Aujourd’hui,
c’est jour de fête. Mon père annonce fièrement que nous allons voir passer le
Tour de France. Dans mon petit cerveau immature de 4 ans, je sens
l’embrouille : « Ben voyons, le Tour de France… Ici en Suisse…». C’est
encore un moyen de m’emmener chez le docteur pour un vaccin sans que j’hurle à
la mort durant le trajet vers le lieu du crime ? Mes soupçons s’atténuent lorsque
je vois mes 5 grands frères et sœur s’entasser dans notre Fiat Mirafiori rouge,
coincés entre les chaises pliantes, le parasol et la glacière.
Mes
craintes définitivement envolées, je suis impatient de voir en action ce
blaireau et cet intello dont on parle si souvent à la maison depuis le début du
mois de juillet. Il faut dire qu’en famille, on parle sport avant de parler
français. Dans nos repas, nous sautons du coq à l’âne : des deux K à Michela
Figini, de Stéphane Volery à Alvaro Lopez, de Mohamed Ali à Christine Stückelberger.
J’ai même provoqué l’hilarité générale l’autre jour en demandant si la
« Bundes Ligue B » existait…
Mais
revenons à ce 19 juillet 1984. Les sièges enfants n’ayant pas été encore inventés,
je prends place sur les genoux d’un de mes frères. J’ai de la chance :
aujourd’hui, je n’ai pas à brûler mes frêles cuisses au contact du cuir noir devenu
incandescent sous l’effet de la canicule. Quelques minutes de trajet nous font rejoindre
notre tribune du jour mûrement réfléchie par le paternel : un poste
d’observation stratégique au bout d’une longue ligne droite bien pentue.
Les
effluves de grillade se mélangent aux parfums de raclette. Les postes radios crachent
les tubes de l’été. Une ambiance de kermesse règne au bord de la route. Ça
baragouine dans des langues jusqu’alors inconnues à mes oreilles. J’apprends
mes premiers mots en hollandais : Joopzoetemelk et Peterwinnen. Autour de
nous, 2 clans se disputent les pronostics : les afficionados de blaireau
d’Yffiniac et les supporters de l’intello bigleux parisien. Les moins
connaisseurs misent plutôt sur une victoire d’Eddy Merckx (qui a quand même
arrêté sa carrière depuis 6 ans) ou de Fausto Coppi (enterré depuis 24 ans). Les
spécialistes, eux, étalent leur science et rappellent à l’assemblée qu’ils ont
vu gagner le jeune Lemond, 4ème au général, à Savièse en 1978 pour
sa première course junior en Europe.
Etonnamment,
je ne garde aucun souvenir de la caravane publicitaire. Je suis certainement trop
impatient de voir, en chair et en os, mes héros du mois de juillet. La rumeur
enfle, il parait que les coureurs finissent leur interminable remontée de la
vallée du Rhône et viennent d’attaquer leur pensum vers Crans-Montana. Les
spectateurs quittent brusquement la fraicheur de l’ombre des sapins pour s’agglutiner
au bord de la route.
Les
haut-parleurs distillent les informations de course dans un long grésillement :
La tête de course serait à moins de 10 minutes. A moins que ça soit cinq. Ou
deux. Qu’importe, l’excitation gagne le public surchauffé. La longue attente
sous le soleil a entamé les voyelles des plus assoiffés. Devant nos yeux, le ballet
des motos s’accélère. Le bruit de l’hélicoptère devient assourdissant.
Puis
surgit ce maillot jaune aux lunettes rondes, ses cheveux de lin enserrés dans
un fin bandana blanc, jaune et noir. Dressé sur ses pédales, les mains en bas du
guidon, le regard concentré et déterminé, il donne une impression de légèreté comparé
à ses 2 compagnons d’échappée qui maltraitent leurs montures d’acier.
La
grâce et le panache de Laurent Fignon impriment à jamais ma rétine. L’image de
son passage est mon plus lointain souvenir. Elle est tellement forte qu’elle
efface totalement la suite de la journée. Exit l’image du blaireau fatigué et
blessé dans son amour propre qui perd ses dernières illusions sur les pentes de
Crans-Montana, Exit les Grezet et Breu qui flirtent pourtant avec les meilleurs
grimpeurs du moment. Exit les gueules grimaçantes des routiers-sprinters, las
de ces montagnes trop hautes pour leurs lourdes carcasses. L’image du maillot
jaune sera surtout un acte fondateur : le cyclisme sera mon fil rouge. Blondin
disait « On quitte les bras de sa mère pour le guidon d’une bicyclette ».
J’ai fait mon coming-out ce jour-là : je ferai de ma passion mon métier.
Enfant,
j’ai souvent rejoué sur mon petit Cilo rouge la victoire triomphale de Fignon
et son attaque fulgurante sur la montée vers Vermala. J‘ai réinterprété à
maintes reprises la scène du contre-la-montre du Giro 1984 et sa grande
injustice : l’hélicoptère de la RAI le filmant de tellement près afin de générer
des turbulences et favoriser la victoire finale de Moser, pourtant déjà aidé
par un parcours traversant une Italie désespérément plate. J’ai passé des
heures sur le vieil atlas familial à dessiner des parcours de Tour de France ou
de Giro, gravant de manière indélébile dans ma mémoire des localités
improbables.
Ado,
je n’ai loupé aucun Grand Monument ni aucune étape de Grand Tour. La petite
reine a été ma respiration dans le chaos de l’adolescence. Crédule, je me suis
dopé aux exploits et aux folles chevauchées douteuses. Je me suis surtout
résigné de n’avoir ni le cœur ni les jambes pour rejoindre les pelotons de mes idoles.
Adulte,
j’ai eu la chance de côtoyer professionnellement et rencontrer bon nombre de
champions de mon enfance. Certaines idoles de ma jeunesse se sont avérées des
hommes peu amènes. D’autres que j’ai tant détestées devant ma télévision ont
dévoilé des personnalités exceptionnelles : des hommes au grand cœur et à
la simplicité touchante.
Malgré
le regard d’adulte et la naïveté envolée, les cyclistes, de mon enfance ou d’aujourd’hui,
restent tous des véritables héros à mes yeux. Des forçats de la route, pour qui
je ne loupe jamais une occasion d’applaudir leurs exploits depuis le bord de la
route. Toujours avec le même œil étincelant et la passion dévorante que ce
gamin de 4 ans qui vit un blaireau chasser un intello un jour de juillet 1984 à
Crans-Montana.
On raconte n’importe quoi sur le combat du siècle. Déjà, ce n’était pas le combat du siècle. Mohamed Ali contre Joe Frazier le 8 mars 1971, c’était bien davantage. Ensuite, à en croire certains, ce championnat du monde des poids lourds se serait déroulé au Madison Square Garden de New York. Faux! Un garçon de dix ans peut en témoigner: ce choc de titans a eu lieu dans un village jurassien près de Porrentruy. D’ailleurs, retournons-y.
C’est la nuit et il y a de quoi se
lever. Un peu partout en Suisse, deux maisons sur trois sont éclairées.
Il ne faut pas surtout pas rater ça à la télévision. Depuis des
semaines, on ne parle que
d’Ali et Frazier. A la récré, les enfants miment leur combat à venir.
Au bistrot, au bureau, à l’usine ou dans la rue, les adultes souhaitent
pour la plupart une seule chose: voir Frazier tabasser Ali et lui fermer
sa grande gueule.
Nous sommes donc au début des années
1970. La boxe déchaîne les foules et imaginations. Ses titres signifient
quelque chose et ses champions ont une aura à part. L’humanité ignore
tout des tennismen
mais rien des boxeurs. Plus populaire que le noble art, il n’y a pas.
Gâteau sous la cerise, il y a ce
combat commandé par un destin malin: Joe Frazier, tenant du titre, face à
Mohamed Ali revenu récupérer son bien après une retraite forcée.
Première fois qu’un championnat
du monde oppose deux champions invaincus. Avec, en bonus, une
opposition de styles parfaite: le puissant cogneur, petit et râblé,
contre le danseur, grand et fin escrimeur. Le nouveau champion costaud,
humble et discret, contre l’ancien champion flamboyant, vibrant symbole
de la cause noire, privé de boxe pendant trois ans pour avoir refusé d’aller faire la guerre au Vietnam.
Au Vietnam, ce 8 mars, les bombardements américains s’arrêtent net. Tous les GI’s sont devant la télévision, le pays retrouve la paix le temps d’un combat de boxe. Ali-Frazier
va commencer, la Terre entière retient son souffle. Un gamin de dix ans
aussi. Il est trois heures du matin dans le Jura. L’enfant est resté
éveillé jusque-là et il est pour Ali, pour le plus beau.
