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Napule è – Pino Daniele

 

Comment dire cette ville-volcan ? Sa violence, sa folle tendresse, ses excès, sa beauté indécente, sa laideur sordide, la mer, le soleil, les ruelles sales et riantes? Et, tant qu’à faire, en profiter pour balayer tous ces clichés et fouiller en profondeur pour y chercher le cœur? Il faudrait un dictionnaire, une encyclopédie, des années à respirer ses rues poussiéreuses.

Il lui a suffi de 3 minutes 47. Tout y est et bien plus, jusqu’à l’âme de cette ville à nulle autre pareille.

 

Déjà, il ne dit pas Napoli, mais Napule, pas piano piano, mais chianu chianu, pas nessuno, mais nisciuno. Et ça change tout. Ce dialecte un peu traînant, cet accent indolent apporte avec lui tout un monde, toute une histoire. On y voit les mimiques de Totò, on y entend le rire d’Eduardo de Filippo, les vibratos de Roberto Murolo et Renato Carosone. On y sent une manière de ne pas trop prendre au sérieux les malheurs et les coups du sort, parce qu’il faut faire avec et que tout finira pas s’arranger. Une façon de s’amuser de la vie, même si elle n’a rien de drôle.

Pino Daniele est des leurs. Il a ce sourire dans la voix, cette voix qui ne peut venir que de là-bas, du Sud, comme brûlée par trop de soleil, éraillée par trop de rires, haut perchée parce qu’il faut bien trouver le moyen de se faire entendre, quand tout le monde parle en même temps.

 

Naples, son Naples, il le dit en douceur. Petite intro mélancolique, air tendre de mandoline. «Naples est mille couleurs / Naples est mille peurs…» En version originale : «Napule è mille culure, Napule è mille paure…» Tout y est. Le bruit sans fin de ces rues? Des cris d’enfants qui montent «et tu sais que n’es pas seul» («e tu sai ca nun si sule»). Et le «soleil amer», l’«odeur de la mer», la promenade dans les ruelles, les papiers sales «et personne ne s’en inquiète» et «tout le monde attend son destin». Il fallait ce regard du Napolitain D.O.C. pour dire ainsi, en deux vers, l’acceptation fataliste de son sort, d’autant plus bouleversante que ce destin s’étend au pied du volcan le plus dangereux du monde.

La chanson a plus de 40 ans et l’on ne pourrait en changer une ligne. Pino Daniele avait 18 ans quand il a composé Napule è et 22 quand est sorti son premier album, Terra mia. Un titre qui, avec son mélange de simplicité et d’ambition, renvoie à une chanson tout aussi déchirante. Sa terre, «triste et amère», il la chante avec sa superbe de jeune homme et la lucidité d’un vieux sage. L’enfant pauvre, élevé par ses tantes parce que ses parents n’arrivaient pas à le nourrir, regarde sa ville avec une fierté tranquille. Conscient que Naples est un rêve connu dans le monde entier, mais que personne ne sait la vérité (Napule è tutto nu’ suonno / e a sape tutto ‘o munno /Ma nun sann’ a verità).

 

Il faut être au moins fan d’Obispo ou militant de la Ligue du Nord pour ne pas frissonner à cette merveille devenue un classique, un incontournable, un hymne. Le 4 janvier 2015, quand le cœur trop généreux de Pino Daniele l’a lâché, à 59 ans, Napule è a résonné dans toute la ville, dans le métro, dans la rue, partout, tout le monde la chantait, ne s’arrêtant que pour sangloter. Le dimanche suivant, 60000 personnes la reprenaient en chœur au stade San Paolo, alors que le Napoli recevait la Juventus, le club honni des bourgeois du nord. Ce jour-là, face à cette communion sublime, les Juventini aussi pleuraient.

 

Eric Bulliard

 

Demain il fera nuit – Gérard Manset

Oui, je sais.

Citer Gérard Manset, ça fait poseur, ça fait celui qui connaît des trucs que personne n’écoute, parce que, franchement, qui écoute Manset ? Ah, oui ! C’est ce gars qu’on ne voit jamais, celui qui n’est jamais monté sur scène… Et c’est bien, ce qu’il fait ?

