétique, je me suis arrêté à jamais sur la chanson seize, Neon Orange Glimmer Song, et ce refrain braillé I am a monster… I can’t believe the thing I’ve done... C’est de guingois, c’est pourri, la guitare attaque trois fois trop fort et les chœurs sont dangereusement branlants… Mais qu’est-ce que c’est bon!

Le génie vient des tripes, pas de la console!

Michaël Perruchoud

Perlimpinpin – Barbara

J’ai toujours voulu « Être femme qui chante », qui écrit, qui raconte. Puis, à l’écoute de cette chanson, j’ai rêvé de la force de Barbara : celle de pouvoir dénoncer nos incohérences, notre orgueil, notre vanité, notre hypocrisie…

Par amour. Sans haine.

Savoir simplement se départir de toutes les richesses, être riche du chemin à gravir, et de toute sa tendresse, de la beauté des choses, de la vie dont on dispose.

Au nom de qui, pour combien, contre quoi, prenons nous pour ennemi l’innocence impudique de l’amour ?

Au nom de quoi perdons-nous le goût de la paix et des rêves ? L’envie d’oser, de vivre pleinement de ses doutes et de sentir sa propre sève.

Barbara dénonce, nous offre son uppercut puis nous allège en une valse de manège fantastique où l’on ressent toute la passion pour ce monde, cette envie d’y vivre, passionnément, en paix avec l’enfant qui est en nous, qui en en l’autre.

Cette chanson est un appel à la lutte pour moi.

À aimer, à être ivre des autres, de la vie.

À se battre pour elle. Mais avec tendresse. Avec ivresse.

Céline Dumas

Quand tu seras dans mes bras – Lucienne Boyer

J’ai trouvé ce quarante-cinq tours dans un coffre poussiéreux du grenier de ma grand-mère. Et c’est certainement parce que je tombais dessus par hasard, que le hasard fait bien les choses et que les choses sont ce qu’elles sont que, cet après-midi-là, je tombais sur la plus belle chanson du monde.

Je ne connais rien d’elle et j’écoute. Lucienne Boyer. Il y a du kitch, du roulement de R, du parler surjoué. Je me surprends à aimer Lucienne Boyer comme on aime une table de camping-car en formica (et que ceux qui ne connaissent pas le camping s’en aillent rater leur vie ailleurs). Ça me fait monter aux yeux des souvenirs que je n’ai pas d’une époque que je n’ai jamais connu. Une sorte de tendresse en plastique m’envahit, une sorte de magnifique et fausse émotion. C’est de la tragédie. C’est trop, et c’est bien fait.

On fait semblant, on surjoue pour avoir un dernier câlin, une dernière caresse. C’est ridicule, et on joue tous à se donner cette excuse. On ferme les yeux. Elle appelle son poison, « viens me mentir encore ». Je l’appelle aussi, « tout s’effacera quand tu seras dans mes bras ». J’aime ce pathétique qui fait écho aux souffrances que l’on aime recevoir. Pour avoir été ces bras parfois, et surtout pour m’être perdu dedans, le temps d’une chanson.

Fermer les yeux, mettre toute sa force à essayer d’oublier l’avant et ne pas penser à l’après. Laisser juste trois minutes. Trois minutes entre deux mondes. On cherche à rêver, à dormir, à étendre ce temps. Il n’y a qu’une chanson pathétique et kitch qui puisse mettre en valeur cette incohérence superbe, cette beauté idiote, ce moment de merde de bêtise somptueuse. Alors laissez-moi mes trois minutes, qu’on les écoute jusqu’à leur dernière plainte, et qu’on n’ose pas mettre en question leur perfection, au moins jusqu’à la fin.

J’aurais voulu trouver ce quarante-cinq tours dans un coffre poussiéreux du grenier de ma grand-mère, ça aurait été parfait pour introduire la plus belle chanson du monde. Mais je l’ai trouvé par hasard sur YouTube. Quand on me demande, je raconte l’histoire du grenier. Viens me trahir encore.

Manu – Renaud

J’avais quoi ? Onze ou douze ans, il me semble. Et puis quatorze, dix-sept… « On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans », paraît-il. Parfois si : Renaud, c’était sérieux.