Le gong retentit, c’est parti! Joe
Frazier, short vert pomme, a l’allure menaçante d’un tank. Ali, en short
rouge, contient ses assauts et le domine légèrement durant les trois
premières reprises.
Tiens, quelque chose en lui a changé. A 29 ans, il n’est plus tout à
fait le champion insolent qui régna sur la catégorie de 1964 à 1967. Il a
un peu moins d’éclat, est un peu moins rapide, mais garde tous ses
artifices techniques et reste superbe à voir.
Seul ennui pour lui, la boxe n’est pas
un concours de beauté. Frazier continue d’avancer sous la mitraille et
commence à placer son crochet gauche. Bing! Ali encaisse en
fanfaronnant. Bang! Ali encaisse
mais commence à grimacer. Boum! Ali encaisse tout, au fil des rounds,
mais sa mâchoire enfle à vue d’œil. Le combat est âpre, intense,
violent, sans temps mort. Ces deux-là ont du tonnerre dans les veines,
un orgueil fou et la haine au cœur, mais Frazier a
le punch en plus. Ce char d’assaut semble inarrêtable. En perpétuel
mouvement, il essuie une grêle de jabs sans broncher et porte les coups
de loin les plus lourds. A la onzième reprise, Ali est au bord du k.o.
et souffre comme jamais.
Au début du quinzième et dernier
round, Ali est mené nettement aux points. Il doit mettre Frazier k.o.
pour gagner. N’y pensons pas. Au contraire, re-boum! Frazier décoche un
crochet gauche dément
dans lequel il a mis tout son poids, tout ce qu’il lui reste de force.
Ali s’écroule, l’Amérique noire et militante s’effondre avec son idole.
Frazier vient d’envoyer au tapis le Black Power, les Black Panthers et
toute l’équipe.
On ne se remet pas d’un crochet aussi
dévastateur. Ali, si. Il est compté «4» et se relève, porté par son ego
démesuré. Il termine le combat debout. Verdict: Frazier est déclaré
vainqueur aux points
à l’unanimité. Il conserve sa ceinture mais, exténué et le visage
tuméfié, il sera rapidement hospitalisé.
Joe Frazier a été fabuleux. Ali ne lui
pardonnera jamais d’avoir brisé ses rêves d’invincibilité, de l’avoir
humilié à la régulière, et il prétendra toujours avoir gagné le combat
du siècle. Ces deux-là
se retrouveront sur un ring, en 1974 puis en 1975, où ils ne seront pas
loin de s’entretuer. En attendant, Ali a perdu. Dans le Jura, un jeune
fou de boxe pourrait en pleurer. Il n’oubliera jamais ce terrible 8 mars
1971.
Consolation, il passera sa vie à
adorer Mohamed Ali. Le champion de légende. Le monstre de courage. Le
beau gosse au charme fou et à l’intelligence vive. L’homme
exceptionnel qui a redonné
aux siens de l’espoir et de la dignité, en un temps où les noirs ne
pouvaient partager ni les écoles ni les toilettes réservées aux blancs.
Ali a été le plus fascinant des
boxeurs. Il faudrait pourtant le dire aux jeunes gens: il a été parfois
le plus insupportable, le plus désagréable des champions. Traiter Joe
Frazier de gorille, par
exemple, ne le gênait pas. Prendre de haut la plupart de ses
adversaires lui semblait naturel. Et quelle immense tête de con! Pour
pouvoir rester dans la lumière, il s’est amoché dans une dizaine de
combats de trop et est devenu à quarante ans un vieillard
malade.
Pour dire merde aux diktats de son époque et pour nous faire lever la nuit, n’empêche, il n’y en avait pas deux comme lui. Et des combats du siècle comme celui de 1971, il n’y en aura pas avant plusieurs millénaires.
El
Clásico – Dimanche 23 avril 2017 – Stade Santiago Bernabeu, Madrid, Espagne
Real
Madrid – FC Barcelone 2-3
Ce soir-là, Lionel Messi débarque au stade Santiago Bernabeu de Madrid avec la tête des mauvais jours. Au sens propre d’abord, l’Argentin arborant un magnifique œil au beurre noir suite à un choc aérien, en milieu de semaine, avec le milieu de la Juventus, Miralem Pjanic. Mais, au-delà de l’aspect esthétique, c’est surtout la situation du FC Barcelone qui préoccupe le futur sextuple Ballon d’or. Les Blaugranas viennent d’être éliminés de la Ligue des Champions et comptent, au coup d’envoi, trois points de retard sur leur éternel rival madrilène dans la course à la Liga. La défaite est donc interdite pour les Catalans. Messi, lui, se sait attendu. Il n’a plus marqué face à la Casa Blanca depuis six confrontations, une éternité pour le meilleur buteur de l’histoire des Clásicos.
Et
les choses ne vont pas aller en s’améliorant pour l’Argentin. Dès la 12ème
minute, le numéro 10 réceptionne le ballon dans le rond central et élimine avec
facilité son adversaire direct, Casemiro. Mais celui-ci se retourne et cisaille
l’attaquant par derrière. Juste le temps pour l’arbitre de la rencontre de coller
un avertissement au Brésilien que Messi se retrouve une nouvelle fois à terre,
le visage en sang. Au ralenti, les 650 millions de téléspectateurs découvrent
le coup de coude de Marcelo dans la mâchoire de la Pulga. Le choc est tel que
d’aucun prétendront plus tard qu’il a coûté une dent au meneur de jeu.
À
priori involontaire, le geste fait pourtant ressurgir les heures sombres du
Clásico, quand José Mourinho avait élevé le vice et les sales coups au rang de
tactique footballistique face à la supériorité barcelonaise. Tandis que le
défenseur madrilène se fait désinfecter le coude, Messi revient sur le terrain,
une compresse médicale dans la bouche. Juste à temps pour voir la Casa Blanca
ouvrir le score sur un centre de Marcelo poussé au fond des filets par…
Casemiro. Comme dans tout bon scénario, les vilains commencent par triompher.
Mais
les Catalans n’ont pas le temps de s’apitoyer sur leur sort. À peine deux
minutes plus tard, l’Argentin prend les choses en main, fait disparaître deux
joueurs madrilènes à l’entrée de la surface et trompe Keylor Navas. Un numéro
d’équilibriste réalisé et célébré une compresse pleine de sang à la main. Juste
avant la mi-temps, Lionel Messi croit même pouvoir donner l’avantage à son
équipe quand il se rue en contre-attaque sur le but adverse. Mais sa chevauchée
est stoppée par une nouvelle faute flagrante de Casemiro. Si le Brésilien
échappe, miraculeusement, à un deuxième avertissement, ce ne sera pas le cas de
son capitaine, Sergio Ramos, expulsé à un quart d’heure de la fin pour un
énième tacle les deux pieds en avant sur la Pulga.
En
supériorité numérique et menant désormais 2-1 grâce à une merveille de frappe
d’Ivan Rakitic quelques minutes plus tôt, les Catalans paraissent en excellente
position pour ravir la place de leader à leur éternel rival. À cinq journées de
la fin du championnat, ces trois points pourraient s’avérer décisifs. Mais un
tel duel ne pouvait pas en rester là. À la 85ème minute, James Rodriguez se
charge de relancer le suspens et de faire lever tout le Santiago Bernabeu en
égalisant d’une reprise à bout portant. Malgré une ultime réaction d’orgueil
des Barcelonais, la partie semble se diriger vers un match nul faisant les
affaires des hommes de Zinédine Zidane.
Pourtant,
ce 234ème Clásico va basculer dans la folie. Il ne reste plus que trente
secondes à jouer quand, parti de son poteau de corner, Sergi Roberto, le
latéral droit catalan, se lance dans une course désespérée. À grandes
enjambées, il remonte une bonne partie du terrain, déposant Modric puis Marcelo
avant de transmettre le ballon à André Gomes. Aux abords des 16 mètres
madrilènes, le Portugais temporise avant de servir parfaitement Jordi Alba qui centre
en retrait. La sphère roule paresseusement à l’entrée de la surface, à la
recherche d’un destinataire. Il sera argentin, il sera gaucher. Oublié de tous,
Lionel Messi surgit de nulle part. Bien aidé par la malice de Luis Suarez, il
invente un espace entre Tony Kroos et Nacho, entre Keylor Navas et son poteau.
Quand
les filets tremblent, les joueurs de la capitale s’effondrent sur leur pelouse
et le Barça reprend la tête du championnat. Comble du symbole, l’assassin
argentin vient de planter son 500ème pion sous le maillot blaugrana. Il cherche
des yeux son passeur pour le remercier de l’offrande mais celui-ci court dans
la direction opposée. Alors, Lionel Messi improvise. Pris d’une inspiration
géniale, il retire son maillot et le brandit devant les tribunes madrilènes,
exhibant son nom et son numéro face à des supporters atterrés. Regard de défi
dans les yeux, l’Argentin toise ce Colisée moderne dont il ressort blessé mais
victorieux.
