ACTE I – LULU
1961. Pour l’heure, seul le calendrier indique que les années soixante ont débuté. Ni Dylan, ni les Beatles n’ont encore sorti d’album et les Américains ignorent que leur engagement progressif au Vietnam débouchera bientôt sur un traumatisme national. La grande peur du moment, c’est la guerre froide et sa course aux armements, un thème qu’Hollywood n’a d’ailleurs pas tardé à exploiter. Gregory Peck et Ava Gardner partagent l’affiche du Dernier rivage, l’histoire d’une poignée de rescapés d’un conflit atomique qui entretiennent le vain espoir de trouver d’autres survivants, pendant que petit à petit les radiations gagnent l’ensemble de la planète. Le film ne recueille qu’un succès mitigé, mais il marque l’esprit d’une jeune fille qui en parle avec ses amis tard dans la soirée. Elle a vingt ans, elle vient du Canada, et son nom c’est Bonnie.
Cette nuit-là, à Los Angeles, le sommeil ne lui venant pas, Bonnie Dobson imagine le dialogue funeste d’un couple au lendemain du cataclysme nucléaire. Les mots sont simples, la suite d’accords guère plus sophistiquée. Elle étrenne sa chanson en août, au festival de Mariposa, en Ontario, et publie l’année suivante un enregistrement public au tirage confidentiel, Live at Folk City, où on peut entendre sa voix jeune et cristalline déclarer: « This is a song about Morning Dew, and I hope that it never falls on us. » L’émotion est déjà présente, mais sans doute fallait-il avoir l’oreille d’un songwriter tel que Fred Neil pour déceler le potentiel de la composition.
Avec Vince Martin, en 1964, Fred Neil double la guitare acoustique d’une ligne de basse et accentue l’intensité dramatique du texte, qu’il retouche légèrement. Effort louable, mais pas encore de quoi faire passer la chanson à la postérité. Le pas décisif, c’est Tim Rose qui l’effectue deux ans plus tard. Il ajoute une batterie, passe la basse en surmultipliée et laisse exploser sa voix. Au passage, comme il l’avait déjà fait avec Hey Joe, il s’arroge un quart des droits d’auteur pour une soi-disant adaptation des paroles. Cavalier certes, mais pas tout à fait immérité, car à partir de là, Morning Dew ne va cesser de se faire entendre et reprendre, notamment par The Grateful Dead, le groupe emblématique de la scène hippie de San Francisco.
Au mois de juin 1967, Morning Dew déferle sur les îles britanniques en mode freakbeat. Procol Harum la joue en direct pour la BBC tandis que sort un 45 tours signé Episode Six, un groupe où figurent certains Ian Gillan et Roger Glover qui feront plus tard les beaux jours de Deep Purple. Six mois plus tard, cette aristocratie du rock pur et dur va pourtant être battue à plate couture par une gamine.
Lulu n’a que 19 ans, mais elle a de la bouteille. Elle chantait déjà dans les boîtes de Glasgow à l’époque où Bonnie Dobson fréquentait les cinémas de Los Angeles. Mickie Most, le grand faiseur de tubes du moment, produit la chanson; John Paul Jones, futur Led Zeppelin, est à la baguette. Mais qu’on ne s’y trompe pas, celle qui fait la différence, c’est la gamine qui déclare à la BBC: « I keep trying of a new way of describing this next song, but there really only is one way. And that is to say that the beauty of it lies in the simplicity of the lyrics. »
Manifestement, cette simplicité transcende ses interprètes. Quelle voix! Trois comme elle sur le mur d’Hadrien et jamais les Anglais ne se risquaient plus loin. Envoûtée par les sorcières de Macbeth, Lulu extrait Morning Dew des brumes des Highlands pour la faire culminer au firmament de la pop.
ACTE II – NAZARETH
En 1968, le déferlement continue. En Irlande avec Sugar Shack, en Nouvelle-Zélande avec The Avengers ou aux Pays-Bas avec The Whiskers, dont la version vaut le détour. En Italie, I Corvi modifient le titre en Questo è Giusto, tandis qu’en France, il devient Mama, Dis-moi pourquoi dans la bouche de Josiane Grizeau, qui a tout juste 20 ans et se fait appeler Séverine. La chanson continue bien sûr de faire école en Amérique. Nova Local passe Morning Dew au kaléidoscope et la ressort en mode psychédélique. Lee Hazlewood, le prolifique moustachu qui signe tous les tubes de Nancy Sinatra, lui apporte une subtile coloration country.