Alors voilà. Quitte à passer pour snob, autant le dire clairement : Bashung enterré et Desjardins définitivement québécois, Manset est le plus grand chanteur français vivant. Peut-être même plus. D’accord, certains arrangements d’époque ont un peu vieilli. D’accord aussi, cette voix systématiquement réverbérée sonne parfois aigre à nos oreilles d’aujourd’hui.

D’accord, d’accord. Mais allez, juste une fois, écoutez Comme un guerrier, écoutez Genre humain, Le langage oublié, Lumières… Ou Comme un Lego, oui, celle qu’a chantée Bashung, parce qu’il fallait bien que ces deux géants se rencontrassent. Et Il voyage en solitaire ? Non, vous pouvez faire l’impasse : vous la connaissez déjà et trop de reprises médiocres lui ont ôté son suc. A part celle de Bashung, bien sûr…

Ou alors, juste une fois, plongez dans Demain il fera nuit. Cette intro bizarroïde, sourdement inquiétante avec ses voix venues d’ailleurs, et ces premiers mots : «Demain il fera nuit / Je l’ai lu dans un livre…» Imparable, magistral. Des frissons rien qu’en les écrivant ici. Manset joue sur le proverbial «demain il fera jour» et y ajoute un «livre» très biblique. Parce qu’il sera question de la fin du livre. De l’apocalypse, qu’il réécrit à sa manière : «Et les enfants iront / de porte en porte, de ville en ville/ et les rats s’enfuiront / de porte en porte, de ville en ville…»

Lancinant, hypnotique, le morceau étale ses fastes noirs sur presque six minutes de pure folie. Au milieu de ces sombres visions, une femme, «aux longs membres plus fins qu’un doigt». On l’imagine liane, souple comme une panthère, une sorte d’absolu féminin, sauvage et sucrée. Il ne reste qu’elle dans ce désastre généralisé, dans les cendres du volcan et cette nuit qui n’en finit pas de venir, entre les rats et les gosses paniqués. Divinité ultime, seule au milieu. La voix s’éteint sur son sourire : « Aux lèvres, aux lèvres / Au long baiser qui brûle / Aux lèvres…» Et puis le vent, rien que le vent.

Comme toujours chez Manset, rien n’est gratuit, rien n’est simple. La chanson, dans ce répertoire hors du commun, reste bien au-dessus de l’anodin et du divertissement sympathique. Elle parle de notre humaine condition, comme les autres arts majeurs, sinon à quoi bon ? «On regarde, on regarde dedans/ on voit de toutes petites choses qui luisent / ce sont des gens dans des chemises», chante-t-il dans un autre chef-d’œuvre (Comme un Lego). Manset est cet homme au-dessus de nous, qui «voit le monde de si haut» et observe notre agitation pour nous tendre un miroir qui nous fait réfléchir. Comment pourrait-il apparaître à la télévision ou sur scène ? Pourquoi devrait-il s’abaisser à notre médiocrité ?

Non, qu’il reste là-haut, inatteignable, et qu’il nous envoie de temps à autre quelques éclairs de lucidité sous forme de chansons. On s’en contentera largement. Comme on peut largement se contenter de Manset : c’est bien simple, je ne comprends pas qu’on puisse écouter autre chose.

Éric Bulliard

 

Mon papa – Sarcloret

Un jour, mon papa a eu une saloperie. Tout de suite m’est venu à l’esprit ce «j’pensais pas que j’aimais mon papa au point d’écrire une chanson tendre, / pour lui dire que ça peut attendre /, qu’il peut partir une autre fois…» Le refrain le plus émouvant du monde. Le plus sincère, le plus simple, le plus beau. Ce jour-là, je vous jure que c’est vrai, j’ai croisé «dans les couloirs de l’hôpital / un ami, fils d’un autre père / d’un autre monsieur qu’on opère…»

Et puis mon papa s’est remis, il partira une autre fois. «Je venais pour le voir guérir / à peu près deux fois par semaine…» Et puis l’ami, «fils d’un autre père», est mort. «Il n’y a rien à faire, rien à lutter», comme chante Sarclo sur une autre de ses merveilles. De ses nombreuses merveilles. Parce que, sous ses airs de «je m’en fous, de toute façon personne n’écoute mes chansons et donc personne ne sait qu’elles sont vachement mieux que celles des autres», ce foutu chantiste les a multipliées, les merveilles. Vous avez déjà écouté Pleurer dans tes bras ? Et Du brun ? Et La fille qui nous sert à bouffer ?