Anecdote du règlement, l’arbitre M. Alejandro Hernandez Hernandez vient avertir le meneur de jeu d’un carton jaune qu’il avait jusque là utilisé pour tenter de le protéger des mauvais coups. Les tristes amateurs de statistiques rappelleront sans doute que, fin mai, c’est tout de même la Casa Blanca qui sera sacrée reine d’Espagne. Mais ce 23 avril 2017, la Pulga a gagné bien plus qu’un titre. Lui qui est d’habitude aussi brillant sur le terrain que sobre au moment de fêter ses réalisations, s’est offert une célébration iconique, de celles que l’on reproduit dans les cours de récréation. La légende raconte qu’au moment de quitter le stade ce soir-là, Lionel Messi souriait de toutes ses dents. Ou presque.
Pour Jean-Yves
Dubath, ce camarade tant en écriture qu’en UFC.
C’est une de ces
histoires, une ancienne. On se la raconte de clan en clan, assis au coin du feu
avec les viandes tout juste chassées qui tournent, la graisse qui goutte dans
le brasier, et les pierres qui brunissent, se fendent. Finissent par éclater.
Il y a deux
hommes. Chacun convaincu d’être le plus fort. Chacun veut l’affirmer à la face
du monde. Comment pourrait-il en être autrement ? Parce que ces deux, ils viennent
d’une contrée mythique. D’une contrée de légendes. De guerriers. L’Irlande,
terre gardée par les druides. Le Daghestan, terre d’orfèvres et de bergers. Les
montagnes, un île.
Comme Achille et
Hector, comme Batman et le Joker, comme Gabriel Féraud et Armand d’Hubert, il
était dit que Conor « The Notorious » McGregor et Khabib « The
Eagle » Nurmagomedov, un soir, ils régleraient leurs comptes. Parce que
c’est leur métier, ils sont combattants professionnels au sein de la plus
fameuse organisation de MMA au monde, l’UFC. Et puis, ils ne s’aiment pas. Trop
différents pour ça.
Khabib est un
lutteur. Un effrayant, un implacable lutteur. Un grappler qui broie ses
adversaires, réduit leur force pourtant si grande à rien. Son père l’a voulu
ainsi. De son corps, de ses mains, ce qu’il fait du corps des autres, des
pantins livrés à son bon vouloir (mais son vouloir n’est justement pas bon), c’est
son devoir de fils. C’est la tradition dans laquelle il s’inscrit.
Conor, lui, cette
virtuosité pour le striking (la boxe pieds-poings) dont les fées de Dublin l’ont
gratifié, ce talent fabuleux qu’il a cultivé auprès de son coach John Kavanagh
ou de l’Espagnol Ido Portal, le créateur de la « Movement Culture », cette
exaspérante facilité, c’est pour l’argent. Toujours plus d’argent. Tellement
d’argent qu’au bout du compte, il ne se contente plus de suivre les règles. Il
les fixe. Peut-être que c’est ça, au fond, qui l’a perdu. Cette ubris qui, en
définitive, ne mène à rien.
Longtemps, les
deux hommes s’insultent, se menacent. La liste est longue, c’est une litanie,
un catalogue digne d’une épopée. Entre autres, Conor traite le père de Khabib
de terroriste. Khabib, plus sobre, mais pas plus mesuré, on le verra, traite son
futur adversaire de « chicken ». Conor, soudain forcené, berserk même,
le soir de l’UFC 223, avec sa bande, s’attaque à un bus. A l’intérieur, Khabib.
Pour toute réponse, ce dernier se contente d’un hiératique, et très vite
mythique : « Send me a message and tell the place. Wihtout security. Without
UFC.”
Alors, ce lieu
qu’il faut trouver pour mettre les choses à plat finit par être fixé. Las Vegas.
T-Mobile Arena. 6 octobre 2018. Sous l’égide de l’UFC, bien sûr. Comment priver
l’organisation de cet événement qui s’annonce comme un des plus rentables de
l’histoire de la discipline ? Et avec beaucoup, beaucoup de sécurité.
Pourtant, rien n’y fera. On le verra aussi.
Avant d’observer les
deux combattants en venir aux mains, parlons palmarès. Côté Khabib, champion de
la catégorie (les lightweights, 70 kilos) depuis avril, c’est très
simple : aucune défaite pour 26 victoires. Personne d’autre parmi les
stars de ce sport ne peut se vanter de ça : jamais vaincu. Côté Conor,
ancien champion des poids plumes et ancien champion de la catégorie (il n’avait
pas défendu sa ceinture pour partir boxer, et toucher un hallucinant jackpot de
100 millions), nous en sommes à 21 victoires pour 3 défaites. Malgré ces deux
ceintures, le bilan est moins impressionnant. Pourtant, l’UFC ne cache pas sa
préférence pour l’Irlandais. La promotion de l’événement, c’est la voix de John
Malkovich himself, ne claironne-t-elle pas : « the king is
back ? »
Opposition de
styles, opposition de personnalités, un storytelling qui ne fait pas dans la
subtilité pour une rivalité qui anime les deux hommes depuis des années. Tout
est là pour faire de cet UFC 229 un événement qui fera date. Ce sera le cas. De
très loin, la confrontation entre Nurmagomedov et McGregor est celle qui va
ramener le plus d’argent à l’organisation. Et qui fera le plus débattre fans et
médias. Parce qu’elle marquera les esprits.
Le ton est donné. À
bonne distance l’un de l’autre, encadrés par une sécurité apparemment rodée, les
deux hommes ne se touchent pas les gants.
Premier round. Malgré
une bonne défense de l’Irlandais, il faut à peine une soixantaine de secondes au
Russe amener sa proie au sol et la coincer contre la cage. Pendant les quatre
minutes qui suivent, sous les huées du public presque tout entier acquis à
McGregor, les deux hommes ne se relèvent pas. Jambes prises dans l’étau des
cuisses de Khabib, Conor endure le contrôle que son adversaire lui impose et
tente, derrière sa barbe, de faire bonne figure. Il n’y parvient pas vraiment. The
Eagle emporte cette reprise sur un Notorious impuissant devant sa puissance et
son efficacité.
Deuxième round. Il
faut remettre les pendules à l’heure. McGregor attaque. Front kick, genou sauté.
Fluide, Nurmagomedov s’échappe le long de l’octogone. Et riposte d’une droite gigantesque
qui envoie valser Conor assis sur ses talons. Haut et fort, ce coup clame devant
les 20’000 spectateurs de la T-Mobile Arena que le Russe peut jouer le jeu
l’Irlandais et boxer lui aussi. Joe Rogan, le commentateur phare de
l’organisation, n’hésite pas à parler de victoire morale. Ce n’est pas terminé,
45 secondes après l’entame de ce second round, Conor est arraché du sol, hissé
à hauteur d’épaule, pour se retrouver à nouveau dos au canevas. La domination de
Khabib est plus nette encore. C’est la phase que certains aficionados de MMA
apprécient en particulier, cette gourmandise qui pique les yeux et fait parfois
détourner la tête : le ground and pound.
Bloqué au sol, alors que son adversaire lui assène des :
« let’s talk know », l’Irlandais endure avec un courage qu’il faut
lui reconnaître une grêle de coups pour bientôt être pris dans une clé de bras,
une kimura, à laquelle il échappe de justesse. Au passage, il aura mis un genou
illégal à la tête du Russe, faute pour laquelle il ne sera pas pénalisé. Quelques
dizaines de secondes avant la fin de la reprise, McGregor parvient à se remettre
sur ses pieds, mais il termine cette dixième minute de combat contre le
grillage, incapable de représenter le moindre danger pour Nurmagomedov.
La corne sonne,
l’arbitre de la rencontre, Herb Dean, vient séparer les deux hommes. Conor
sourit : « it’s only business ». Pas pour Khabib. Tout est là,
peut-être. Cet échange au cœur du combat, cet échange au cours duquel, en fait,
ils ne communiquent pas et campent sur leurs positions. Fortune contre légende.
Lignée contre Succès. D’ailleurs, l’attitude de leurs camps respectifs illustre
bien ce fossé. « Relax », conseille son entraîneur à MacGregor. En
face, le coach Javier Mendez peine à temporiser les hurlements bestiaux des
coéquipiers de Nurmagomedov. De part et d’autre, l’enjeu n’est pas le même.