Cette année-là, cependant, le climat social se durcit, et la musique aussi. En mai, pendant que les étudiants hérissent des barricades dans les rues de Paris, une bande de gringalets fait deux brèves incursions dans les studios d’Abbey Road. Il en résultera Truth, un album qui va servir de modèle à Jimmy Page pour le premier Led Zeppelin, et qui sous bien des aspects lui demeure supérieur. Il faut dire que Jeff Beck est à la Stratocaster ce que Niccolò Paganini est au Stradivarius et qu’il y a là Ron Wood, qui finira sa carrière chez les Rolling Stones, Rod Stewart, qui hissera la croix de St Andrews au sommet des hit parades, ou encore Ken Scott, l’ingénieur à qui Bowie confiera le son de ses premiers albums. Origines écossaises du chanteur oblige, leur version de Morning Dew débute sur un air de cornemuse, le calme avant une bataille où la voix rauque de Stewart affronte les effets wah-wah déchaînés de Beck. Rarement l’expression «ça déchire» n’aura semblé plus appropriée.
Le clou, qui paraît pourtant bien planté, ne demande qu’à être enfoncé. La chanson revient en force dans l’histoire du rock en 1971, une nouvelle fois avec une version qui en a sous le kilt. Ni les critiques éclairés ni les fans du groupe écossais n’ont jamais fait grand cas du premier album de Nazareth, à tort! Plus dynamique qu’un Black Sabbath, plus lourd qu’un Led Zeppelin et plus propre qu’un Deep Purple, ce disque entrouvre les portes du heavy metal.
Un hymne folk étiré sur sept minutes et boosté aux amphétamines s’impose comme la pièce maîtresse de cette œuvre mégalithique. Oubliez Paranoïd, Whole Lotta Love ou Smoke on the Water, la chanson qui met le hard rock à genou se nomme Morning Dew.
ACTE III – BONNIE DOBSON
Comme un talisman protecteur, Morning Dew n’a cessé de marquer les débuts de carrière d’artistes précurseurs et de s’inscrire à l’avant-garde des courants musicaux. On retrouve la chanson en 1968 sur le premier Krokodil, un groupe qui aurait tout raflé dans la catégorie Krautrock s’il avait été allemand plutôt que zurichois. La version soul jazz que Selena Jones propose en 1970 n’a qu’un intérêt anecdotique, mais celle de Blue Mink de 1972, dans un genre qu’on qualifierait aujourd’hui de breakbeat, est très en avance sur son temps. En 1987, alors que le rock industriel est en plein essor, le grunge fait ses premiers pas. Cette année-là, deux nouvelles versions de Morning Dew voient le jour, celle des Berlinois d’Einstürzende Neubauten et celle des Screaming Trees, un groupe de la côte nord-ouest emmené par Mark Lanegan. Devo leur emboîte le pas en 1990 avec une décevante version électro (à l’impossible nul n’est tenu).
En 2002, c’est dans un style plus classique que Robert Plant ajoute Morning Dew à son répertoire. Dans un concert, en 2015, il raconte sa surprise lorsqu’il a rencontré son auteure dans les années soixante. « I was totally unaware that this spectacular piece of music had been written by the great […] Bonnie Dobson », dit-il en l’invitant sur scène pour un duo. La classe, ça ne s’invente pas.
L’adoubement par les plus grands, Bonnie Dobson ne devrait pourtant pas en avoir besoin. Elle avait fini, en 1969, par enregistrer sa propre version studio. C’était ce qui s’appelle remettre l’église au milieu du village. Sa chanson ne doit rien à personne, pas plus que sa voix n’a à envier quoi que ce soit à quiconque. Morning Dew, de et par Bonnie Dobson, est aussi, et peut-être avant tout, un monument du folk.
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L’arbre noir – Nino Ferrer
Difficile de situer Nino Ferrer dans le paysage musical hexagonal pour qui n’a pas baigné dans la chanson française depuis son plus jeune âge.
Déjà, on le confond. Ferrer l’Ardéchois, qui donnait dans la variété provinciale ? Ou bien l’autre Ferré, avec les longs cheveux gris, celui qui faisait du slam quarante ans avant Grand Corps Malade ?
C’est lequel Nino ? L’autre, c’est Jean. Ou alors c’est Léo. Voilà, il y a Jean et Léo. Et Nino alors, c’est encore un autre Ferrer ? Nino, ça pourrait être le mec qui chantait Mirza. Et Les cornichons et Le téléfon, toutes ces chansons avec des rimes à la con. Et puis Le Sud, bien sûr. Voilà, on situe Nino Ferrer maintenant. On peut stocker l’information quelque part dans sa tête, ça peut toujours être utile dans un blind test. Sauf qu’au au prochain blind test, on entend Une belle histoire, Pour un flirt avec toi ou Les élucubrations, et à chaque fois, on hurle Nino Ferrer ! On se paie la honte, on perd des points et on se demande de nouveau avec qui on confond Nino. Ça pourrait durer comme ça plus d’un million d’années.
