Je me souviens encore de ce rouge-gorge photographié sur le CD. Il était vite avalé par le lecteur, commençait à tourner, et le son de cette basse jaillissait des hauts parleurs pourris de mon père. C’était la chanson du bonheur et qu’on soit à table, déjà au lit ou au jardin, il fallait courir dans le salon pour danser en riant. Il fallait non pas parce que c’était une obligation mais parce que c’était un désir qu’on ne pouvait pas laisser incomblé. Alors on dansait, avec mon papa, ma maman et ma petite soeur, sur Seven Nation Army.
Aujourd’hui, il n’y a plus de papa, la maman ne danse plus et la petite soeur trouve the Whites Stripes bien trop has been. Mais il reste l’adolescente que je suis et son meilleur ami, et cette chanson qui ne vieillira jamais, à fond la caisse dans nos écouteurs incrustés dans nos oreilles déjà à moitié sourdes.
Y’a eu plein d’autres chansons, plein d’autres appels au bonheur, mais c’est la seule qui arrive à me chanter que quand même, mon papa a beau être un connard, il avait quand même de bons goûts musicaux.
Un jour, mon papa a eu une saloperie. Tout de suite m’est venu à l’esprit ce «j’pensais pas que j’aimais mon papa au point d’écrire une chanson tendre, / pour lui dire que ça peut attendre /, qu’il peut partir une autre fois…» Le refrain le plus émouvant du monde. Le plus sincère, le plus simple, le plus beau. Ce jour-là, je vous jure que c’est vrai, j’ai croisé «dans les couloirs de l’hôpital / un ami, fils d’un autre père / d’un autre monsieur qu’on opère…»
Et puis mon papa s’est remis, il partira une autre fois. «Je venais pour le voir guérir / à peu près deux fois par semaine…» Et puis l’ami, «fils d’un autre père», est mort. «Il n’y a rien à faire, rien à lutter», comme chante Sarclo sur une autre de ses merveilles. De ses nombreuses merveilles. Parce que, sous ses airs de «je m’en fous, de toute façon personne n’écoute mes chansons et donc personne ne sait qu’elles sont vachement mieux que celles des autres», ce foutu chantiste les a multipliées, les merveilles. Vous avez déjà écouté Pleurer dans tes bras ? Et Du brun ? Et La fille qui nous sert à bouffer ?
Et puis Mon papa, donc. À une époque – peut-être est-ce toujours le cas –, Sarclo concluait souvent ses concerts par cette chanson. C’était un signe : on savait qu’il serait inutile d’insister, parce qu’après ce sommet de tendresse pudique, il n’y a plus rien à dire. «Par un matin de mal de chien…»
Une guitare et des mots simples, des mots sincères, des mots vrais. Des mots qui me fichent à chaque fois la pidouille, comme on dit chez nous. Des mots qui me tirent les larmes. De combien de chansons peut-on en dire autant ? Tout à coup, Sarclo le provocateur rigolo s’efface pour se dévoiler sans fard. Et on a envie de l’embrasser pour avoir su trouver les mots qu’on ne peut pas dire. Parce que l’amour pour son père, ça ne se dit pas, par chez nous.
Un jour, Renaud a déclaré que Sarclo était la plus belle invention suisse depuis les trous dans le gruyère. Personne n’a pensé à lui dire qu’il se trompait : il n’y a pas de trous dans le gruyère. On peut donc en conclure que Sarclo est la plus belle invention suisse, et puis c’est tout.
Je ne vous laisserai pas dire que ce n’est pas la plus belle chanson du monde… tout d’abord parce qu’elle déchire les fans de Bashung sur le Net au sujet de son interprétation. Et une bonne chanson est une chanson qui fait réagir, qui interpelle. D’un côté, vous avez ceux qui défendent l’idée d’une chanson politique, de l’autre ceux qui y voient une chanson testament. Des deux côtés, on avance des arguments intéressants, on décortique les phrases à l’infini, on déniche des allusions subtiles pour appuyer sa théorie. Des forums entiers existent juste sur ce sujet, ce qui amuserait certainement Bashung, s’il pouvait les lire aujourd’hui. Voyons les arguments, et choisissez votre camp, camarades!
Une chanson politique? Évidemment, avec le mot République dans le titre, difficile de ne pas être tenté. Qualifiés de simples résidents, en opposition avec un président qui abuse de son pouvoir, nous sommes renvoyés à l’état de pions impuissants. Bashung ne se reconnaît plus dans le monde politique actuel, avec lequel la communication est coupée. Il exprime son désenchantement face à une société dans laquelle la parole du citoyen n’est pas prise en compte. La trahison du Parti socialiste, de la gauche caviar, est dénoncée comme “rose à reflets de bleu” (couleur de l’UMP). Les citoyens de la France d’en bas ont le regard suspendu, tentant d’apercevoir le monde politique perché dans sa tour d’ivoire. Certains vont encore plus loin et voient dans “Chérie, des atomes, fais ce que tu veux” une pique contre Ségolène Royal qui aurait promis de développer le nucléaire si elle était élue.
Ou une chanson testament? Bashung s’adresse à sa bien-aimée, sa fille, ou plus probablement à la vie elle-même, se sachant malade et condamné. Notre condition de mortels fait de nous de simples résidents, des locataires dérisoires, engagés dans une course contre la mort, jusqu’à ce que la terre s’entrouvre sous nos pieds. “Chérie, des atomes, fais ce que tu veux” s’adresserait dans ce cas à sa fille Poppée, qui pourra faire ce qu’elle veut de ce monde qu’il laisse derrière lui. Mais que veut dire ce “Che ba ba ba ba” lancinant? Les pragmatiques entendent “Je sais pas pas pas pas”, qui exprime le doute et le désarroi du citoyen qui ne comprend plus le monde politique, alors que nos poètes entendent “Chez papa papa papa”, Dieu ou ses ancêtres, qu’il rejoindra à sa mort. Alors, vous vous êtes fait une opinion?
La réponse se trouve sans doute du côté des images. Le clip de cette chanson contient un certain nombre d’allusions à la mort, certaines subtiles (il y lit “Le bleu du ciel”, de Georges Bataille), d’autres moins (il part en voyage en avion, on y voit un panneau “dead end”, du sucre est versé comme du sable qui s’écoule dans un sablier). Dernier petit détail étrange dans cette chanson : la faute de conjugaison du verbe courir dans la phrase “je ne courirai plus”. Là-dessus aussi, on s’empoigne sur le net. Simple faute d’écriture ou licence poétique?
Qu’importe… Car quoi qu’il en soit, il m’a fait pleurer, Bashung, comme des centaines d’autres personnes, lors du concert donné à Paléo en 2008 à l’occasion de sa dernière tournée. Cet homme affaibli mais digne nous a fait son chant du cygne. Ceux qui ont le cœur endurci l’ont qualifié de pathétique, je l’ai trouvé émouvant et magnifique, dans sa fragilité et sa volonté de chanter jusqu’au bout. Il aurait peut-être dû mourir sur scène, devant les projecteurs. Et “Résidents de la République” résonnait d’une étrange façon ce soir-là… donc je ne vous laisserai pas dire que ce n’est pas la plus belle chanson du monde, car elle l’a été, à cet instant, en cet endroit, pour moi.