Troisième round :
les quatre premières minutes se passent debout et, pour la première fois dans
ce combat, malgré une fatigue évidente, le Notorious est peut-être légèrement
un ton au-dessus, mais sans pouvoir toucher the Eagle de manière significative avec
sa fameuse gauche (elle avait expédié Eddie Alvarez en deux rounds deux ans
auparavant). Il échappe même à deux tentatives de take-down, des amenées au
sol. Peut-être une victoire morale aussi ? Ça, Joe Rogan n’en dit rien.
Cette fois encore,
les deux hommes peinent à se séparer. Nurmagomedov, rictus moqueur aux lèvres, suit
McGregor, l’apostrophe encore : « Let’s talk ! » Ce dernier,
mains sur les hanches et dos tourné, ne sourit plus.
Quatrième round. Malgré
ce public qui scande son nom, l’Irlandais est rapidement jeté au sol. Incapable
de se relever, il est maltraité pendant deux longues minutes avant de se voir,
ayant abandonné son dos au Russe, pris dans une clé de cou qui le contraint très
vite à l’abandon. Herb Dean surveille l’action de près et se voit obligé de
forcer Khabib à relâcher sa prise. Il agite les bras, le combat est terminé. Conor
reste au sol. Dépité ? Soulagé ? Mais pour son rival, qui est
désormais son vainqueur, ce n’est pas terminé. Pourtant, il a gagné, c’est lui
le plus fort, on le sait, le monde entier le sait. Appuyé sur les mains de
l’arbitre qui le repousse, il invective son adversaire battu, se tourne vers le
clan irlandais et jette son protège-dents dans leur direction. Visiblement, le
Russe n’est pas rassasié.
Cinquième round…Beaucoup
a été dit. On s’est outré, on s’est emporté : « c’est une honte, ce
sport de barbares !» Moi, je l’aime bien, cette troisième mi-temps. Ces
coups de sang fameux sont autant de coups de fouet qui marque nos mémoires. Qui
a oublié l’oreille d’Holyfield croquée par Tyson ? Ou le coup de tête à la
poitrine de Zidane à Materazzi ? Voyez un peu : En trois enjambées, tandis
qu’un membre de la sécurité tente de le retenir (mais comment retenir un champion
du monde UFC invaincu) alors que du côté des commentateurs, on s’écrie
« no, no, no ! », mais moi accroupi sur mon canapé, je
disais : « yes, yes, yes ! » Nurmagomedov bondit par-dessus
le grillage de l’octogone pour, dans un saut qui restera mémorable (des
t-shirts AIR KHABIB seront imprimés), se jeter sur Dillon Danis, le coach de ju
jitsu brésilien de l’Irlandais. Dans la salle, chaos monstre. Les gens,
agglutinés, ne forment plus qu’un corps emporté par une houle, un ressac de
chair qui cherche à ramener le calme sans le trouver.
Ce n’est toujours
pas terminé. Le clan daghestanais débarque en force dans la cage pour venir
s’en prendre au combattant vaincu. Malgré la présence de la sécurité et de la
police, « this bench of thugs » comme Dana White, boss de l’UFC, les
a une fois qualifiés, tombe à bras raccourcis sur le Notorious qui réplique aux
coups qu’il reçoit. On se précipite, du monde partout, la clameur monte. Encore
une fois, le chaos. Du côté des commentateurs, Joe Rogan au premier rang, on
n’hésite pas à affirmer que cette victoire spectaculaire est souillée par ce
geste fou. Allons, allons, je pense différemment. Je pense que l’UFC n’a jamais
été dans le camp du Russe, je pense que Khabib ne s’est jamais senti respecté
par cette organisation qui semble préférer les coups d’éclat aux combattants
affichant honneur et respect. Conor en est la preuve. Alors, cet assaut
délibéré, c’est aussi une manière d’envoyer paître ces boutiquiers peu soucieux
des sagas et de leur résonnance dans le temps. D’une manière inattendue aussi,
le gentil (enfin, j’exagère, Nurmagomedov n’est pas gentil), celui qu’on
insultait, devient le méchant. McGregor est honorable dans la défaite,
disent-ils. Une manière de sortir quand même vainqueur ? Même battu, Conor
reste leur préféré.
Khabib remonte
dans la cage. Là, grâce à l’aide de ses partenaires d’entraînement, Daniel
Cormier et Luke Rockhold, les choses reviennent plus au moins au calme. Le
vainqueur réclame cette ceinture que, lui, il vient de défendre. Dana White la
lui refuse, sécurité oblige prétend-il.
Finalement, le
Russe, comme l’Irlandais quelques minutes auparavant, sort de l’octogone sous
bonne escorte. Dans la T-Mobile Arena de Las Vegas, la bronca n’est pas près de
s’éteindre.
Que s’est-il
passé ? Le fait est que, pour revenir à ce qui oppose fondamentalement les
deux hommes, Conor en avait assez. Vainqueur ou vaincu, il avait été payé.
Khabib, non. Je me mets dans sa tête, mais j’entretiens la conviction qu’il
attendait un combat plus disputé. Du coup, une fois la victoire obtenue, ce
n’était pas assez. Il n’était pas vengé. Sa lignée, des affronts qui avaient
été lancés, elle n’était pas purgée.
Conor, malgré une
nouvelle victoire (contre un adversaire sur le déclin) obtenue un an et demi
après cette défaite, quelque part, ne s’est jamais relevé de ce combat. Il
n’est plus qu’un pitre qui twitte.
Khabib est
toujours invaincu. Parce que tout l’argent du monde ne fera jamais le poids
face à une légende, une vraie. Parce que tout l’argent du monde finira dépensé.
La légende, elle, on y pense, on la raconte, on s’en nourrit.
« Le football est un jeu simple : 22 hommes courent après un ballon pendant 90 minutes et, à la fin, ce sont les Allemands qui gagnent”. Gary Lineker, avant-centre anglais, à la fin du match de demi-finale de la coupe du monde 1990 que la Deutsche Fußballnationalmannschaft a remportée aux tirs au but.
Il y a des dates
déclencheuses qu’on ne voit pas arriver. Le 12 juillet 1998 en est une pour
moi, celle où je comprends que le football peut vraiment revêtir les oripeaux
de l’Histoire en marche, que la victoire de la France contre le Brésil peut
créditer Jacques Chirac, jubilatoire au coup de sifflet final, de 15 points en
cote de popularité, qu’une tête chauve, celle de Fabien Barthez, peut inciter
des mâles, pourtant pas atteints d’alopécie, à raser leur toison. Dieu qu’il
était beau ce Barthez à genoux devant ses buts, le torse athlétique rejeté en
arrière dans une posture de reconnaissance pleine de ferveur presque
religieuse, face contre le ciel, au moment de la libération victorieuse ! Dieu
qu’il était viril et élégant ce Barthez qui renvoyait le ballon au milieu de
terrain après un arrêt d’anthologie ! Qu’un crâne luisant puisse devenir aussi
sacré que la main de Fatima, comme le laissait entendre le baiser appuyé que
Laurent Blanc lui a apposé avant le match, qu’un coup de tête de Zidane,
inspiré par le divin, à 27e minute, ait ouvert le score d’un match qui fera
dire à Thierry Roland qu’”après avoir vu ça, on peut mourir tranquille”, ne
peut pas laisser de marbre, même quelqu’un comme moi qui, comme beaucoup de
téléspectateurs, grossis un peu artificiellement les rangs des inconditionnels
tous les quatre ans, lorsque les championnats du monde convertissent ce sport
en drame planétaire. Les enjeux d’un ballon tiré dans les filets ou dévié par
le poteau sont alors tels qu’ils enflamment les rues, la presse, les réseaux
comme aucun autre sport n’est capable de le faire. Ce serait de la mauvaise
foi, alors, de persister à prétendre que le football consiste à courir après un
ballon (activité peu glorieuse), et son spectacle à regarder ceux qui lui
courent après (no comment).
L’issue d’un match qui fait dire à un commentateur que “la vie de Zinedine Zidane et L’histoire de la France n’ont plus été les mêmes depuis ce 12 juillet 1998”, invite à un test pour l’amoureuse de la philosophie que je suis (sans crainte du pléonasme). Car, si on veut soutenir l’idée que la philosophie est capable de parler de tout, elle doit par moments savoir passer un examen, un test de contrôle en quelque sorte, pour éprouver la solidité des concepts comme on teste la résistance des matériaux. Dans ce cas, autant être sérieux et choisir un sujet qu’on imagine aux antipodes, un sujet qui semble n’avoir aucune intersection avec elle.
Ce qui domine dans les
périodes où les championnats de football balaient tous les sujets d’actualité,
c’est la dimension dramatique de ce sport, ultra emblématique parmi tous
ceux où les joueurs s’affrontent directement.