Jusqu’à ce qu’on entende L’arbre noir.
Et là, il ne faut que trois secondes. Une seule mesure suffit pour prendre la mesure du gouffre qui sépare ces quelques notes des véritables variétés verdâtres si longtemps portées par les ondes francophones. L’attaque est franche mais subtile, pas dans le genre Whole Lotta Love ou cinquième de Beethoven, mais avec une variation sur un accord mineur par une guitare acoustique. Puis une six-cordes électrique se manifeste en douceur, juste pour signaler qu’elle est là, tandis que la voix se glisse dans sa mélodie. Et c’est le choc, car Nino chante en français ! Du rock. Pas de la variété, ni de la chanson française ou de la French pop, non, du rock. L’hypothèse saugrenue, à laquelle seuls s’accrochaient encore quelques fans de Johnny de mauvaise foi, se voit ainsi validée: le rock peut se chanter en français. Même que ça fait bizarre de comprendre les paroles. «Rien n’a changé, tout est pareil, tout est pourtant si différent», des mots simples et percutants défilent en une valse sans espoir, jusqu’à ce que la voix se taise et laisse place à l’écho du magistral solo de Micky Finn. Le son évoque les meilleures heures de David Gilmour, Stephen Stills ou Rory Gallagher, autre guitariste irlandais de génie dont la carrière eut été toute autre si ses origines l’avaient incité à davantage de tempérance. Les débuts de Micky avaient en effet été prometteurs, avec l’enregistrement, en compagnie d’un jeune musicien du nom de Jimmy Page, de The sporting life, un morceau de rhythm’n’blues qui n’aurait en rien dépareillé la programmation du Marquee en 1965 à Londres. Les lendemains ont déchanté, jusqu’à sa providentielle rencontre avec Nino Ferrer avec qui il a participé tout au long des années 70 à la création d’une œuvre monumentale. Car après la première écoute de L’arbre noir, on ne demande qu’à en découvrir davantage, le plus vite possible, démarche pour une fois simplifiée par l’existence d’une intégrale Nino Ferrer disponible à vil prix.
Et là, ce qu’on entend, on ne le comprend pas. C’est irréparable, La rua Madureira, La Maison près de la fontaine, autant de merveilles de la chanson française inexplicablement absentes des émissions nostalgiques. Et les albums ! Métronomie, entre rock psychédélique et progressif, Nino and Radiah et son folk sudiste, le très rock Blanat où figure L’arbre noir, Véritables variétés verdâtres, avec son incroyable Ouessant, un tube disco-prog instrumental sans aucun équivalent dans la musique anglo-saxonne. Était-ce pour ne pas faire d’ombre à une production hexagonale de piètre qualité que ces chefs d’œuvre ont été ignorés? On en viendrait à croire aux théories du complot.
Enregistré en 76, mixé en 78, paru en 79, L’arbre noir avait été composé vingt ans plus tôt. A travers son écorce suinte une sève de tristesse qui au fil des années n’a jamais quitté Nino Ferrer, une tristesse qu’il a vainement essayé de tromper en faisant le clown dans les années 60 et qu’il n’a pu sublimer dans les années 70 qu’à travers le rock, inscrivant dans l’histoire musicale une empreinte qui trouve sa place juste à mi-chemin entre Jacques Brel et Pink Floyd.
C’est assez facile à situer, non ?
Stéphane Genilloud
Avec le temps – Léo Ferré
Une chanson.
J’avais commencé les parties avec Whole Lotta Love, Led Zeppelin. ça venait de sortir, ça allait bien, ça secouait fort. Puis, avec le temps des bonus agonisant, est arrivé un autre rythme, d’autres sons. Tout aussi contemporains mais plus lointains, comme plus sourds et dominant néanmoins petit à petit les clacs des spots lumineux et les tacs de la boule de fer derrière la vitre sale sur laquelle n’en finissait pas de refroidir mon hot-dog déjà bien tiède et trop mou. La monnaie vint à manquer, la pin-up quitta jupette et soutif en néon, la saucisse de Vienne chut et le flipper bouda.
Alors cette nouvelle voix que distillait le juke-box, et qui avait déjà bien gommé l’ambiance générale du bar, devint encore plus présente. Pour devenir une présence qui me hante encore aujourd’hui. Le bar s’appelait le Pépin… et le 45 tours Avec le Temps.
