J’étais en mon adolescence, comme disait l’autre, quand cette chanson est sortie du poste, portée par Françoise Hardy. Et ceci explique cela : cette chanson est totalement « adolescente », par son interprète d’abord, par son compositeur (qui livrera plus tard l’infâme « Ella elle l’a !) et ce texte presque indécent de naïveté, et par mon statut de l’époque, l’âme livrée à tous les possibles. Ce début de la chanson en texte dit, ahurissant de sincérité, cette respiration au milieu et puis le chant…
Archives de catégorie : Chansons
À la claire fontaine – Traditionnel
Pas la peine de tourner autour du pot; tout est dit dans cette chanson-là, et ce qui n’est pas dit est suggéré. C’est ce qu’on appelle la poésie, tout simplement, pour les ceusses qui ne comprennent pas.
Amitié, amour, connivence, complicité, regret, suggestion, remords.
On ne sait pas et on s’en fout. Ce qui est important c’est qu’on soit ému. C’est tout. Et là, on est gâté.
Il y a longtemps que je t’aime, jamais je ne t’oublierai.
Tout est dit : passé, présent, futur.
Allez hop. Question suivante?
Mon ami Pierre. Bouton de rose. En haut d’un chêne. Je m’y suis baignée.
Mais bordel, tu comprends toujours pas? T’es pas poète toi. T’es matérialiste.
Il faut que JE T’AIME soit hurlé pour que tu comprennes? Comme quand c’est Johnny qui chante?
Eh ben, moi, c’est pas mon truc les gueulards, les geignards, les pleureuses, les suicidaires, les dépressifs.
Il y a longtemps que je t’aime, jamais je ne t’oublierai.
Moi, c’est À la Claire Fontaine et pis c’est tout.
Enfin, non ce n’est pas tout. Mais celle-ci, elle est hors compétition, parce qu’elle est immortelle.
Son histoire déjà, c’est toute une histoire. Je ne vais pas vous la jouer Wikipédia, mais en quelques mots, faut savoir que c’est une vieille chanson française oubliée, quasiment disparue, sauf par nos cousins d’outre-Atlantique qui ont eu la bonne idée de nous la ramener pendant la Première Guerre mondiale. Merci les gars ! La guerre, ça a du bon.
À moins que la maladie d’Eisenhower ne s’en mêle et m’emmêle, je te le promets : il y a longtemps que je t’aime, jamais je ne t’oublierai.
Laurent Boissery
Guggisbärglied – Traditionnel
J’ai huit ans et suis la fille de la prof de rythmique-solfège. Tous les mardis soir, c’est briquette de lait, galettes de riz et radio Nostalgie dans la voiture de la dame qui me conduit au cours en même temps que sa fille. Une rouquine fantasque, Julie.
Je déteste le solfège, mais les cours sont chouettes; Julie et moi on fait n’importe quoi. Il y a quand même quelques avantages à être la fille de la prof de rythmique-solfège. Par exemple, quand je frappe sur la tête du petit Yann avec mes baguettes de métallophone, il se frotte juste la tête d’un air penaud. Il n’ose rien dire, je crois que je suis intouchable.
Et il y a aussi des inconvénients, oui, car c’est logique : il y a ma prof de rythmique-solfège qui habite chez moi. Donc pour dépeindre le tableau : milieu du mois de mai, il fait beau, j’aimerais mieux aller jouer dehors avec les autres gamins du village, mais impossible… Ma prof patrouille et je ne sortirai pas avant les dictées, fa do sol ré la mi si, octave, demi-ton, bécarre, dièse. Et les études de violon (qui sonnent comme des grincements de portes, disent mon frère et ma sœur, qui préfèrent d’ailleurs sortir, les ingrats). La prof de solfège veille au grain, il faut que je finisse mes gammes, je lui en veux, je râle, je déteste le solfège, je déteste la prof de solfège.