Et puis Mon papa, donc. À une époque – peut-être est-ce toujours le cas –, Sarclo concluait souvent ses concerts par cette chanson. C’était un signe : on savait qu’il serait inutile d’insister, parce qu’après ce sommet de tendresse pudique, il n’y a plus rien à dire. «Par un matin de mal de chien…»

Une guitare et des mots simples, des mots sincères, des mots vrais. Des mots qui me fichent à chaque fois la pidouille, comme on dit chez nous. Des mots qui me tirent les larmes. De combien de chansons peut-on en dire autant ? Tout à coup, Sarclo le provocateur rigolo s’efface pour se dévoiler sans fard. Et on a envie de l’embrasser pour avoir su trouver les mots qu’on ne peut pas dire. Parce que l’amour pour son père, ça ne se dit pas, par chez nous.

Un jour, Renaud a déclaré que Sarclo était la plus belle invention suisse depuis les trous dans le gruyère. Personne n’a pensé à lui dire qu’il se trompait : il n’y a pas de trous dans le gruyère. On peut donc en conclure que Sarclo est la plus belle invention suisse, et puis c’est tout.

Éric Bulliard

Les Meurtrières – Damien Saez

Bon, d’accord, parfois tu as envie de lui flanquer des baffes. Ses poses de post-adolescent rimbaldien, d’artiste maudit qui souffre, parce que, voyez-vous, elle est partie et ça fait mal. Parce que la vie est moche et que vous êtes tous des cons. Ses airs de « je suis un rebelle, moi, Monsieur ! La preuve, je crie “putain” et “enculé”. »

Mais un jour, quand même, cette voix fragile t’accroche l’oreille. Pas de doute : elle transpire la sincérité, tu le sens, ce genre de choses. Alors tu écoutes, tu comprends que ce Saez écrit comme personne. Et c’est toi qui prends une sacrée claque.

Ça, c’était il y a des années. Maintenant, tu connais Damien Saez et tu sais qu’il les surclasse tous. Quelqu’un pour dire le contraire ? Depuis le triple album Varsovie, L’Alhambra, Paris (2008), tu n’as pas oublié qu’il est capable de pondre des chefs-d’œuvre dépouillés. Tu les attends à chaque disque, mais de là à voir venir ce choc… Petite intro à la guitare, bouffie de mélancolie, et quelques mots : « Je suis venu pour te rejoindre, toi tu n’as pas voulu me voir. » Toute une atmosphère en une phrase parfaite.

Oui, Les Meurtrières parlent de rupture, mais aussi de New York, de douleurs, la mienne, intime, qui ne se compare à aucune autre. Même celle de leur 11 septembre.

Le monde en pleurs pour le center
Et moi qui pleure pour mon amour
Je sauterais bien du haut d’une tour

A-t-on jamais mieux dit cette déchirure ? Qui oserait nier qu’une ville en cendres n’est rien face à un amour qui s’effondre ?

Et si deux tours manquent à New York
Mon amour, toi tu manques à moi.

D’accord, dit comme ça, « tu manques à moi » n’est pas très joli. Mais comment ne pas frissonner ?

Ce pur désespoir, Saez le chante en se forçant à une sérénité qui le rend d’autant plus poignant. La voix reste à deux doigts de se briser, à bout de souffle, mais elle tient, en effrayant équilibre, même quand il lâche que la Terre peut bien mourir, « moi je m’en fous, puisqu’elle me fait vivre sans toi ». Même quand il se résout : « Allez, je saute, j’en peux plus ». Avant d’ajouter :

Et que les goélands m’emmènent
Où les poètes sont les dieux
Où les adieux sont les je t’aime

On ne répétera jamais assez qu’il n’y a nul besoin de mots compliqués pour que jaillisse la poésie.