Disons douze ans, donc, ce jour où mon père a lâché : « C’est lui, Renaud. » Sur l’écran, un gars en perfecto et longs cheveux. Je ne sais plus ce qu’il a chanté, mais dès le lendemain, j’ai voulu une cassette, puis une autre. J’ai tout appris par cœur, les cinq albums, de Camarade bourgeois à À quelle heure on arrive, en passant par Laisse béton, Marche à l’ombre, Les Charognards, La Tire à Dédé et des trucs improbables comme La Java sans joie ou Jojo le démago. Tout par cœur, à fond dans le walkman Sony, le blanc. Pas encore Dès que le vent soufflera ni Mistral gagnant, ça viendrait plus tard.

Au sommet, il y avait Manu. Le mec qui a des larmes plein sa bière. Comment dire ce choc ? Quelque chose comme la poésie qui m’éclatait à la gueule. Deux mots, « larmes » et « bière », pour créer un univers. Un bistrot enfumé, un type tatoué qui pleure, et l’autre, maladroit, qui essaie de lui remonter le moral en expliquant qu’une gonzesse de perdue, c’est dix copains qui reviennent. Va consoler quelqu’un avec ça…

Il disait « gonzesse », il disait « j’me fais chier », « ton grand cœur de grand con »… Je découvrais que la poésie pouvait naître de ces mots qu’on n’osait pas écrire dans les rédactions. Je comprenais que je serais toujours plus ému par un apache qui chiale dans sa chope que par le gentil garçon qui a « puisé à l’encre de tes yeux ». J’avais envie de taper sur l’épaule de tous les Manu que je ne tarderais pas à croiser dans les bistrots, leur dire qu’« on est des loups, faits pour vivre en bande ». Leur répéter les mots de tendresse, de douleur et d’amitié qui emplissaient ces 2 minutes 42 dont je ne me lassais jamais. Je voulais que le monde entier comprenne que tout est là, dans cette simplicité: un accordéon, une guitare, une voix.

Et puis, Renaud, c’était la révolte, la colère, le refus de se taire alors que le monde est si moche. C’était le poing levé contre le pouvoir, l’armée, les flics et les curés, c’était la liberté, l’anarchie… Vous vous moquez ? Allez-y. N’empêche qu’il était mille fois plus rebelle et corrosif que les Kiss et AC/DC des copains. Je ne parle même pas de ceux qui écoutaient Foreigner ou A-ha. À l’époque déjà, je ne leur parlais pas.

Plus tard, il y a eu des ratés. Je n’ai pas aimé Putain de camion, même si je ne pouvais me l’avouer, même si je pleurais en écoutant l’hommage à Coluche. Mais ce n’était plus tout à fait pareil. Peut-être la sortie de l’adolescence, la découverte d’autres horizons, tous ouverts par Renaud. Parce qu’il en parlait en interview, j’ai écouté Higelin et Thiéfaine. La trilogie sacrée de ma jeunesse était en place, qui me permet de me retourner fièrement. Avec Foreigner et A-ha, vous pouvez en dire autant?

Comme il me semblait qu’une grande chanson est avant tout un texte, Gainsbourg, Brel, Ferré, Brassens ont ensuite débarqué. Et Springsteen, que j’essayais de traduire dès mes premiers rudiments d’anglais : alors qu’il était de bon ton de railler ses biscoteaux et de comprendre à l’envers Born in the USA, Renaud affirmait haut et fort son admiration pour le Boss.

J’avais découvert les mots et je tirais ce fil avec bonheur. Bientôt, je laisserais dépasser Les Fleurs du mal de mon blouson de cuir, puis les Illuminations, Les Chants de Maldoror… Tout un univers s’était ouvert à partir de ce Big Bang aux longs cheveux et perfecto.

Tant pis s’il n’est plus aussi flamboyant, si l’alcool a fusillé ses dernières années. Je réécoute cette intro à l’accordéon, ces premiers mots : «Eh, Manu, rentre chez toi, il y a des larmes plein ta bière …» J’ai les cheveux et le bandana qui repoussent.

Eric Bulliard
Février 2014