Emprunté au grec
“drama” – une action chargée de conséquences – le drame a été
largement théorisé 350 ans avant J.-C. par Aristote, dans sa Poétique.
Philosophe grec de l’Antiquité, Aristote est à ranger dans le top 5 des
penseurs fondateurs de notre monde occidental, tant son œuvre a permis de
planter les bases d’à peu près toutes les sciences connues. Aristote Madiani,
ex-attaquant du RC de Lens et Aristote Nkaka, milieu défensif de Santander,
comme des milliers d’autres, doivent leur prénom à cet homonyme célébrissime,
qui a tout pensé et mis pas mal de clarté dans nos méthodes.
La notion de drame est
parfaitement adaptée au football qui est avant toute chose un spectacle, avec
ses règles (les lois du football, au nombre de 17 comme chacun ne le
sait pas), ses acteurs, sa dramaturgie. Evidemment – sauf en cas de match
truqué – les joueurs ne sont pas des acteurs au sens où il y aurait un script
ou un scénario préalables. Un match s’assimile davantage à une impro où les
joueurs doivent faire preuve d’imagination et d’inventivité à partir des aléas
du jeu et des schémas tactiques (théoriquement au nombre de 4, en gros) décidés
par l’entraîneur. Et cette simple conjugaison entre les contraintes (les
lois, les rôles de chacun -arrière, avant-centre, etc.) et l’imprévu qui
préside à la réalisation suffit à faire du football un spectacle tragique,
d’autant plus puissant qu’il est vécu plutôt que joué. Du
tragique pas pour semblant.
Le tragique est à peu
près partout dans un match où les joueurs s’engagent franchement, où ils
assurent un tempo qui tient les spectateurs en haleine, quand ils assurent un
jeu qui livre des moments de pure maîtrise technique et de brusques réussites
qui viennent consacrer des actions inventives ou courageuses. Tragique parce
qu’il y a de belles victoires autour de passes réussies qui signent, en même
temps, un désastre pour l’équipe adverse.
Gary Lineker, talentueux avant-centre anglais, à qui on doit la citation d’introduction du présent texte, résume d’un flegme teinté d’un humour tout britannique la douloureuse conclusion du match de demi-finale de la coupe du monde 1990 contre la Deutschefussballnational mannschaft. L’Allemagne ouvre le score à la 60e minute. Gary Lineker arrache l’égalité à la 80e. Le match, qui se termine sur 1-1 et participe en l’occurrence de la logique des éliminations, entame alors l’étape des tirs au but, procédé brutal où le tireur, seul face au gardien de l’équipe adverse, a une chance, une seule, de rassembler au bout de sa Nike Mercurial ou de son Adidas Predator – des noms qui annoncent le programme, tout empreint d’héroïsme antique – la quintessence d’heures interminables d’entraînement pour maîtriser le ballon et feinter le gardien. La solitude du gardien de but avant le penalty n’a d’égal, me semble-t-il, que celle du tireur sur lequel tous les yeux sont rivés et que personne ne peut aider. Les premiers tirs des équipes s’enchaînent, ainsi que les seconds, puis les troisièmes. Chaque fois que les Anglais marquent, leurs supporters triomphent et l’anxiété des supporters allemands montent d’un cran, crainte brusquement, vocalement déchargée lorsque leur équipe égalise. C’est à Stuart Pearce de tirer le ballon anglais du 4e tir, talentueusement (pour les supporters allemands), catastrophiquement (pour les supporters anglais) arrêté par Bodo Illgner, gardien de la Mannschaft qui signe ainsi la victoire. La succession, rapide, des émotions, contrastées et intenses, n’a pas d’égal dans nos existences, mais nous reconnaissons chacun de ces sentiments, dans la tête et les tripes, pour les vivre dans nos vies, comme une gamme en-dessous. C’est ce qu’entend Aristote, grand théoricien de la catharsis, la purgation de l’âme par le vécu des émotions fortes, lorsqu’il dit :
« La tragédie est la
représentation d’une action grave et sérieuse, complète et d’une certaine
étendue (…) qui, au moyen de la pitié et de la peur “effectue la purgation des
vécus émotionnels de cette nature”. (1449b/2767)
Tous les amoureux de
séries policières, de thrillers et d’autres intrigues connaissent cette
succession d’inquiétude (de terreur) et de soulagement (de triomphe). Mais là
où la série télévisée, comme la tragédie antique, vise à imiter les actions
pour susciter les émotions, le football crée les conditions d’émotions
véritables, d’émotions véritablement tragiques. Sont refusés aux grands comme
aux petits matches la tranquille certitude que les héros, à la fin, s’en
tireront. Cette incertitude est l’essence même du jeu.
Bien des matchs tirent
une part de l’intérêt qu’on leur porte au fait que des stars figurent dans la
liste des joueurs. Mais ce qui surpasse cet intérêt, me semble-t-il, est ce que
la composition de l’équipe promet en termes d’action : “car la tragédie est
représentation non pas de personnes, mais d’une action, c’est-à-dire d’une vie (…)
(1449b/2768)
Comment le jeu se
construit, comment les joueurs collaborent, comment ils anticipent, comment ils
donnent soudain de la valeur à un espace vide (ou s’en créent un) là où une
action décisive va se nouer, comment la chance vient récompenser les efforts ou
l’ingéniosité d’une équipe ou comment elle vient au contraire, cruellement, la
terrasser, constituent autant d’exemples d’agencement des faits, pour parler
comme Aristote.
Puisque le football est
un sport d’équipe, ce qui est le plus remarquable à observer, c’est évidemment
ce qui se passe à ce niveau, au niveau de l’équipe où les intelligences, non
pas collectives, mais mises en contact, sont bien plus que la somme de chacune
en ce qu’elles permettent de faire émerger un jeu, de rendre possible
l’invraisemblable, le but incroyable mais néanmoins totalement explicable après
coup. Il faut voir là la raison pour laquelle on adore se passer les ralentis
en boucle, pour mieux goûter, encore et encore, les moments où l’inouï prend
naissance. Le travail de l’équipe, la cohérence de son jeu et la cohésion de
ses joueurs constituent en effet les fondements fascinants de ce qu’est un bon
jeu : même sans en connaître le mot, nous avons tous conscience de ce phénomène
de la propriété dite émergente d’un système qui fait que les
propriétés de chacun des éléments pris isolément ne parviennent pas à expliquer
comment le composé de ces éléments peut avoir l’activité qu’on lui connaît. En
clair et pour prendre un exemple illustratif, l’hydrogène, qui compose
l’essentiel du soleil, est un élément hautement inflammable et l’oxygène est
également connu pour avoir la propriété d’alimenter un incendie. Mais les deux
éléments combinés sous un certain rapport, miraculeusement, éteignent le feu.
L’eau (H2O) a donc une propriété émergente que ni l’hydrogène ni l’oxygène ne
possèdent en propre. C’est ce qui fascine et qui est si visible dans ce sport collectif
qu’est le foot, dans un match où les joueurs sont vraiment engagés,
propulsés par la gagne, ce fait qu’un but n’aurait jamais pu être marqué par
aucun des joueurs, pas même les stars, si la composition des passes, rusées et
patientes, n’avaient pas concouru collectivement à cet événement qui
marque comme un changement de nature : le filet qui, impitoyablement et
triomphalement se gonfle comme un animal rugissant.
Le seul agencement des faits manquerait toutefois son but si la durée d’un match n’était pas connue d’avance. “Les tragédies doivent se battre contre la clepsydre”(1450b/2770), dit joliment Aristote, ce qu’on traduirait aujourd’hui par “le match se joue contre la montre”. La limite de temps augmente le défi, accroît les enjeux, sublime les victoires. “La limite adéquate de la durée d’une tragédie est celle qui permet le renversement de fortune, le passage du bonheur au malheur ou du malheur au bonheur, à travers une série d’événements qui se succèdent selon la vraisemblance ou la nécessité” (1450b/2770). “Combien de temps avant la fin de la mi-temps ? Non, ils ne vont pas y arriver” ou “si, si, un miracle est encore possible, une explosion de bonheur, un but dans les 15 dernières secondes, ça s’est vu.
“(…) la
représentation n’a pas seulement pour sujet une action complète ; elle doit
aussi être celle d’événements qui suscitent peur et pitié, ce qui a lieu
d’autant plus fortement quand ils se produisent contre notre attente, tout en
découlant les uns des autres.”(1551b/2772)
Qui niera qu’un match
dont le score évolue selon la progression : 1-2 ; 3-2 ; pour finir par un 3-4,
génère, en l’espace de 90 minutes, le maximum d’alternances d’émotions
contrastées, de retournement de situations entre le bonheur qui se dessine et
le malheur qui menace ?