Et puis, ces « meurtrières », dont la dernière syllabe semble ne jamais s’éteindre. Avec ce double sens de femmes assassines et d’ouvertures dans les murailles, comme on en voyait sur toute la hauteur des tours new-yorkaises. Et puis cette guitare hypnotique, ce chœur féminin qui arrive on ne sait d’où pour vous dresser les poils. Et puis ce dialogue avec soi-même, avec sa douleur :

Un jour, tu sais, tu reviendras
Pour un café ou quoi que ce soit
Arrête de délirer enfin
Tu sais qu’elle ne reviendra pas

Alors tu l’écoutes une fois encore. Et encore. Dix fois, vingt fois, plus fort. Alors tu te retrouves au bord des larmes, tu te retiens pour ne pas y plonger.

Alors tu te dis que Saez a un putain de talent.

L’enculé.

Éric Bulliard

Je suis venu vous voir – Mano Solo

Alors là, pardon, mais il n’y a pas grand-chose à dire. « Je suis venu vous voir, avant de partir, y’avait personne, ça vaut mieux comme ça… » Si vous ne comprenez pas, dès ces premiers mots, dès que vous entendez cette voix déchirée, ces guitares qui vous tordent les tripes, si vous ne comprenez pas que cette chanson est la plus bouleversante, la plus forte, la plus sincère jamais sortie en langue française, nous ne sommes pas faits pour nous entendre. Je ne peux rien pour vous et nous pouvons en rester là.

La plus insupportable, aussi. Parce que Mano Solo est venu nous dire adieu. Parce qu’il va mourir, il le sait et nous avec lui, au moins depuis ce jour où, sur scène, il lâchait : « J’ai deux nouvelles, une bonne et une mauvaise. La bonne, c’est que je ne suis plus séropositif. La mauvaise, c’est que j’ai le sida. » En ce milieu des années 1990, l’acronyme valait une condamnation. Sans appel. À peine du sursis, quelques années. Insupportable.

En 1997, Je suis venu vous voir sortait sur l’album Je sais pas trop. Sans lui faire offense, précisons qu’il vaut mieux encore l’écouter sur Internationale Sha la la, le live au Tourtour de 1999. Dont il faudra bien un jour dire que c’est le plus fabuleux album live jamais sorti en France. Au moins. Et même plus que ça, bien plus.

La chanson en constitue le sommet, le dernier, vers la fin du concert. Il faudrait être une enclume pour ne pas avoir les larmes aux yeux au moment de cet « adieu mes amis… priez pour moi ». Des larmes de chagrin, mais aussi de rage. Avec ce sel qui vous gifle et vous brûle, qui vous pousse à hurler au visage de cette chienne de vie.

Telle est la grandeur de Mano Solo. Il chante la mort, la sienne, et donne envie de bouffer la vie. Comme ici, quand il se voit déjà « recalé à l’examen du Grand Sage ». Pas grave, il en profitera pour lui dire ce qu’il pense de l’existence :

Et s’il ne voit pas que je suis un ange
Alors, qu’il change de boulot !
Et s’il veut, moi, je prends sa place.

Mano Solo régnant sur le paradis, ça aurait de la gueule, non ?

Il y aura des filles et de la ganja
Nous battrons des ailes et nous volerons bourrés
Nous mangerons des pommes envenimées
Et nous cracherons le mal comme un pépin
Nous serons sincères comme jamais, et nous serons beaux pour ça ! 

Mais le paradis n’a qu’un temps. La chute est violente, le retour à la réalité sans appel : « Je suis venu vous voir, avant de partir… »

Depuis ce foutu 10 janvier 2010, écouter cette chanson est à la fois sublime et douloureux. Depuis que la salope a fini par rattraper l’ange noir. « Je serai premier, avant la mort ! Et bras d’honneur à l’arrivée », chantait-il dans un autre chef-d’œuvre (À pas de géant). On voulait y croire. Elle a gagné. Saloperie.

Il ne reste qu’à remettre le disque, écouter cette voix vibrante crier que Mano le grand, l’unique, n’est pas parti bien loin :

Mes amis, ne pleurez pas
Le combat continue sans moi
Tant que quelqu’un écoutera ma voix
Je serai vivant dans votre monde à la con.

