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Les Meurtrières – Damien Saez

Bon, d’accord, parfois tu as envie de lui flanquer des baffes. Ses poses de post-adolescent rimbaldien, d’artiste maudit qui souffre, parce que, voyez-vous, elle est partie et ça fait mal. Parce que la vie est moche et que vous êtes tous des cons. Ses airs de « je suis un rebelle, moi, Monsieur ! La preuve, je crie “putain” et “enculé”. »

Mais un jour, quand même, cette voix fragile t’accroche l’oreille. Pas de doute : elle transpire la sincérité, tu le sens, ce genre de choses. Alors tu écoutes, tu comprends que ce Saez écrit comme personne. Et c’est toi qui prends une sacrée claque.

Ça, c’était il y a des années. Maintenant, tu connais Damien Saez et tu sais qu’il les surclasse tous. Quelqu’un pour dire le contraire ? Depuis le triple album Varsovie, L’Alhambra, Paris (2008), tu n’as pas oublié qu’il est capable de pondre des chefs-d’œuvre dépouillés. Tu les attends à chaque disque, mais de là à voir venir ce choc… Petite intro à la guitare, bouffie de mélancolie, et quelques mots : « Je suis venu pour te rejoindre, toi tu n’as pas voulu me voir. » Toute une atmosphère en une phrase parfaite.

Oui, Les Meurtrières parlent de rupture, mais aussi de New York, de douleurs, la mienne, intime, qui ne se compare à aucune autre. Même celle de leur 11 septembre.

Le monde en pleurs pour le center
Et moi qui pleure pour mon amour
Je sauterais bien du haut d’une tour

A-t-on jamais mieux dit cette déchirure ? Qui oserait nier qu’une ville en cendres n’est rien face à un amour qui s’effondre ?

Et si deux tours manquent à New York
Mon amour, toi tu manques à moi.

D’accord, dit comme ça, « tu manques à moi » n’est pas très joli. Mais comment ne pas frissonner ?

Ce pur désespoir, Saez le chante en se forçant à une sérénité qui le rend d’autant plus poignant. La voix reste à deux doigts de se briser, à bout de souffle, mais elle tient, en effrayant équilibre, même quand il lâche que la Terre peut bien mourir, « moi je m’en fous, puisqu’elle me fait vivre sans toi ». Même quand il se résout : « Allez, je saute, j’en peux plus ». Avant d’ajouter :

Et que les goélands m’emmènent
Où les poètes sont les dieux
Où les adieux sont les je t’aime

On ne répétera jamais assez qu’il n’y a nul besoin de mots compliqués pour que jaillisse la poésie.

Et puis, ces « meurtrières », dont la dernière syllabe semble ne jamais s’éteindre. Avec ce double sens de femmes assassines et d’ouvertures dans les murailles, comme on en voyait sur toute la hauteur des tours new-yorkaises. Et puis cette guitare hypnotique, ce chœur féminin qui arrive on ne sait d’où pour vous dresser les poils. Et puis ce dialogue avec soi-même, avec sa douleur :

Un jour, tu sais, tu reviendras
Pour un café ou quoi que ce soit
Arrête de délirer enfin
Tu sais qu’elle ne reviendra pas

Alors tu l’écoutes une fois encore. Et encore. Dix fois, vingt fois, plus fort. Alors tu te retrouves au bord des larmes, tu te retiens pour ne pas y plonger.

Alors tu te dis que Saez a un putain de talent.

L’enculé.

Éric Bulliard

Hécatombe – Georges Brassens

Une vingtaine d’années déjà que j’écoute Brassens. En boucle. J’aime toutes ses chansons. Les connues, les moins connues, les contestataires, les polissonnes, les tendres, les posthumes. Je me prosterne devant L’Orage, révère Mourir pour des idées, m’extasie pour Supplique pour être enterré sur la plage de Sète, lève mon verre pour Le Bistrot, reprend à tue-tête Putain de toi, me perds Dans l’eau de la claire fontaine, et m’émeus aux larmes pour Les Passantes.