Les retournements
spectaculaires sont mémorisés sur internet comme les hauts faits d’une épopée
antique. Celui de la victoire de la France contre l’Angleterre, pendant l’EURO
2004 à Lisbonne en est un croustillant exemple. Menée par 1-0 jusqu’à la 89e
minute, Zidane égalise sur un coup franc époustouflant, puis offre le match,
comme on dit dans le jargon, sur un penalty transformé en but par le même
héros. Commentaire de l’UEFA, sur sa vidéo des hauts faits postée sur YouTube :
Watch the action from a dramatic
group stage encounter in Lisbon as two goals in added time by Zinédine Zidane
earned France an unlikely win.
Nul doute qu’il y ait
une poétique du football, qui relève, pendant le jeu, du drame et de la
tragédie, puis, dans le souvenir qu’on en garde et le récit qu’on en fait,
observe les règles de l’épopée, du récit des actions marquantes des héros.
J’ignore si les étudiants en philosophie assistent régulièrement à des matches
de football pendant leurs études et en lien avec elles. J’ai pour ma part longtemps ignoré
qu’Aristote, footballeur intégral, entraîneur et tacticien sans le savoir et
surtout avant l’heure, nous offrait une illustration complète et vivante de ses
thèses tous les week-ends de championnats.
Peut-être les œuvres
complètes d’Aristote deviendront-elles la lecture de chevet d’un nouveau
lectorat. J’invite à prévoir d’entrée de jeu un solide temps additionnel pour
traverser les 2923 pages de son œuvre qui sont parvenues jusqu’à nous…
Source : Aristote, Œuvres complètes, sous la direction de Pierre Pellegrin, Flammarion 2014
J’avais 11 ans en 1982. J’ai pleuré toutes les larmes de mon corps quand
l’Italie de Gentile et Rossi a battu l’Allemagne. Je jouais au foot du matin au
soir et je n’avais qu’une idole, Karl-Heinz Rummenigge.
Ma passion pour lui n’a même pas été contrariée quand ma sœur, fille au
père en Allemagne, a voulu me faire le plus beau cadeau de mon enfance en
m’offrant un pull de l’équipe d’Allemagne flanqué du N° 9… celui porté par
Horst Hrubesch – oui, oui, je vous entends, il y a une certaine ressemblance
entre Hrubesch et moi.
J’ai très vite pardonné à ma sœur, heureux que j’étais de pouvoir porter le
maillot de la Mannschaft. Il m’a en revanche fallu une trentaine
d’années pour pardonner à la Squadra Azzura. On n’oublie pas si
facilement Claudio Gentile.
J’ai donc aimé l’Allemagne bien avant que le peuple du foot n’apprécie son
jeu. Ce titre d’un magazine français résume assez bien la situation qui a
prévalu avant l’arrivée de Joachim Löw, en 2006: «Mondial 2014: et l’Allemagne
se mit à pratiquer du beau football!»
Il m’a fallu souvent tenir tête à ceux qui aiment les amours faciles – la France
et le Brésil en général, l’Italie – rarement l’Uruguay. J’ai tout entendu: la Deuxième
guerre – n’est-ce pas Philippe –, le magnifique match de 1982 contre l’Autriche,
la sublime intervention aérienne d’Harald Schumacher, le jeu défensif. Ces
attaques ont forgé mon caractère. Et pour ce qui concerne le jeu défensif
allemand, je vous livre cette statistique: toutes phases finales confondues, le
Brésil a inscrit 229 buts, l’Allemagne 226, l’Argentine 137… Les autres
derrière évidemment.
En 2014, donc, quand la Coupe du monde commence, j’espère fortement la victoire finale de l’Allemagne. L’équipe n’a plus gagné depuis 1990. J’ai assisté à sa défaite contre le Brésil dans un bar de San Vincenzo en 2002. Elle a perdu en demi-finale contre sa bête noire italienne en 2006. L’Espagne l’a battue en demi-finale en 201
Après ces deux défaites consécutives aux portes de la finale, lorsque
l’équipe entre sur le terrain, le 8 juillet 2014 pour affronter le Brésil,
organisateur de la Coupe du monde, j’espère donc simplement que l’histoire ne
se répétera pas. En même temps, je suis assez confiant: je préfère voir les
Allemands affronter une équipe joueuse.
Le match tourne à la démonstration. Je me souviens avoir eu mal au cœur
pour les Brésiliens ce soir-là – j’ai toujours apprécié cette équipe. Je viens
de revoir le match. J’avais oublié à quel point la première mi-temps fut mortifiante
pour le Brésil. À la 29e minute, les Auriverdes sont menés… 5
à 0. Thomas Müller a ouvert le score à la 11e. Miroslav Klose a
marqué à la 23e, Toni Kroos aux 24e et 26e,
Sami Khedira à la 29e. En 6 minutes, l’Allemagne est devenue la
grande favorite de la Coupe du monde 2014 en marquant 4 buts au Brésil.
Les deux buts d’André Schürle en deuxième période sont anecdotiques. Le but
du Brésil en toute fin de match ne sauve pas l’honneur cette fois. 7 à 1: le
ciel est tombé sur la tête du peuple brésilien.
Ce 13 juillet 2014, la finale entre l’Argentine et l’Allemagne a bien
sûr un parfum de tradition. Quatre ans plus tôt, en 2010, l’Argentine avait
beaucoup impressionné pendant le tour préliminaire. Tout le monde la voyait
comme un épouvantail. En quart, l’Allemagne ne lui avait laissé aucune chance
en l’écrasant 4 à 0.
Comme lors de la demi-finale 2014, contre le Brésil, c’est Thomas Müller
qui avait ouvert le score, à la 3e minute déjà. (Note pour les
entraîneurs: quand Thomas Müller ouvre le score dans les matchs importants,
prière de bétonner. Après l’ouverture du score de Thomas Müller pour le Bayern
contre Barça, cette année, en Ligue des champions, dès la 4e minute,
Quique Setién ne l’a pas fait. 8 à 2 au final et Quique
Setién n’entraîne plus le Barça).
Un peu plus loin bien sûr, entre l’Argentine et l’Allemagne, il y a les
deux finales consécutives de 1986 – victoire de l’Argentine – et de 1990. Les
deux équipes avaient de grands meneurs d’hommes: Diego Maradona et Lothar Matthäus,
chacun capitaine de leur équipe lors de la finale de 1990, remportée par
l’Allemagne.
Ce 13 juillet 2014, Messi porte les espoirs de l’Argentine. Côté allemand,
c’est Bastian Schweinsteiger qui est attendu comme meneur de l’équipe. Durant
les dix premières minutes, Lionel Messi marche, comme s’il était peu concerné
par le match qui se déroule autour de lui. Il accélère pour la première fois.
Il est contré par… Bastian Schweinsteiger. Au cours du match, ce dernier gagne
la plupart de ses duels contre Messi. Les admirateurs du prodige argentin le
disent en boucle: c’est son style, il garde ces forces pour les actions
offensives. Soit, mais je continue à trouver étonnant ce gars qui marchotte au
milieu du terrain pendant le plus clair du match. J’avais gardé le souvenir
d’un Messi qui n’était pas parvenu à marquer cette finale de son empreinte.
J’ai revu la finale. Je n’ai pas changé d’avis.
Sergio, merci pour tout
Messi est un joueur de beau temps. Il est inarrêtable… lorsque toutes les
conditions sont réunies autour de lui pour qu’il puisse s’exprimer, lorsque,
tout simplement, toute une équipe joue la partition qui lui convient. Il doit
ses grands titres en Ligue des champions à Carles Puyol, Andrés Iniesta et
Xavi. Depuis le départ de ces derniers, le Barça n’a plus réussi à gagner la compétition.
Messi n’a pas l’âme d’un leader. Durant cette finale 2014, ça saute aux yeux.
Bastian Schweinsteiger – qui finira le match avec le visage en sang après
un coup de poing d’Agüero – passe cette finale à éclipser Messi. Lorsqu’il
gagne un énième duel contre l’Argentin, en toute fin de match, le commentateur
allemand note avec enthousiasme qu’on ne pourra pas faire courbette assez basse
pour remercier Bastian Schweinsteiger de sa performance. L’Allemagne gagne le
match en prolongation. Un à zéro.
Il y a quelques années, j’ai lu dans un journal romand, sous la plume d’un
homme de lettres, que l’on ne pouvait aimer le football sans aimer Messi. J’avais
failli m’étrangler et je m’étais promis de lui répondre un jour. C’est
aujourd’hui chose faite: j’adore le foot et je n’aime pas Lionel Messi.