Jusqu’au bout, je veux être ce « quelqu’un ».

Éric Bulliard

Les Passantes – Georges Brassens

Il y a ce temps, comme une hésitation. « Je veux… dédier ce poème… » C’est que, voyez-vous, pardon, mais on entre ici à pas feutrés. Pattes de velours pour « ces belles passantes qu’on n’a pas su retenir ». Il ne s’agirait pas de bousculer ces « fantômes du souvenir » qui se tiennent là, bien au chaud, à peine effleurés par un Georges Brassens soudain si tendre. Alors qu’il ouvrait ce trente-trois tours en assurant que quand il pense à Fernande, il bande, il bande, il bande. Alors que, juste avant, il affirmait encore : « Quatre-vingt-quinze fois sur cent, la femme s’emmerde en baisant ».

Avec Les Passantes, pas de pom-pom-pom-pom, ni de gaudriole. Juste deux guitares, une contrebasse à vous tirer des larmes et une profonde mélancolie, pas si fréquente chez Tonton Georges. Ces Passantes, c’est autre chose. Des chefs-d’œuvre, il y en a eu déjà, prêts à surgir au coin de chacun de ses vers ou de ceux des autres : prenez Les Oiseaux de passage, adaptés de Jean Richepin. Chef-d’œuvre, oui, bien sûr, aucun doute, qui oserait affirmer le contraire ? Mais, comment dire ? Moins immédiat, plus tarabiscoté, plus intellectuel, presque, si l’on osait cette insulte.

Les Passantes, elles, vous parlent au cœur. Tout droit. Émotion pure, sur une mélodie ciselée, peaufinée jusqu’à la juste patine. Il lui aura fallu trente ans avant la première interprétation en public, à Bobino, fin 1972. Brassens a 51 ans, il est une immense vedette, au sommet de sa réputation (mauvaise, évidemment), mais il ne pète pas vraiment la santé. Pas étonnant que ce texte suintant de nostalgie lui parle, que le touchent ces instants où un bref sourire entraperçu aurait pu tout changer.

La découverte, elle, remonte à 1942. Au marché aux puces, Brassens déniche une plaquette de poésie datée de 1918. Émotions poétiques, elle s’appelle, on n’a pas trouvé mieux comme cliché lourdingue. Il ignore tout de cet Antoine Pol. Publié à compte d’auteur, le recueil contient un texte bouleversant de simplicité. Pas d’afféterie, juste le regret de ne pas avoir su saisir son destin, ce jour où l’on a laissé descendre la compagne de voyage sans effleurer sa main. Pas grand-chose, en réalité, presque rien, quelques éclats de souvenirs, qui s’effacent « pour peu que le bonheur survienne ». Mais voilà qu’un soir, sans même y penser, ils nous éclatent en pleine trogne. Et ne nous lâchent plus, « si l’on a manqué sa vie ».

« Si l’on a manqué sa vie… » Tout est dans ces quelques mots, écrits par un gamin de 20 ans, comme s’il savait qu’il allait passer à côté de son existence. Parce que la guerre de 14 lui volera des années de jeunesse. Parce qu’il se rêve poète et deviendra ingénieur des Arts et Manufactures, puis président-directeur général d’un négoce de combustibles. C’est bien aussi, mais bon…

Quand Brassens estime la chanson digne d’être gravée, après des années à chercher le bon rythme, les accents ni mielleux ni trop graves, il charge le brave Gibraltar de retrouver le mystérieux Antoine Pol. Un beau jour, cette lettre : « Monsieur, votre secrétaire m’a dit ce matin au téléphone que vous recherchiez depuis six mois l’auteur d’un petit poème, Les Passantes, que vous aviez l’intention de mettre en musique. J’en suis très flatté… » Par extraordinaire, Antoine Pol préside une société de bibliophilie, qui s’apprête à publier un choix de poèmes de Brassens, illustrés par Jacques Hérold. L’ouvrage paraîtra en 1974. Il vaut cher, aujourd’hui.

