Mon premier contact avec Nick Cave date d’une nuit de 1987. Avec mon acné adolescente, ma chemise noire achetée chez Modia et mes baskets Migros négligemment détachées, j’allai ce soir-là au Prado de Bulle voir Les Ailes du désir, l’un des films cultes de Wim Wenders. J’en ressortis autre. Non pas tant parce que je fus bouleversé par l’histoire de ces anges névrosés qui hantent un Berlin si beau en noir et blanc. Non. Mon attention fut entièrement focalisée par l’apparition de ce chanteur hirsute, malingre et vacillant dans sa chemise rouge déboutonnée. Sur la scène d’un de ces bouges enfumés dont l’existence même m’était encore inconnue, Nick Cave semblait possédé par une force intérieure qui guidait chacun de ses mouvements. Comme on manipule une marionnette, ses bras bougeaient, déglingués. Son torse se brisait en deux, victime d’un invisible exorcisme. Indocile et furieux, il invectivait le public – «tell me why? why? why?» – dans une version ravagée de From Her To Eternity. J’en étais abasourdi. Je me souviens, dès ce choc initiatique, ne plus avoir rien compris à la fin du film. Mais, le matin, je me réveillai avec pour seul but de ressortir de chez Manudisc avec la cassette de la bande originale. La pauvre s’entortilla dans mon walkman des années plus tard.
Trois années d’études laborieuses et d’initiations aux choses de la vie m’ont fait rater la sortie de Tender Pray. Puis, en 1990, je suis retombé par hasard sur Nick Cave. Ou plutôt sur The Weeping Song. D’abord cette mélodie pernicieuse, au piano, puis au xylophone. Et la voix lancinante et profonde de ce «père» prodigue:
Go son, go down to the water
And see the women weeping there
Then go up into the mountains
The men, they are all weeping too.
Mes maigres notions d’anglais m’ont tout juste permis de traduire le sens de ce verbe servi à tous les couplets, comme une lente litanie. «Allez mon fils, descend à la rivière / Et vois les femmes qui pleurent là-bas / Puis monte dans les montagnes /Les hommes pleurent tous aussi…»
J’en restai sans voix. Sur mon tourne-disque, à chaque fois que l’aiguille terminait la face A de cet album The Good Son, je la repositionnais invariablement sur cette quatrième plage. Sans vraiment prendre la peine d’écouter les autres morsures venimeuses – The Ship Song ou Sorrow’s child – qui ne se révélèrent à moi que bien des années plus tard. J’étais investi de l’envie vaine de comprendre l’alchimie de cette chanson. De saisir pourquoi l’intensité de cette complainte m’atteignait directement dans l’estomac. Pourquoi tant de pleurs? Ce soir-là, au casque, je dus l’écouter une trentaine de fois. Seul dans ma chambre.
Je ne pouvais me détacher de la voix de Blixa Bargeld, ce guitariste brutal que je ne savais pas encore être aussi le chanteur d’Einstürzende Neubauten. Ni des réponses de ce fils spirituel, en quête d’une rédemption incertaine. «Oh then I’m so sorry, father / I never thought I hurt you so much.» (Dans ce cas, je suis désolé, papa / Je n’ai jamais pensé te faire autant mal.) Sur le coup, je ne saisissais pas bien le sens profond de la chanson, mais elle épousa mon spleen adolescent comme deux pièces de puzzle se promettent fidélité.
Je dus encore attendre une poignée d’années avant de goûter au véritable envoûtement angélique des Ailes du désir. La défloration eut lieu le 3 juin 1994, à la Grande salle de Vennes, la fameuse halle de gymnastique lausannoise convertie en grand-messe gothique. Avec mon pote Jack, on but le calice jusqu’à la lie. Ce soir-là, les Bad Seeds étaient le groupe le plus dangereux, le plus imprévisible, le plus rock’n’roll du monde. Je vécus sans doute une forme d’extase, comme ne peuvent en ressentir que des saintes ou des vierges.
Depuis ce moment-là, The Weeping Song est restée une compagne, une amie, une confidente. Elle m’a suivi en vinyle, en compact disc, en mp3. Elle a même survécu au jour où Blixa Bargeld a décidé de quitter les Bad Seeds pour se consacrer pleinement à son groupe. En concert, le xylophone a été avantageusement remplacé par la guitare rageuse de Mick Harvey. La voix du père s’est muée en sanglots longs du violon de Warren Ellis. Elle n’était plus tout à fait la même, mais elle restait entêtante, tout comme le souvenir de ce mal-être d’antan.
Puis, un soir de 2013, dans l’Australie natale de son géniteur, la «chanson des pleurs» connut une résurrection. Nick Cave fit monter sur scène Mark Lanegan – qui jouait alors en première partie – pour reprendre le rôle du père. Moment divin, précieusement partagé sur les réseaux sociaux. Mis à part Leonard Cohen, je n’imagine en effet personne d’autre à la mesure de cette chanson, une mélopée que je serais prêt à entendre à mon propre enterrement. Avec peut-être cette épitaphe: «No I won’t be weeping long» (Non, je ne pleurerai pas longtemps.)
Christophe Dutoit