Mais des fois, quand on s’entend bien elle et moi, elle m’apprend des chansons dans sa langue.
’s isch äben e Mönsch uf Ärde
Simelibärg
J’ai douze ans, et comme avec ma copine Julie on a réussi les examens, on n’a plus de cours de solfège ! Finie, la torture ! On est grandes maintenant, on se dit qu’on fera plus jamais (jamais !) de solfège et tous les jeudis on prend le tram jusqu’à l’arrêt Villereuse pour chanter dans le chœur de l’Institut. Là-bas, les grands yeux de Mireille apprennent aux adolescentes hilares que nous sommes à chanter en prenant un air « étonné-content ». Elle gonfle ses joues pour l’échauffement de la voix et nous parle de notre occiput. On se marre bien, surtout à la fin des cours. Parce qu’à la fin des cours, Julie et moi on se précipite sur la fontaine du supermarché Eaux-Vives 2000 pour aller mettre en pratique notre air étonné-content, les joues et l’occiput. On braille des chansons pas très écoutables en quémandant des piécettes aux passants. Des fois, ça marche. Et souvent avec une seule chanson, qu’on comprend à peine.
’s isch äben e Mönsch uf Ärde
Simelibärg
J’ai dix-sept ans, et entre-temps Julie et moi on a appris à jouer des instruments sérieux, de la contrebasse, du violon. Grâce au solfège, il faut l’admettre. Parfois le week-end, on se déguise en Pierrot-de-Lune et on sort de notre campagne pour aller se produire dans les rues de la ville. Deux filles en grandes pompes qui chantent et jouent des instruments à cordes en mitaines, ça passe assez bien auprès des citadins. C’est sûrement grâce à notre excellence dans la pratique de l’étonné-content et à la tenue de nos occiputs respectifs. Mais les gens ne s’arrêtent vraiment que quand, d’un air solennel, on chante a capella une chanson. Une chanson en suisse allemand :
Und ds Vreneli ab em Guggisbärg
Und ds Simes Hans-Joggeli änet dem Bärg
’s isch äben e Mönsch uf Ärde
Dass i möcht bi-n-ihm si
Cette chanson, en suisse-allemand archaïque, raconte la déchirure d’une séparation, la nostalgie, les montagnes, le Heimweh. Des thématiques qui n’ont vraiment rien à voir avec les préoccupations quotidiennes des adolescentes genevoises que nous étions. Et puis, cette chanson, on la chantait comme on pouvait. Déjà, parce qu’elle vous tord le cœur dès les premières notes. Ensuite, parce que Julie ne parlait ni ne comprenait le suisse-allemand et que moi je baragouinais avec un vocabulaire de môme de deux ans.
Und mah-n-er mir nid wärde
Simelibärg!
Und mah-n-er mir nid wärde
Simelibärg!
Und ds Vreneli ab em Guggisbärg
Und ds Simes Hans-Joggeli änet dem Bärg
Und mah-n-er mir nid wärde
Vor Chummer stirben-i
Mais au fond, il n’y avait pas besoin de comprendre les paroles. Le Guggisbärglied discutait avec nos craintes les plus profondes. Il les attisait pour pouvoir mieux les rassurer, juste après.
Clara Löi
(N’ayant pas trouvé de version originale potable sur vidéo, en voici une version modernisée par Sophie Hunger dans un medley (à la fin))
All I want is you – Barry Louis Polisar
Six cordes, trois accords. Do do sol do, do do ré do. Clong, clong. Et puis une voix légèrement nasillarde, aussi agaçante qu’attachante. Le générique vient à peine de commencer qu’on aime déjà le film en entier. Une adolescente traîne son jeans dans sa banlieue propre, États-Unis et capuchon. Les feuilles tombent au-dessus du drugstore.
If I were a flower growing wild and free
All I’d want is you to be my sweet honey bee
Enfin, une chanson d’amour.
D’amour pour de vrai.
Vraiment, enfin.