Le chanteur souhaite évidemment rencontrer l’ingénieur retraité. Foutue timidité, il recule, finit par l’appeler pour entendre sa femme lui répondre qu’Antoine Pol vient de mourir, après avoir assuré à son petit-fils : « J’ai écrit Les Passantes, toi tu les entendras chanter pour moi. » Il pouvait s’endormir tranquille : tout le monde désormais saurait que ce poète inconnu avait dit comme personne les « espérances d’un jour déçues ».

Éric Bulliard
Décembre 2013

Manu – Renaud

J’avais quoi ? Onze ou douze ans, il me semble. Et puis quatorze, dix-sept… « On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans », paraît-il. Parfois si : Renaud, c’était sérieux.

Disons douze ans, donc, ce jour où mon père a lâché : « C’est lui, Renaud. » Sur l’écran, un gars en perfecto et longs cheveux. Je ne sais plus ce qu’il a chanté, mais dès le lendemain, j’ai voulu une cassette, puis une autre. J’ai tout appris par cœur, les cinq albums, de Camarade bourgeois à À quelle heure on arrive, en passant par Laisse béton, Marche à l’ombre, Les Charognards, La Tire à Dédé et des trucs improbables comme La Java sans joie ou Jojo le démago. Tout par cœur, à fond dans le walkman Sony, le blanc. Pas encore Dès que le vent soufflera ni Mistral gagnant, ça viendrait plus tard.

Au sommet, il y avait Manu. Le mec qui a des larmes plein sa bière. Comment dire ce choc ? Quelque chose comme la poésie qui m’éclatait à la gueule. Deux mots, « larmes » et « bière », pour créer un univers. Un bistrot enfumé, un type tatoué qui pleure, et l’autre, maladroit, qui essaie de lui remonter le moral en expliquant qu’une gonzesse de perdue, c’est dix copains qui reviennent. Va consoler quelqu’un avec ça…

Il disait « gonzesse », il disait « j’me fais chier », « ton grand cœur de grand con »… Je découvrais que la poésie pouvait naître de ces mots qu’on n’osait pas écrire dans les rédactions. Je comprenais que je serais toujours plus ému par un apache qui chiale dans sa chope que par le gentil garçon qui a « puisé à l’encre de tes yeux ». J’avais envie de taper sur l’épaule de tous les Manu que je ne tarderais pas à croiser dans les bistrots, leur dire qu’« on est des loups, faits pour vivre en bande ». Leur répéter les mots de tendresse, de douleur et d’amitié qui emplissaient ces 2 minutes 42 dont je ne me lassais jamais. Je voulais que le monde entier comprenne que tout est là, dans cette simplicité: un accordéon, une guitare, une voix.

Et puis, Renaud, c’était la révolte, la colère, le refus de se taire alors que le monde est si moche. C’était le poing levé contre le pouvoir, l’armée, les flics et les curés, c’était la liberté, l’anarchie… Vous vous moquez ? Allez-y. N’empêche qu’il était mille fois plus rebelle et corrosif que les Kiss et AC/DC des copains. Je ne parle même pas de ceux qui écoutaient Foreigner ou A-ha. À l’époque déjà, je ne leur parlais pas.

Plus tard, il y a eu des ratés. Je n’ai pas aimé Putain de camion, même si je ne pouvais me l’avouer, même si je pleurais en écoutant l’hommage à Coluche. Mais ce n’était plus tout à fait pareil. Peut-être la sortie de l’adolescence, la découverte d’autres horizons, tous ouverts par Renaud. Parce qu’il en parlait en interview, j’ai écouté Higelin et Thiéfaine. La trilogie sacrée de ma jeunesse était en place, qui me permet de me retourner fièrement. Avec Foreigner et A-ha, vous pouvez en dire autant?

Comme il me semblait qu’une grande chanson est avant tout un texte, Gainsbourg, Brel, Ferré, Brassens ont ensuite débarqué. Et Springsteen, que j’essayais de traduire dès mes premiers rudiments d’anglais : alors qu’il était de bon ton de railler ses biscoteaux et de comprendre à l’envers Born in the USA, Renaud affirmait haut et fort son admiration pour le Boss.