Moi, En ce temps-là j’étais en mon adolescence / j’avais à peine seize ans et je ne me souvenais déjà plus de mon enfance (Cendrars). Alors donc comme je commençais déjà à deviner que les plus chouettes souvenirs ça t’as une de ces gueules, cette chanson me foudroya. Non pas comme une langueur triste et désillusionnée, mais comme le souffle même de la lucidité. La lucidité, qui vient de Lucifer, de celui qui porte la lumière, et qui distribue tantôt les élans et tantôt les retenues, se révélait formidable dans cet ensemble indissociable d’une voix, d’un piano, d’un texte et d’une mélodie. Tout le contraire d’une pose et d’un arrangement!
C’était, et c’est toujours, davantage un souffle qu’une histoire à chantonner, qu’une mélodie à susurrer, qu’une leçon de vie déguisée en poésie. Et surtout : irréductible et inimitable, comme l’est un battement de paupière qui aimerait chasser ou revoir un geste dans une pauvre lumière. Il y a dans cette composition et surtout dans cette interprétation une pureté exceptionnelle et inégalable. Les nombreuses reprises qui en ont été faites par une foule de pousse-la-voix l’attestent bien tant elles sont méprises appauvries par un respect trop grand ou encore par une appropriation opportuniste trop jouée. Dalida seule a su éviter de « reprendre » cette chanson, pour lui donner son souffle à elle. Ce qui ne m’étonne pas, car bien avant de se résumer en icône yé-yé et en ce pourquoi elle cessa, Dalida était bien une de ces voix qui n’est que le son du souffle au cœur d’une gorge et qui sait pourquoi, à peine comment, il doit sortir ainsi.
J’écoute cette chanson, mais tout Léo Ferré, depuis plus de quarante ans avec l’impression de toujours redécouvrir non pas vraiment les paroles mais comment celles-ci s’agglutinent à la mélodie, ou l’inverse : bref, comment le chant colle à la peau et à son timbre. Lorsque j’ai réalisé cette photographie, quelques années avant sa mort, c’est cette parole et son tempo que je ne cessais de voir, bien en deçà et au-delà des postures de la renommée.
Je ne connais toujours pas le texte par cœur de bout en bout, parce que la voix m’emporte chaque fois, encore et encore. Mais je sais ses syllabes sur ses mesures qui en disent plus. Je sais ses intonations plus puissantes que les mots seuls qu’elle lance. Il ne s’agit nullement de vers accompagnés d’instruments, mais bien de notes qui tirent en avant les mots, ceux des pauvres gens, les permettent, j’allais dire les osent : Ne rentre pas trop tard, surtout ne prends pas froid… Et j’entends dans l’orchestration, hélas impossible à citer ici et j’en rage, ces murmures inaudibles et infinis qui se cherchent et qui viennent s’échouer en une litanie, en une rengaine, précisément comme vient se coucher dans une photographie, surpris, tel trait sur une gueule resté autrement inaperçu et qui la tatoue désormais.
Avec le temps, cette petite chose écrite en deux heures, disait Ferré agacé de son succès, est devenue un monument, un classique heureusement loin d’être un serment maquillé qui s’en va faire sa nuit dans l’industrie du divertissement et d’un art mineur ! Et pour terminer si Avec le temps, va, tout s’en va, cette chanson désigne un contraire et tient de l’exception, en demeurant vraiment, en ne s’en allant pas, ni même en prenant une ride. Ce genre d’exception qui fait que malgré le rythme de nos jours on se surprend parfois à fredonner un air entêtant, presque sans le vouloir, sans le choisir en tout cas, comme on shoote tout à coup un marron sur le trottoir et qu’il va dessiner pour un temps une autre trajectoire.
Alan Humerose
Fribourg, 28 septembre 2014
Céline – Hugues Aufray
Je devais avoir douze ans, et elle quatorze. Elle avait une guitare et une jolie voix. On était autour d’un feu; ça sentait bon le cervelas, les parents jouaient aux cartes. Hugues Aufray était notre Henri Dès et Céline notre tube…
Mais voilà qu’un garçon de seize ans prend la guitare et chante du Johnny…
Je détesterai pour toujours Johnny.
Et « dis-moi, Céline, les années ont passé… » et moi non plus je ne me suis pas marié.
Maintenant, mon fils s’essaie à la guitare et je lui montre les seuls accords que je connaisse, ceux de Céline et des Portes du pénitencier… Et lui préférerait Kashmir de Led Zep!