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Every Time You Go Away – Paul Young

La première chose dont tu te souviens, c’est l’odeur, à peine entrée dans l’allée du petit immeuble, un parfum de musc entêtant, cette essence rare que tu lui ramenais régulièrement de chez le parfumeur du grand bazar du Caire, un liquide rouge foncé et précieux qu’il mettait un peu partout, sur des mouchoirs, sur les ampoules des lampes, sur son corps en sortant de la douche, un parfum qui s’échappait du 3ème étage jusqu’en bas de la cage d’escalier. Tu montes les étages quatre à quatre, il fait doux et humide, l’air de la mer flotte autour de toi, la Méditerranée est à 10m à peine, juste devant chez lui, tu entends le bruit apaisant des vagues qui se mélange aux notes de la musique qu’il adore, captée sur son vieux poste radio, une machine préhistorique qui recrache les programmes en ondes courtes d’une improbable station turque. Le musc, Ace of base et le dernier tube de Tarkan, et toi dans ton sac à dos d’adolescente, tu as glissé la cassette que tu lui offriras dans quelques secondes, tu as passé des heures à lui préparer une compil de la musique qu’il aimera sûrement, de la musique noble, des chansons d’adulte, Ella Fitzgerald, Nina Simone, Paolo Conte, la musique que tu écoutes en te sentant déjà mûre dans ton tout premier appartement à Genève. Lui, il te fera son sourire de papa fier, il t’embrassera tendrement, te dira que tu as grossi, ou maigri, que tu as grandi, que tu es belle, et que merci pour cette jolie musique qu’il n’écoutera peut-être même pas. Sur cette même cassette, il enregistrera par dessus tes musiques somptueuses les derniers hits à la mode diffusés avec plein de grésillements par radio disco turque, et il te les fera écouter en boucle en dansant comme un jeune enfant et en te servant du champagne. Là, au milieu du désert libyen, sur son balcon face à la mer, en mangeant du saumon fumé qu’il a acheté en prévision de tes vacances chez lui, il te racontera pour la énième fois ses exploits de jeune banquier au Soudan alors que Paul Young entamera en larmoyant qu’à chaque fois que tu pars, tu emportes avec toi un morceau de son coeur. « Everytime you go/ away/you take a piece of me/ with you ». Là, sur la route entre Alexandrie et la Lybie, au km 77 à l’ouest d’Alexandrie, dans cet hôtel où il a choisi de passer le reste de ses jours, dans cet appartement qu’il a joliment nommé « Haig’s hideaway », tu passeras comme chaque année des vacances merveilleuses et reposantes, balnéaires et pleines de souvenirs, avec Haig, ton père arménien, et son vieux poste de radio. Après un mois de repos total et de discussions interminables, ponctué de moments gastronomiques hors du commun (ah, son inimitable strudel du petit déjeuner, ses jus de mangue et ses artichauts en boîte), tu referas ta valise sous son regard de plus en plus mélancolique. Tes vêtements seront imbibés de ce parfum de musc, tes cheveux aussi, il t’accompagnera en traînant ses vieilles pattes jusqu’au taxi antique qui t’attend sur la piste de sable pour t’emmener loin de lui, ce vieux tacot qui te ramènera a ta vie de jeune femme moderne, en Suisse. « Every time you go / away »… Debout, minuscule dans ce désert immense, ses cheveux gris volant dans le vent du désert, il agitera piteusement sa grosse main carrée, celle dont tu as hérité, le poids du monde sur ses épaules dans son joli pull vert gazon, et dans la vitre arrière du taxi, derrière la poussière de sable qui s’élève, tu le verras devenir de plus en plus petit. « You take a piece of me / with you ». Derrière tes larmes, tu devineras les siennes, si loin déjà, tu te souviendras de ce message qu’il t’avait laissé sur ton répondeur, dans ton appartement de jeune étudiante célibataire, en Suisse, lui qui aimait aussi Stevie Wonder, « I just called to say I love you », et quand il ne sera plus qu’un petit point vert au milieu du désert, quand le taxi aura pris le fatidique virage qui le coupera définitivement de ta vue, tu sècheras tes larmes en entendant encore Paul Young. « Every time you go / away / you take a piece of me / with you ». Tu fredonnes tristement dans le taxi qui prend la route d’Alexandrie, et tu ne sais pas encore que ce petit point vert était la dernière image que tu auras eue de ton père. Quatre mois plus tard, il mourra tranquillement d’une crise cardiaque en dégustant son historique strudel, dans le petit appartement qui embaume encore le musc.