Mon autoportrait de fan ne serait pas complet si je ne vous disais pas que mon
joueur préféré aujourd’hui est Sergio Ramos – salut Bernard –, qui, comme Bastian Schweinsteiger peut gagner
un match à lui tout seul.
Il en a donné un exemple hallucinant lors de la finale de la Ligue des
champions 2014 contre l’Atletico de Madrid. Depuis la 36e minute, le
Real est mené. L’équipe ne manque pas de ressources pour retourner la situation
avec Luka Modrić, Sami Khedira, Ángel Di María, Gareth Bale, Karim Benzema et Cristiano Ronaldo. Dès le milieu de la deuxième mi-temps,
ce ne sont pourtant pas eux qui conduisent la révolte. Sur le terrain, ce
soir-là, un homme a décidé que le Real ne perdrait pas. C’est Sergio Ramos. Il
pousse toute son équipe vers l’avant. Ça ne suffit pas. Alors il égalise
lui-même à la 93e minute, d’un coup de tête puissant. Une demi-heure
plus tard, il soulèvera la coupe après la victoire 4 à 1 des siens.
Aujourd’hui, j’ai toujours 11 ans et, dans mon armoire, un maillot du Real
avec le numéro 4 de Sergio Ramos, le noir et rouge que portait l’Allemagne
dans sa demi-finale contre le Brésil, avec le numéro 13 du cousin Müller,
le blanc de la finale 2014, avec le 7 de Schweinsteiger…
En quand la Corée du Sud a sorti l’Allemagne de la Coupe du monde 2018, mon
fils s’est bien foutu de moi. Il en rit encore : «Ah, ah, papa, depuis le
temps que tu me parles de ces Allemands!»
J’accepte parce que c’est lui. Mais je lui réponds avec toute la mauvaise fois du supporter que je suis: «Je n’ai aucun souvenir de l’édition 2018».
Ici une armoire en kit d’origine
scandinave, là une seille qui déborde d’habits – «Chéri, je t’avais dit de ne
pas laisser tes fringues au milieu du couloir, non?» Là-bas la TV, la seule à
avoir déjà trouvé sa place: près du begonia et des encyclopédies Universalis.
Il fait chaud, mes mains sont moites et les bras m’en tombent. Je dois m’asseoir.
Il le faut.
En ce 1er juin 2009, j’investis tant bien que mal mon nouvel
appartement quand le coup de fil d’un ami me pousse à interrompre toute affaire
courante pour presser fébrilement sur le bouton rouge en haut à droite de la
télécommande. «Federer est beau mal, il va perdre», m’avait-il lancé au visage,
sans préavis ni salutations d’usage, comme le facteur sonne à la porte pour
vous signifier une mise en poursuite. L’image arrive, d’abord grésillante puis
de plus en plus nette. L’ocre de la terre et le gris du ciel, changeant ce
jour-là, peignent un tableau indélicat. Roger Federer, lui, est vêtu de bleu,
la couleur de la sagesse et de la sérénité paraît-il, mais force est de
constater que la salopette du besogneux ne lui sied que peu. A l’autre extrémité
de l’écran, le fringant Tommy Haas mène déjà 2 sets à 0 et 4-3 dans la
troisième manche, au grand dam du public du court Philippe Chatrier, dont les
murmures après chaque point perdu par le Suisse présagent d’une issue précoce
et d’un nouveau cataclysme. Vingt-quatre heures après la chute de Rafael Nadal,
battu dès les 8es de finale par le Suédois Robin Söderling, Roger Federer
tombera-t-il à son tour?
L’histoire hoquette en attendant de
choisir son camp. L’heure est grave, la nervosité palpable, la quête infinie.
Car en cette année 2009, le Bâlois compte déjà 13 titres du grand chelem à son
palmarès. Il s’est imposé dans la touffeur de New York, a dompté le chaud
soleil de Melbourne et nul mieux que lui s’accommode du gazon de Wimbledon, que
l’on compare déjà à son jardin. Alors que Roger Federer file tout droit vers
ses 28 ans, un âge où l’on pense moins à Tommy Haas qu’à fonder une famille,
seul Roland-Garros se refuse encore et toujours à lui. Ne pas croire qu’il
répugne à fouler la terre battue: au contraire, comme tout bon Helvète né au
début des «eighties», il a grandi sur cette surface. Non, le problème de Roger
Federer avec Paris se résume à un mot de cinq lettres qui signifie «Noël» en
catalan mais qui n’a rien d’un cadeau ou d’une fête pour qui doit s’y frotter:
Nadal.
Implacable Nadal, qui a encorné son
aîné quatre fois lors des quatre dernières éditions du «French Open.» Déroutant
Nadal, gaucher qui l’oblige à penser le jeu à l’envers. Exaspérant Nadal,
l’anti-Federer, mais un gars attachant qu’il lui est impossible de détester.
Sauf qu’en ce 1er juin d’une décennie presque
lointaine, de Nadal, de Rafa ou de «taureau de Manacor», il n’y a plus. Merci
la Suède, phrase que je n’aurais jamais imaginé prononcer alors que l’ensemble
de ma chambre à coucher gît en pièces détachées dans le hall d’entrée.
Débarrassé de son meilleur ennemi, Roger Federer aurait pu se sentir pousser
des ailes. Et si c’était la chance de sa vie, l’occasion unique de combler un
vide et de se délester d’un poids trop lourd? La réponse est positive, mais les
signaux, à même le court, tous négatifs. Pire: entre un hochement de tête et un
râle de dépit, le voici sommé de sauver une balle de break, une balle de 5-3,
une balle de match en vérité. Perdu pour perdu, autant claquer la porte avec
panache. A peine son adversaire se prépare-t-il à retourner son service «kické»
que Roger Federer virevolte autour de son revers pour décocher un coup droit
qui blanchit la ligne. «Voilà!», en français dans le texte, s’exclame-t-il en
brandissant le poing. «Ce coup a sauvé ma journée. J’ai le sentiment que ça a
été mon premier bon coup du match», soufflera celui qui, après avoir égalisé à quatre
jeux partout, passera la vitesse supérieure pour ne plus être rattrapé. Ni par
le malheureux Tommy Haas, ni par Gaël Monfils et Juan Martin del Potro, encore
moins par Robin Söderling, l’homme à qui il doit tout ou presque, mais qu’il a
littéralement balayé en finale.
A quoi tient une légende? A rien. A
une frappe, une seule, déposée à la frontière du «in» et du «out.» Le jour où
Roger Federer a su qu’il gagnerait Roland-Garros, j’ai monté mon lit avec, je
ne sais pourquoi, le cœur léger et le sentiment du devoir accompli. En plus,
Mirka est enceinte.
Je veux bien
écrire sur le sport, mais je vous dis tout de suite que je ne suis pas Blondin.
Si je l’ai été
plus jeune, c’était au plan capillaire, pas littéraire.
Antoine
Blondin est né le 11 avril 1922 et moi le 12 mai 1972, avec plus ou moins
exactement cinquante ans, un mois et un jour de retard, ce qui pourrait à la
rigueur constituer l’amorce d’un début de lien.
Mais à part
ça, il y a autant de différence entre lui et moi qu’entre le Real de Madrid et
Neuchâtel Xamax.
Il n’a pas
écrit que sur le sport et le vélo, l’auteur de l’enivré et enivrant Un singe en hiver. J’ai, quelque part
dans ma bibliothèque, un joli petit bouquin un peu daté intitulé Les Enfants du bon dieu. C’est le récit plein
d’humour d’un prof qui réécrit l’histoire au moment de l’enseigner, prolongeant
de septante-et-une années la Guerre de Trente Ans pour « battre un vieux record, celui de la Guerre
de Cent Ans », cela afin de « stimuler
l’intérêt de ces enfants, dont la plupart admiraient les champions avec un
chauvinisme sans fissure » et de « satisfaire leur sens sportif ».
Aujourd’hui,
on appellerait ça un uchroniste.
Tiens, moi,
si je pouvais réécrire l’histoire du sport, eh bien, déjà, Pierre Délèze ne
tomberait pas à 5 mètres de l’arrivée dans sa série du 1500m aux JO de Los
Angeles en 1984. Il tomberait à deux mètres de la ligne. En glissant sur la
piste. Pour se qualifier sur le ventre, dans le même temps que Steve Ovett
qu’il aurait emporté dans sa chute. Bon, il serait retombé en finale mais, au
moins, on lui aurait donné la médaille d’or de plongeon pour l’ensemble de son
œuvre.