Quatre couplets, un refrain, pour avoir quinze ans jusqu’à toujours. Avoir bien plus quinze ans que quand on les avait vraiment. Quatorze, peut être, quelque chose comme ça. Une chanson pour ceux qui préfèrent être amoureux en Converses plutôt qu’en escarpins. Parce qu’on n’a pas toutes envie d’être gracieuses ou mystérieux, fatales ou obséquieuses. Parce qu’on ne ressemble pas toutes, avec notre robe longue, à une aquarelle de Marie Laurencin. L’harmonica, ça fait aimer plus longtemps que les violons. C’est bien pour ça que cette chanson nous rappelle qu’être un amoureux réussi, c’est surtout marcher avec son walkman soudé aux tympans, et être content. Même si ça fait des années qu’on n’a plus ni walkman ni tympans, peu importe, là n’est pas la question.
And if I were a tree growing tall and green
All I’d want is you to shade me and be my leaves
C’est toute l’énergie et la bêtise des amours d’ados, c’est pour ceux qui ont écouté Nirvana alors que Kurt Cobain était déjà mort. Pour celles qui ont mis des jupes par-dessus leur pantalon, pour ceux qui ont mis des clous sur leur Eastpak. Ceux qui ont dragué sur MSN, qui n’ont pas vécu la chute du mur, qui ont, un temps, acheté tous leurs habits deux tailles au-dessus plutôt qu’une taille en dessous. Ceux qui ont aimé un peu tôt, avec trop de sérieux et de désinvolture. Parce qu’à cet âge-là, on ne sait rien faire d’autre que d’être amoureux, sérieux et désinvolte.
All I want is you, will you be my bride
Take me by the hand and stand by my side
Ça voulait aussi dire les débuts des déboires, cigarettes roulées, scarifs et désespoir. L’impertinence des vagues à l’âme. Et pourtant toujours à tue-tête, juste une bande d’indécis déboussolés, mais ô combien persuadés. C’est le sexe avant le droit de vote, le sexe avant le droit aux bars, le sexe tout le temps, sans jamais pouvoir. Serons-nous jamais aussi obsédés et adorables ?
All I want is you, will you stay with me
Hold me in your arms and sway me like the sea
C’est une chanson toute bête pour nous rappeler qu’on est quelques enfants perdus à espérer trouver quelqu’un. Quelqu’un pour jouer de la guitare sur un bord de trottoir plutôt qu’un conjoint pour monter des meubles et faire des apéros dînatoires. Génération Y jusqu’à plus soif, tout plutôt que de faire partie de la confrérie des connards aux verrines. Rien que quelqu’un pour faire l’amour sans jamais changer les draps, on aimerait mieux éviter d’être comme il faut qu’on soit. Pas forcément fiables, pas très impressionnants, ou juste des fois, comme ça, pour jouer. D’histoires d’amour en histoires d’autre chose, on ne se prend toujours pas pour les adultes qu’on est devenus.
Marie D. Hayoz
Nutshell – Alice in Chains
La version studio est excellente, mais lors du concert acoustique donné pour MTV en 1996, Layne Staley s’est vraiment accroché pour donner le meilleur de lui-même, dévoré par la drogue et la dépression.
Les musiciens entrent en scène les uns après les autres, sur cette suite de deux accords soutenus par une basse profonde. Mais quand Layne arrive, le public est ému et donne de la voix. Il apparaît pour la dernière fois au public, décharné, tout de noir vêtu, dans une attitude humble, comme pour se faire pardonner les nombreuses annulations de concert que sa toxicomanie a engendré. Impassible, la bouche à peine ouverte, il chante, de cette voix nasillarde, sur le fil, cette bataille qu’il doit livrer seul.
