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Comme un Lego – Gérard Manset

 

Il y a cette petite chambre. Il y a ce petit frère d’armes, déjà sérieux, déjà inspiré. Il y a l’émerveillement des premières fois, l’incroyable certitude de ce garçon qui savait bien avant de grandir qu’il serait un marin, un homme du voyage. En attendant, il rêvait en boucle sur Royaume de Siam, la chanson de Gérard Manset ; et moi, égaré dans une patrie choisie par mes parents, j’adorais rêver avec lui, vautré sur un coussin à même le sol. Je devais avoir quinze ans, bientôt je n’entendrais plus parler ni du jeune garçon ni du chanteur.

La vie est farceuse, nous le savons, et, sans même le vouloir, l’ami rêveur avait planté dans mon cœur le goût du voyage, de l’Asie, du Siam aussi, la terre des hommes libres, celle qu’on nomme aujourd’hui Thaïlande. Dans ce lieu, Manset m’est proprement monté à la tête : Celui qui voit le monde par tes yeux / Celui-là peut-être il peut être heureux.

Royaume de Siam donc, avec son attrait exotique et, pour moi, l’appel de l’enfance. Ce fut là mon premier acte de courage, non celui de la force physique ou des idées, mais celui, plus simple et plus vrai, de faire confiance à mes sensations, au plaisir, de préférer si besoin est l’élan irrésistible d’une chanson mélancolique aux valeurs de la haute culture.

Comme un Lego ensuite, avec ce retour à la méditation, à l’apaisement, après l’exaltation de la route et des saveurs orientales. Manset m’apparut alors pour ce qu’il est : un Épicure moderne. Pas celui de la paillardise et des bonnes tables. C’est l’homme d’une éthique, l’homme de l’engagement, du dire sans aveugler, du dire sans se montrer. Tel le maître ancien, il exerce son art en retrait, dans son jardin, son monde à lui ; loin des scènes et de l’agora.

Mieux qu’une autre, cette musique, taillée en surface pour une ambiance de supermarché, élimine le superflu, se fait écho de l’univers, mélodie secrète du vide et des atomes. Les paroles disent, elles, notre terre perdue dans l’immensité du cosmos, son émouvante fragilité : C’est un grand terrain de nulle part / Avec de belles poignées d’argent ; elles disent la pluralité des mondes possibles, la vaine prétention d’une espèce : La lunette d’un microscope / Et tous ces petits êtres qui courent ; elles disent la tragédie de ces composés modulables de matière : La faiblesse des tout-puissants / Comme un Lego avec du sang ; elles disent où réside la dignité de l’humain, l’opposition à ceux qui veulent nous faire courir pour rien : Force décuplée des perdants / Le Lego qui montre ses dents.

Vertu cardinale enfin, hors ou dans le texte, l’amitié : Danser ensemble à se donner la main. Cette chanson fut écrite pour Alain Bashung.

 

Giuseppe Merrone

 

 

 

Rebel – Alain Bashung

Rebel de Bashung, j’adore et voici un peu pourquoi

D’accord, ce n’est pas la plus connue, la plus belle, la plus émouvante (quoique…) chanson du grand Alain et de son inimitable parolier Boris, elle peut être même considérée comme convenue. Mais je l’adore. C’est une des chansons de Bashung qui m’a le plus marqué. Surtout, celle à laquelle je me suis le plus identifié. C’est vrai, je me suis pris – et je me prends encore parfois, quel grand gamin… – pour un rebelle, mais avec Alain c’est avec un seul L. Sacré, Bashung.
Au-delà de l’affection très personnelle, que je revendique et que je défends – manquerait plus que ça! -, que je porte à ce morceau, je trouve qu’il résume bien l’esprit de Bashung – je n’écrirais pas bashunguien, c’est horrible!.
Le refrain me parle énormément, et il reste actuel. En tant que fils d’immigré, c’est normal. Ben oui, «yé n’en pé plou».
Je serai toujours cet étranger
Au regard sombre
Un rebel dans vos villes de contraste
Yé n’en pé plou

Vous me direz, «là, Bashung se prend au sérieux». Certes, mais tout de suite après, il dédramatise. Sa façon à lui de faire passer un message sans avoir l’air d’y toucher. Génial.
J’ai nettoyé La cheminée de Ramona
Je suis parti
Avant que la senora me dise merci
Yé n’en pé plou

Forcément, il conserve son esprit. Il pousse son ami et complice à bout avant de calquer une musique assez convenue sur ses paroles. Joli contrepied. Un peu loufoque, mais pour moi il fonctionne.
Quand je réécoute ce morceau, l’émotion l’emporte sur la raison, en fait. Il symbolise tellement toute une des époques de ma vie, il réveille trop de choses en moi. Ça me fait un vieux bien. Comme quand vous revoyez une ancienne copine et que vous ne vous souvenez que des bons moments passés avec elle. Le reste, on s’en fout!

