Une vingtaine d’années déjà que j’écoute Brassens. En boucle. J’aime toutes ses chansons. Les connues, les moins connues, les contestataires, les polissonnes, les tendres, les posthumes. Je me prosterne devant L’Orage, révère Mourir pour des idées, m’extasie pour Supplique pour être enterré sur la plage de Sète, lève mon verre pour Le Bistrot, reprend à tue-tête Putain de toi, me perds Dans l’eau de la claire fontaine, et m’émeus aux larmes pour Les Passantes.
Alors pourquoi Hécatombe?
J’ai une tendresse particulière pour ses chansons libertaires de jeunesse, mûries après-guerre à l’impasse Florimont sous le regard bienveillant de la Jeanne. Celles qui fustigent avec une égale application les cons, les militaires, les curés, les flics, les magistrats.
Hécatombe est à mon sens la plus drôle de Brassens. La plus hénaurme, la plus truculente, la plus rabelaisienne. Et la plus anar. C’est d’ailleurs la seule chanson de son œuvre où le mot « anarchie » apparaît. Pas dans n’importe quelle bouche. Dans celle d’un maréchal des logis…
J’entends déjà les bonnes âmes me rétorquer qu’Hécatombe n’était qu’une pochade grivoise de Brassens pour amuser ses copains. Qu’une chanson mineure de son fabuleux répertoire. Non, non et non, morbleu! Chez Brassens, aucune chanson n’est à sous-estimer! Surtout pas les plus burlesques, celles où les bergères allaitent les chats, les gorilles déniaisent les juges et les femmes massacrent les flics dans un grand élan jubilatoire.
Bon, voilà ce qui se passe.
Lorsque montent les premières mesures d’Hécatombe, je replonge en enfance, le marché de Brive-la-Gaillarde se transmuant en théâtre de Guignol. Dans une sorte de transe chamanique, je suis soudain projeté dans la mansarde de Georges. Il est là avec son chat, sa moustache et sa pipe à observer hilare le pugilat. Il mouline l’air de crochets et d’uppercuts tel un entraîneur de boxe pour encourager ses protégées. Car ça castagne sec au marché, sacrebleu ! Les légumes et les coups pleuvent, les seins se transforment en matraques, les fesses en étau. Les pandores sont vite ratiboisés par la rage destructrice des harpies. Une vraie boucherie. L’émasculation est évitée de justesse (pour une raison inavouable) après deux minutes de bonheur absolu.
Et comme toujours chez Brassens, ce joyeux bordel est encadré par une rigueur formelle inouïe. Octosyllabes parfaites, rimes croisées masculines et féminines, rimes riches qui valent le détour (même s’il ne fait pas rimer « trompes de Fallope » avec « salope » dans celle-ci).
Il y a quelques années, je suis parti avec deux amis au marché de Brive-la-Gaillarde dans un improbable pèlerinage, un peu comme d’autres se rendent à Morgarten ou à Verdun. Nous sommes arrivés un samedi matin pluvieux après une bonne dizaine d’heures de train depuis Lausanne (Brive, ça se mérite). Dans la vaste Halle Georges-Brassens, nous avons acheté une botte d’oignons et discuté foie gras et potager avec quelques vieilles matrones moustachues que l’on imaginait sans peine avoir participé au pugilat mémorable. Et nous avons rivalisé de théories fumeuses pour déterminer où se trouvait la mansarde de Georges…
Peu après, je suis tombé sur ce fait divers. Le 24 juillet 2009 à Cherbourg, un jeune homme de 27 ans chante Hécatombe à sa fenêtre. Au même moment passent trois flics. Qui apprécient moyennement. Le type est condamné à 200 euros d’amende et à un travail d’intérêt général de 40 heures. « Interpréter cette chanson devant un miroir, pourquoi pas… Devant des policiers, c’est un outrage! » clame le procureur au tribunal. En réaction à cette condamnation ubuesque, une trentaine de personnes se retrouvent devant le commissariat de Toulouse pour entonner la chanson interdite. Les choristes finiront tous au poste.
Soixante ans après avoir été interdites d’antenne, les mégères gendarmicides font encore des vagues, ventrebleu! Et restent plus subversives que les vitupérations des rappeurs emperlousés et les fesses de M Pokora.
Et ça, braves gens, c’est une très bonne nouvelle.
Philippe Lamon