Il chante, donc. Et il termine par « if I can’t be my own, I’d feel better dead ». On le retrouvera en 2002, mort depuis un petit moment, dans son appartement, pour avoir abusé d’un peu tout. Le monde regrette un des plus grands chanteurs des années 90, alliant une voix rocailleuse et vive, avec des mélodies blues que sa voix métallique maîtrisait à la perfection. J’aurais pu citer Would ?, Love, Hate, Love et bien d’autres titres. Mais Nutshell, c’est cette fragilité qui semblait le caractériser, c’est presque un testament.
Quand je l’écoute, j’ai l’impression de l’avoir connu. Et il me manque.
Mark Levental
https://www.youtube.com/watch?v=N3tiz7oyX5A
La Mémoire et la mer – Léo Ferré
Je connais cette chanson sur le bout des doigts. Pourtant je n’ai jamais souhaité en apprendre ni la musique ni le texte. À peine me laissé-je aller quelquefois à en fredonner des bribes sans jamais m’aventurer bien loin. Et je m’arrête, pris en faute, entre deux vers. Je veux qu’elle demeure neuve, toujours, à mon oreille.
Un arpège de trois notes descend du piano et entame un jeu hypnotique. On le connaît bien, cet arpège; on le retrouve dans plusieurs autres chansons de Ferré. Dans Avec le temps, notamment. (La suite d’accords doit être sensiblement la même d’ailleurs, mais je ne vais pas vérifier. Je ne veux pas casser la magie.) Les cordes prennent leur place et tout se met en branle vers un long un lent crescendo qui durera quatre minutes.
Je sais déjà à quel moment mon ventre sera serré et que peut-être les larmes viendront. Le vin y est propice, ce soir j’ai assez bu.
Léo pose sa voix comme une plainte et des trémolos me prennent la gorge. Il commence avec sa marée qu’il a dans le cœur, et déjà le mien bat plus vite. Il enchaîne une à une ces évidences qui semblent m’habiter depuis toujours mais que je redécouvre à chaque fois avec le même émoi.
J’ai l’impression de ne rien comprendre à ce qu’il dit, le texte m’est hermétique mais ouvre des portes sur mille dimensions. La musique des mots et celle des instruments glissent flanc contre flanc, me prennent la main et me traînent sur cette plage étrange, jonchée de métaphysique et de sensualité.
Qu’est-ce que cela peut bien aller chercher au fond de mon ventre pour me mettre dans cet état ? Je pousse un peu le volume et rajuste les écouteurs pour ne pas manquer la fin.
Les instruments montent en puissance et là, je sens que ça vient. Mon ventre se serre, cette fois encore. Les derniers couplets me pressent comme un citron, me laissant bouche ouverte à chercher de l’air au travers mes sanglots.
Les dernières mesures me jettent pantelant, rorqual échoué sur la grève.
What a Wonderful World – Louis Armstrong
Après le retour d’une contrée très très lointaine, jour après jour, il me fut nécessaire de trouver la force d’accomplir les efforts qui, peut-être, devaient me permettre à nouveau de cheminer … C’est alors qu’il y eut des notes et une voix puis, plus tard, un sourire, qui m’ont soutenu au-delà de toute souffrance.
Mon antalgique, que dis-je, ma morphine : Louis Armstrong et What a Wonderful World.
Pascal Launay
https://www.youtube.com/watch?v=E2VCwBzGdPM
Pandi Panda – Chantal Goya
On avait tout essayé. Les massages de ventre, les positions ventrale, horizontale, verticale, diagonale, le thé au fenouil, le changement de couche, les bercements dans le Maxi-Cosi, le sein, la voiture, la poussette, le porte-bébé. Et évidemment les chansons. On avait commencé par les berceuses, sans succès. J’avais alors égrené tout mon répertoire, de Brassens à Renaud en passant même par Michel Delpech, la Compagnie créole, C Jérôme, Annie Cordy et Mike Brant. Mais la petite continuait à hurler avec une constance sans faille, faisant passer le bruit d’un marteau-piqueur pour un charmant gazouillis de rouge-gorge. En désespoir de cause, j’avais même essayé du Sardou. Mais les cris redoublèrent (elle a du goût cette petite).