J’avais découvert les mots et je tirais ce fil avec bonheur. Bientôt, je laisserais dépasser Les Fleurs du mal de mon blouson de cuir, puis les Illuminations, Les Chants de Maldoror… Tout un univers s’était ouvert à partir de ce Big Bang aux longs cheveux et perfecto.

Tant pis s’il n’est plus aussi flamboyant, si l’alcool a fusillé ses dernières années. Je réécoute cette intro à l’accordéon, ces premiers mots : «Eh, Manu, rentre chez toi, il y a des larmes plein ta bière …» J’ai les cheveux et le bandana qui repoussent.

Eric Bulliard
Février 2014

The River – Bruce Springsteen

Il s’avance en paletot gris, lâche quelques mots timides. « This is a song called The River. This is new… This is… my brother-in-law and my sister ». Timides… sans doute l’adjectif qui correspond le moins à Bruce Springsteen. Même en cet automne 1979 : trente ans à peine, une énergie de chien fou qui explose sur scène depuis cinq ou six ans. Y compris, après le triomphe de Born to Run (1975), dans des salles immenses. Autant dire qu’il n’a aucune raison de se montrer impressionné par cette soirée au Madison Square Garden : après tout, il se trouve ici chez lui, à New York, devant un public bon enfant, présent autant pour une cause à défendre que pour la musique : la soirée est organisée par les Musicians United for Safe Energy. Des antinucléaires, quoi, voyez-vous, c’est l’époque.

Oui, mais voilà : ce 23 septembre 1979, Bruce Springsteen chante pour la première fois The River. Et il sait. Regardez le document (No Nukes, le film, est sorti en 1980) : dans sa voix (timide, absolument), dans son regard, on sent l’importance de ce moment. Il sait qu’il va donner au monde une de ces chansons qui peuvent sauver une vie. Eh oui, rien que ça.

Bien sûr, Springsteen a déjà derrière lui des chefs-d’œuvre, Thunder Road, The Promised Land et quelques autres. Avec The River, il touche une autre dimension. Avec The River, il parle certes de sa sœur et de son beau-frère (anecdote véridique), mais aussi du rêve américain, central dans toute son œuvre. « Mon travail a toujours consisté à mesurer la distance entre le rêve américain et la réalité », déclarait-il dans une récente interview.

Là, il va plus loin, plus fort, plus haut. Écoutez-la, réécoutez : aucun doute, il parle de nous, de vous. De moi, de toi. En quelques minutes (cinq minutes et trois secondes exactement pour cette première en public), entre la déchirante intro à l’harmonica et les ouhouhouhouhou qui s’évanouissent dans le lointain, c’est le destin de tout être humain qui défile. Et peut-être plus encore. De quoi intimider même celui que l’on surnomme déjà le Boss.

Depuis, Springsteen a dû la jouer près de 600 fois en concert. Toujours, un silence dans le stade. L’harmonica, ce frisson. « I come from down in the valley, where Mister when you’re young… »

Résonne alors une nouvelle fois l’histoire de ce jeune couple, sa rencontre à 17 ans, dans cette vallée où l’on ne vous apprend qu’à faire ce que faisait ton père. Le mariage, sans fleur ni robe, à 19 ans, parce que Mary est enceinte. Ce couple si banal, admirable de banalité, qui fait face quand tombe le chômage, quand il comprend que ce n’est pas la vie dont il rêvait. Quand il ne reste plus qu’à faire comme si on s’en foutait ou comme si on avait oublié. Mais on n’a rien oublié, ni les virées nocturnes dans la voiture du frangin, ni ta peau bronzée et humide au bord de la rivière.

La rivière, ils y retournent, toujours. Alors même qu’elle est asséchée et qu’ils le savent. Aussi poignante et désabusée soit-elle, la chanson garde cet élan dérisoire, cette envie de croire que l’eau va couler à nouveau sur les galets usés. Qu’elle peut revenir, pour laver la poussière laissée par nos rêves enfuis. Dis-moi, un rêve est-il un mensonge s’il ne se réalise pas ou est-ce quelque chose de pire encore?

Éric Bulliard
Décembre 2013