Alors pourquoi Hécatombe?

J’ai une tendresse particulière pour ses chansons libertaires de jeunesse, mûries après-guerre à l’impasse Florimont sous le regard bienveillant de la Jeanne. Celles qui fustigent avec une égale application les cons, les militaires, les curés, les flics, les magistrats.

Hécatombe est à mon sens la plus drôle de Brassens. La plus hénaurme, la plus truculente, la plus rabelaisienne. Et la plus anar. C’est d’ailleurs la seule chanson de son œuvre où le mot « anarchie » apparaît. Pas dans n’importe quelle bouche. Dans celle d’un maréchal des logis…

J’entends déjà les bonnes âmes me rétorquer qu’Hécatombe n’était qu’une pochade grivoise de Brassens pour amuser ses copains. Qu’une chanson mineure de son fabuleux répertoire. Non, non et non, morbleu! Chez Brassens, aucune chanson n’est à sous-estimer! Surtout pas les plus burlesques, celles où les bergères allaitent les chats, les gorilles déniaisent les juges et les femmes massacrent les flics dans un grand élan jubilatoire.

Bon, voilà ce qui se passe.

Lorsque montent les premières mesures d’Hécatombe, je replonge en enfance, le marché de Brive-la-Gaillarde se transmuant en théâtre de Guignol. Dans une sorte de transe chamanique, je suis soudain projeté dans la mansarde de Georges. Il est là avec son chat, sa moustache et sa pipe à observer hilare le pugilat. Il mouline l’air de crochets et d’uppercuts tel un entraîneur de boxe pour encourager ses protégées. Car ça castagne sec au marché, sacrebleu ! Les légumes et les coups pleuvent, les seins se transforment en matraques, les fesses en étau. Les pandores sont vite ratiboisés par la rage destructrice des harpies. Une vraie boucherie. L’émasculation est évitée de justesse (pour une raison inavouable) après deux minutes de bonheur absolu.

Et comme toujours chez Brassens, ce joyeux bordel est encadré par une rigueur formelle inouïe. Octosyllabes parfaites, rimes croisées masculines et féminines, rimes riches qui valent le détour (même s’il ne fait pas rimer « trompes de Fallope » avec « salope » dans celle-ci).

Il y a quelques années, je suis parti avec deux amis au marché de Brive-la-Gaillarde dans un improbable pèlerinage, un peu comme d’autres se rendent à Morgarten ou à Verdun. Nous sommes arrivés un samedi matin pluvieux après une bonne dizaine d’heures de train depuis Lausanne (Brive, ça se mérite). Dans la vaste Halle Georges-Brassens, nous avons acheté une botte d’oignons et discuté foie gras et potager avec quelques vieilles matrones moustachues que l’on imaginait sans peine avoir participé au pugilat mémorable. Et nous avons rivalisé de théories fumeuses pour déterminer où se trouvait la mansarde de Georges…

Peu après, je suis tombé sur ce fait divers. Le 24 juillet 2009 à Cherbourg, un jeune homme de 27 ans chante Hécatombe à sa fenêtre. Au même moment passent trois flics. Qui apprécient moyennement. Le type est condamné à 200 euros d’amende et à un travail d’intérêt général de 40 heures. « Interpréter cette chanson devant un miroir, pourquoi pas… Devant des policiers, c’est un outrage! » clame le procureur au tribunal. En réaction à cette condamnation ubuesque, une trentaine de personnes se retrouvent devant le commissariat de Toulouse pour entonner la chanson interdite. Les choristes finiront tous au poste.

Soixante ans après avoir été interdites d’antenne, les mégères gendarmicides font encore des vagues, ventrebleu! Et restent plus subversives que les vitupérations des rappeurs emperlousés et les fesses de M Pokora.

Et ça, braves gens, c’est une très bonne nouvelle.

Philippe Lamon