A ce moment-là, j’aurais échangé ma bagnole, ma collection de BD et mon troisième pilier contre un remède miracle (mes voisins aussi, j’en suis sûr).
Je n’avais plus rien à perdre.
Alors, j’ai entonné Pandi-Panda.
Je ne sais pas d’où elle est sortie, celle-là. Trente ans qu’elle sommeillait quelque part dans un recoin poussiéreux de ma mémoire. Prête à être utilisée en cas de coup dur, dans le kit de survie.
Pandi-Panda, petit ourson de Chine
Pandi-Panda, né dans l’Himalaya
Pandi-Panda, tu n’seras pas une victime
Pandi-Panda, on te protégera
Et là, le miracle.
La petite cessa net de pleurer et me regarda avec de grands yeux interloqués, bouche en cœur. Qui se transforma en sourire. Faut dire que je chantais en gesticulant et en sautillant. Bref, je faisais le panda. Et croyez-moi, il faut de grandes ressources morales pour faire le panda. Surtout à deux heures du mat’. (Paraît que le type déguisé en Pandi-Panda qui dansait avec Chantal Goya est actuellement en asile psychiatrique.)
Viens mon Pandi-Panda, Je t’ai préparé une bonne soupe de bambou. Et tu bois du lait, comme les enfants !
Bon, je vois déjà fuser vos critiques : paroles bien-pensantes, éloge des animaux en captivité, humanisation d’un animal dangereux, etc. Mais franchement, plutôt que de pester contre les prétendues dérives de l’anthropomorphisme goyien, pensez que grâce à ce brave Pandi- Panda, une génération de gosses (dont je fais partie) a été sensibilisée à la cause des animaux en voie d’extinction. Des gosses qui ont cassé les pieds à leurs parents pour avoir une carte de membre du WWF et un panda à la maison. Des gosses devenus de gentils adultes régressifs se goinfrant de bonbons, de jeux vidéo, de dessins animés et dormant avec leur peluche Pandi- Panda.
Pis de toute façon, les méchants dans cette histoire, c’est les chasseurs (que Goya prend aussi pour cible dans cette chanson subversive qu’est Le Lapin).
Loin de ta maman, loin de ta forêt
Tu pleures parfois mais Pandi tu sais
Que des chasseurs voulaient ta peau
Pour en faire un manteau
Mais aujourd’hui tu es sauvé
Ensemble on veut te garder
La petite s’endormit enfin. Un sourire d’ange collé à ses lèvres semblait dire: Merci papa pour ce moment musical. T’es le plus merveilleux panda du monde, même si faudrait revoir deux trois choses dans la chorégraphie, notamment au niveau de la coordination, du rythme et des pas chassés. Et la prochaine fois, essaie de pas tomber sur le triple axel, ça a réveillé les voisins.
Pandi-Panda a vaincu les coliques. Pandi-Panda m’a sauvé la vie. Pandi-Panda est mon héros.
Et maintenant, y a encore quelqu’un pour prétendre que ce n’est pas la plus belle chanson du monde ?
Philippe Lamon
I Tried to Stay Healthy for You – Palace Brothers
Parce que c’est le premier morceau qui me vient à l’esprit quand je commence à être cuit…
Anthony Weber
Les Passantes – Georges Brassens
Il y a ce temps, comme une hésitation. « Je veux… dédier ce poème… » C’est que, voyez-vous, pardon, mais on entre ici à pas feutrés. Pattes de velours pour « ces belles passantes qu’on n’a pas su retenir ». Il ne s’agirait pas de bousculer ces « fantômes du souvenir » qui se tiennent là, bien au chaud, à peine effleurés par un Georges Brassens soudain si tendre. Alors qu’il ouvrait ce trente-trois tours en assurant que quand il pense à Fernande, il bande, il bande, il bande. Alors que, juste avant, il affirmait encore : « Quatre-vingt-quinze fois sur cent, la femme s’emmerde en baisant ».