Mélanie Croubalian

 

 

Dernier sourire – Mylène Farmer

La mort, le deuil, le chagrin, l’absence, le souvenir. Des thèmes de vie qui nous peinent, mais qui nous accompagnent inévitablement.

Mylène Farmer écrit Dernier sourire en 1989, semble-t-il en mémoire de feu son papa, avant de la reprendre en 1992 sur le disque “Urgences – 27 artistes pour la recherche contre le sida”, puis en 2000 lors du Mylenium Tour.

Cette chanson est aussi triste qu’elle est prenante. Avec un rythme tendre mais constant, on se laisse emporter.

“Sentir ton corps souriant de douleur.

Qui s’acharne à souffler tes bougies?

Est-ce te trahir si je t’invente des lendemains qui chantent?

Ton souvenir ne cessera jamais de remuer le couteau dans ma plaie…”

La poésie est au rendez-vous. Et on s’identifie tous à ceux qui nous manquent et que le souvenir nous anime. À ceux qui sont partis trop vite, emportés par la maladie. À ce que l’on ne partagera plus ensemble, tout en sachant qu’ils continueront de remplir nos cœurs toute notre vie.

Jenoe Shulepov

Nantes – Barbara

Autant vous avertir tout de suite: si vous cherchez une chanson pour votre mariage à intercaler entre « La danse des canards » et « A la queue leu leu », évitez Nantes. Et ne l’écoutez pas davantage si votre femme s’est barrée avec votre meilleur ami ou si vous venez de voir un film de Michael Haneke. Car Nantes est une de ces noires merveilles qui vous fouaille l’âme et vous laisse totalement démuni.

En 1964, Barbara n’est pas encore vraiment Barbara. Elle doit sa petite notoriété à l’interprétation de chansons d’autres artistes. Pas les plus mauvais : Brel, Brassens, Ferré. Déjà, la critique n’est pas indifférente à sa voix envoûtante. Mais le succès viendra avec ses propres compositions et le mythique « album à la rose », Barbara chante Barbara (qui recèle outre Nantes d’autres pépites, tels Gare de Lyon et Pierre). Séduit, Brassens lui propose de faire sa première partie à Bobino. Le tournant. La prestation de la néophyte éclipsera presque le grand Georges et sa moustache. Nantes n’y est pas pour rien.

Il pleut sur Nantes
Donne-moi ta main
Le ciel de Nantes
Rend mon cœur chagrin

Nantes, c’est quatre minutes éprouvantes d’émotion en intraveineuse. Autobiographique, la chanson évoque son ultime rendez-vous manqué avec son père. Sorti de sa vie depuis longtemps, le « vagabond » l’a fait appeler d’urgence. Agonisant à l’hôpital, il veut faire ses adieux à sa fille, « se réchauffer à son sourire ». Elle se rend à Nantes, « 25 rue de la Grange-au-Loup », mais arrivera trop tard.

Il lui faudra quatre ans pour mettre des mots sur cet épisode douloureux. Quatre ans pour écrire la plus belle et bouleversante chanson du monde.

A l’heure de sa dernière heure
Après bien des années d’errance
Il me revenait en plein cœur
Son cri déchirait le silence

Pas de trace de rancœur ni de pathos là-dedans, pas d’effets, rien qu’une voix troublante de sincérité, une mélodie sobre (rien avoir ici avec l’amplitude lyrique de L’Aigle noir) et quelques notes de piano frôlées. Et cette façon inimitable de confier avec force et pudeur des fragments d’intimité. A tel point que ses blessures deviennent les nôtres. Et que le poids des remords de ses retrouvailles avortées nous écrase aussi peu à peu.

Puis arrivent ces derniers vers, parmi les plus beaux jamais chantés, évoquant le pardon au père incestueux. Si vous ne vous êtes pas liquéfiés avant, vous serez subjugués par leur beauté mélancolique, par l’humanité qui s’en dégage, par l’intensité de cette voix débordant de miséricorde. Ça en dépasse l’entendement :

Au chemin qui longe la mer
Couché dans un jardin de pierres
Je veux que tranquille il repose
A l’ombre d’une rose rose

La grande dame brune lève alors son regard et plante ses yeux embués dans les vôtres. Et là, à moins d’avoir la sensibilité du docteur Mengele, votre gorge se noue, vos yeux se mouillent. Une ultime plainte étranglée, sublime, affleure des tréfonds d’une âme en lambeaux. Une plainte qui vous arrache les entrailles :

Mon père, mon père.

 

Philippe Lamon