Après six babies ton excuse est floue T’es allée revoir le fils du Sheik
Me faire ça à moi d’habitude quand
Je rentre tout est sec
Yé n’en pé plou

Forcément, j’adore cette dernière strophe. Du grand art. Le gars chante ça comme le premier couplet d’un tube de l’été, la classe! Moi, ça me fait toujours sourire. C’est peut-être con, mais c’est comme ça, j’ai l’humour décalé un peu facile. Je suis très client.
Bon bref, j’adore et je vénère Bashung. J’aurais pu prendre mille autres de ces morceaux, comme celui où il chante «tant que soufflera la tempête, je saurai à quoi j’aspire» ou l’incroyable «Imbécile», le mythique «Sur la ligne blanche». Même des plus modernes.
J’aurais pu vous parler de son déchirant et splendide dernier album. De mon expérience, en mai 2008, aux Francomanias de Bulle lorsqu’il a débuté son concert avec «Comme un légo» tout seul sur scène, lui et sa guitare. Fabuleux moment! Une spectatrice s’était même évanouie d’émotion devant moi alors que mon ami Jérôme faisait le pitre. On sentait que c’était ses derniers moments au grand Alain, et j’ai vécu ce concert comme une messe. Horrible et fabuleux à la fois.
Mais bon, pour moi le grand Alain, restera toujours le mec capable de chanter «Rebel» sans avoir l’air d’y toucher ou de nous sortir «Touche pas à mon pote» en deux jours sans vraiment comprendre ce qu’il chantait.
Ben voilà, merci à jamais à mon ami Christian qui m’a initié à l’univers de cet artiste incomparable et insaisissable. Merci aussi à cet magnifique et adorable hurluberlu de Perruchoud de m’avoir permis de m’exprimer ainsi. Ça m’a fait un bien fou!

Julian Cervino

Demain il fera nuit – Gérard Manset

Oui, je sais.

Citer Gérard Manset, ça fait poseur, ça fait celui qui connaît des trucs que personne n’écoute, parce que, franchement, qui écoute Manset ? Ah, oui ! C’est ce gars qu’on ne voit jamais, celui qui n’est jamais monté sur scène… Et c’est bien, ce qu’il fait ?

Alors voilà. Quitte à passer pour snob, autant le dire clairement : Bashung enterré et Desjardins définitivement québécois, Manset est le plus grand chanteur français vivant. Peut-être même plus. D’accord, certains arrangements d’époque ont un peu vieilli. D’accord aussi, cette voix systématiquement réverbérée sonne parfois aigre à nos oreilles d’aujourd’hui.

D’accord, d’accord. Mais allez, juste une fois, écoutez Comme un guerrier, écoutez Genre humain, Le langage oublié, Lumières… Ou Comme un Lego, oui, celle qu’a chantée Bashung, parce qu’il fallait bien que ces deux géants se rencontrassent. Et Il voyage en solitaire ? Non, vous pouvez faire l’impasse : vous la connaissez déjà et trop de reprises médiocres lui ont ôté son suc. A part celle de Bashung, bien sûr…

Ou alors, juste une fois, plongez dans Demain il fera nuit. Cette intro bizarroïde, sourdement inquiétante avec ses voix venues d’ailleurs, et ces premiers mots : «Demain il fera nuit / Je l’ai lu dans un livre…» Imparable, magistral. Des frissons rien qu’en les écrivant ici. Manset joue sur le proverbial «demain il fera jour» et y ajoute un «livre» très biblique. Parce qu’il sera question de la fin du livre. De l’apocalypse, qu’il réécrit à sa manière : «Et les enfants iront / de porte en porte, de ville en ville/ et les rats s’enfuiront / de porte en porte, de ville en ville…»

Lancinant, hypnotique, le morceau étale ses fastes noirs sur presque six minutes de pure folie. Au milieu de ces sombres visions, une femme, «aux longs membres plus fins qu’un doigt». On l’imagine liane, souple comme une panthère, une sorte d’absolu féminin, sauvage et sucrée. Il ne reste qu’elle dans ce désastre généralisé, dans les cendres du volcan et cette nuit qui n’en finit pas de venir, entre les rats et les gosses paniqués. Divinité ultime, seule au milieu. La voix s’éteint sur son sourire : « Aux lèvres, aux lèvres / Au long baiser qui brûle / Aux lèvres…» Et puis le vent, rien que le vent.

Comme toujours chez Manset, rien n’est gratuit, rien n’est simple. La chanson, dans ce répertoire hors du commun, reste bien au-dessus de l’anodin et du divertissement sympathique. Elle parle de notre humaine condition, comme les autres arts majeurs, sinon à quoi bon ? «On regarde, on regarde dedans/ on voit de toutes petites choses qui luisent / ce sont des gens dans des chemises», chante-t-il dans un autre chef-d’œuvre (Comme un Lego). Manset est cet homme au-dessus de nous, qui «voit le monde de si haut» et observe notre agitation pour nous tendre un miroir qui nous fait réfléchir. Comment pourrait-il apparaître à la télévision ou sur scène ? Pourquoi devrait-il s’abaisser à notre médiocrité ?

Non, qu’il reste là-haut, inatteignable, et qu’il nous envoie de temps à autre quelques éclairs de lucidité sous forme de chansons. On s’en contentera largement. Comme on peut largement se contenter de Manset : c’est bien simple, je ne comprends pas qu’on puisse écouter autre chose.

Éric Bulliard