Avec Les Passantes, pas de pom-pom-pom-pom, ni de gaudriole. Juste deux guitares, une contrebasse à vous tirer des larmes et une profonde mélancolie, pas si fréquente chez Tonton Georges. Ces Passantes, c’est autre chose. Des chefs-d’œuvre, il y en a eu déjà, prêts à surgir au coin de chacun de ses vers ou de ceux des autres : prenez Les Oiseaux de passage, adaptés de Jean Richepin. Chef-d’œuvre, oui, bien sûr, aucun doute, qui oserait affirmer le contraire ? Mais, comment dire ? Moins immédiat, plus tarabiscoté, plus intellectuel, presque, si l’on osait cette insulte.
Les Passantes, elles, vous parlent au cœur. Tout droit. Émotion pure, sur une mélodie ciselée, peaufinée jusqu’à la juste patine. Il lui aura fallu trente ans avant la première interprétation en public, à Bobino, fin 1972. Brassens a 51 ans, il est une immense vedette, au sommet de sa réputation (mauvaise, évidemment), mais il ne pète pas vraiment la santé. Pas étonnant que ce texte suintant de nostalgie lui parle, que le touchent ces instants où un bref sourire entraperçu aurait pu tout changer.
La découverte, elle, remonte à 1942. Au marché aux puces, Brassens déniche une plaquette de poésie datée de 1918. Émotions poétiques, elle s’appelle, on n’a pas trouvé mieux comme cliché lourdingue. Il ignore tout de cet Antoine Pol. Publié à compte d’auteur, le recueil contient un texte bouleversant de simplicité. Pas d’afféterie, juste le regret de ne pas avoir su saisir son destin, ce jour où l’on a laissé descendre la compagne de voyage sans effleurer sa main. Pas grand-chose, en réalité, presque rien, quelques éclats de souvenirs, qui s’effacent « pour peu que le bonheur survienne ». Mais voilà qu’un soir, sans même y penser, ils nous éclatent en pleine trogne. Et ne nous lâchent plus, « si l’on a manqué sa vie ».
« Si l’on a manqué sa vie… » Tout est dans ces quelques mots, écrits par un gamin de 20 ans, comme s’il savait qu’il allait passer à côté de son existence. Parce que la guerre de 14 lui volera des années de jeunesse. Parce qu’il se rêve poète et deviendra ingénieur des Arts et Manufactures, puis président-directeur général d’un négoce de combustibles. C’est bien aussi, mais bon…
Quand Brassens estime la chanson digne d’être gravée, après des années à chercher le bon rythme, les accents ni mielleux ni trop graves, il charge le brave Gibraltar de retrouver le mystérieux Antoine Pol. Un beau jour, cette lettre : « Monsieur, votre secrétaire m’a dit ce matin au téléphone que vous recherchiez depuis six mois l’auteur d’un petit poème, Les Passantes, que vous aviez l’intention de mettre en musique. J’en suis très flatté… » Par extraordinaire, Antoine Pol préside une société de bibliophilie, qui s’apprête à publier un choix de poèmes de Brassens, illustrés par Jacques Hérold. L’ouvrage paraîtra en 1974. Il vaut cher, aujourd’hui.
Le chanteur souhaite évidemment rencontrer l’ingénieur retraité. Foutue timidité, il recule, finit par l’appeler pour entendre sa femme lui répondre qu’Antoine Pol vient de mourir, après avoir assuré à son petit-fils : « J’ai écrit Les Passantes, toi tu les entendras chanter pour moi. » Il pouvait s’endormir tranquille : tout le monde désormais saurait que ce poète inconnu avait dit comme personne les « espérances d’un jour déçues ».
Éric Bulliard
Décembre 2013
https://www.youtube.com/watch?v=l4Q7urIVYAE