Tant qu’on y
est, le 4 février 1987, aux championnats du monde de ski de Crans-Montana, Joël
Gaspoz n’aurait pas embouti, dans une explosion de neige, cette stupide marmotte
déshibernée au passage de géantistes au-dessus de sa tête, venue siffler son
ras-le-bol depuis le trou situé juste sous l’antépénultième piquet. Il aurait
été médaillé d’or et célébré comme le premier héraut valaisan de la cause
antispéciste. Avant d’être abattu par un chasseur fan de Pirmin Zurbriggen.
Et au Texas en
1992, Marc Rosset et Jakob Hlasek auraient atomisé l’armada des McEnroe-Courier-Agassi-Sampras-Excusez-Du-Peu
pour remporter la Coupe Davis dans un geste protofédérien. Après quoi le
ténébreux Jakob Hlasek serait devenu acteur à Hollywood, cumulant les
troisièmes rôles de traîtres venus de l’Est. Quant à Marc Rosset, il serait encore
en train de fêter dans quelque petit bar topless de Dallas racheté avec des associés-potes.
Mais surtout,
si je pouvais réécrire la légende du sport pour toucher à la grande Histoire, comme
le prof du récit de Blondin, les Français gagneraient la quatrième guerre franco-prussienne :
la demi-finale de Coupe du monde de football qui s’est jouée à Séville le 8 juillet
1982.
Le problème,
c’est que si les choses s’étaient déroulées ainsi, le destin de l’équipe de Neuchâtel
Xamax, avec le maillot de laquelle je jouais au foot, mangeais et dormais,
aurait été tout autre. Parce que, voyez-vous, ses deux titres remportés
successivement en 1987 et 1988, elle les doit à Ueli Stielike, ancien
mercenaire du Real de Madrid ressemblant comme deux gouttes de schnaps à Gérard
Jugnot.
Au départ, Ueli
Stielike faisait partie des Méchants de 1982.
Défenseur
ennuyeux, il avait raté son penalty dans la séance de tirs aux buts et s’était
effondré comme une larve. C’est ce gros monstre de Horst Hrubesch qui avait
fini par le décoller de la pelouse. Je ressentais déjà une aversion à
l’encontre du dernier cité qui, avec sa horde de Hambourgeois brutaux aux noms
imprononçables, avait éliminé d’extrême justesse quelques mois plus tôt mon
Xamax, arrivé pour la première fois en quart de finale de la Coupe UEFA. Ravivant
cette jeune blessure, l’issue de la bataille de Séville m’était insupportable.
Bataille, car la rencontre s’était transformée en match de boxe thaï à la 56e
minute, lorsque le gardien-boucher Schumacher avait assommé d’un coup de hanche
l’ami Battiston, arrière franchouillard très étonné de se retrouver pour une
fois en position de marquer. J’éprouvais après cela une haine farouche contre
le peuple allemand que les fantasmes que je nourrirai à l’égard de la chanteuse
Nena ne parviendront pas à atténuer.
L’Allemagne
fédérale éliminée par la France en demi-finale à cause d’un pénalty qu’il
aurait été le seul à rater, Ueli Stielike n’aurait pas supporté de devenir
l’incarnation malingre d’une tragédie nationale. Blessé dans son honneur, il aurait
mis fin à sa carrière en germaintleman. Lui qui n’a après ce jour plus voulu
tirer de pénalty. C’était du reste une clause du contrat signé avec Neuchâtel Xamax
qui aura eu pour conséquence de transformer cet ennemi larvaire en une idole papillonnante.
Et qui lui offrira l’occasion d’aller taquiner son ex-employeur madrilène dans
un épique second quart de finale de Coupe UEFA.
Sans son
maître à jouer, mais avec au même poste le Battiston handicapé et tout inutile
que ses dirigeants s’en seraient allés chercher à sa place, Neuchâtel Xamax
n’aurait pas été sacré champion de Suisse à deux reprises.
La première
fois, assez facilement, presque sans gloire.
La deuxième fois,
dans les arrêts de jeu du dernier match de la saison, au terme d’un suspense insoutenable
enduré… dans la fournaise de ma chambre d’où j’écoutais le match en direct à la
radio, pleurant enfin devant ces images du capitaine Stielike brandissant la Coupe
qu’une voix inconnue gravait dans ma tête.
Ils sont là,
mes plus beaux souvenirs d’un évènement sportif.
Dans ces
instants de passion adolescente vécus l’oreille contre le poste et que je
n’aurais peut-être pas eu la chance de connaître si la légende du sport,
cruelle à ne vouloir faire briller au firmament des mémoires que les perdants,
avait été écrite autrement.
Et pour en revenir à Antoine Blondin, après avoir bien révisé l’histoire, il est mort au mois de juin 1991, pendant que je révisais mon bac d’histoire.
30 août 1991. Volets fermés, silence religieux dans la
moite pénombre d’une maison de campagne. Un homme s’envole, puis retombe. Aux
clameurs immédiates des adultes présents autour de moi, je mesure l’ampleur de
l’exploit : 8,95 m. Mike Powell vient de renverser l’invincible Carl Lewis aux
championnats du monde de Tokyo.
Tout était réuni pour un duel US fratricide au pays du
Soleil Levant : port altier, mâchoire carrée et pommettes saillantes, Lewis est
une icône ; silhouette déginguandée, petites moustaches et front dégarni, Powell en impose moins… et pourtant, il
vient de réaliser une performance mondiale, stratosphérique. Il a non seulement
battu le roi Carl, mais aussi dépassé la marque mythique de Bob Beamon.
En 1968 aux Jeux de Mexico, le premier sauteur de la
finale plia l’affaire dès son premier essai, à 8,90 m. Le médaillé d’argent
finira piteusement 71 cm derrière lui. Mexico 1968, ce sont aussi deux poings
noirs levés au ciel, un an avant Armstrong, quelques mois après Bob Kennedy.
Mon père me parle de tout ça avec gravité ; rite initiatique, tropisme
américain. 8,95 m. Incrédule, je matérialise la distance par une dizaine de pas
dans la cuisine et le salon… ce n’est humainement pas possible, ils ont dû se
tromper.
Tout avait pourtant bien commencé pour Lewis, médaillé d’or sur 100 m, 4 x 100 m et favori du saut en longueur. 8,68 m, 8,83 m puis 8,91 m, rien ne pouvait l’arrêter. Powell, l’éternel second, le Poulidor des bacs à sable, mord et rate ses premiers essais… jusqu’à son envolée magique. La suite est connue. Lewis ne fait pas mieux, Powell exulte, embrasse un officiel nippon et se lance dans une course folle, froidement salué par le roi déchu : « he just did it ».
Je me suis pété un morceau de dent, pile devant. C’était en jouant au tennis, tout seul, contre un mur, quand j’avais dix ans. Un revers m’est revenu dans la face. Maintenant, chaque photo où je souris, ça me rappelle que, le tennis, c’est pas un sport pour moi. Malgré tout, je crois que Super-Souris garde une place beaucoup plus importante dans ma vie que le tennis.
Super-Souris est une souris avec une cape et donc des super pouvoirs.
En 1996, j’avais neuf ans, pas encore de dent cassée et plus tout à fait l’âge de croire que Super-Souris était pour de vrai. J’avais passé l’âge, je crois, de me jeter la tête la première dans le canapé en criant « Supeeeeer-Souuuuriiiiiiis », bien que je le refasse de temps à autre aujourd’hui.
Mais je sais plus pourquoi je vous parle de Super-Souris.
Ah si. J’étais dans ce même canapé.
Je regardais un match de tennis à moitié, en zappant entre un dessin animé et des chocos BN, quand soudain, la télé du salon toute puissante me commande de regarder un moment héroïque. Divine, elle se fixe à peine quelques secondes avant le plus beau moment d’un match de Jimmy Connors. C’était Jimmy Connors contre… quelqu’un de pas assez intéressant pour qu’on se rappelle de son nom j’imagine.
Je sais pas comment on décrit un match de tennis par écrit, mais en gros, la balle allait d’un côté à l’autre du filet. D’en bas à en haut de la télé.
Et puis des fois ça faisait l’inverse aussi.
Et puis là, sur un coup qui va d’en haut à en bas, y’a l’autre qui tente un énooooorme lobe ! Jimmy Connors, qui jusque là n’avait pas utilisé ses super pouvoirs, décide de lancer sa raquette tout en haut au dessus de sa tête, genre à 500 mètres. La raquette est en l’air, pendant au moins 10 minutes, et après avoir tourné un million de fois sur place, comme les ballons dans Olive et Tom, Jimmy et sa raquette mettent le point. Ouais, la balle touche la raquette dans un angle parfait, calculé grâce aux super pouvoirs de Jimmy Connors.
En fait, il lui manquait juste une cape pour que ce soit parfait. Et peut-être aussi, en récompense, un trophée en fromage.