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Sentimiento Nuevo – Franco Battiato

J’ai pris Sentimiento nuevo, comme j’aurais pu choisir Bandiera bianca, Centro di gravita permanente. Pourquoi Sentimiento nuevo? C’est la première qui m’est venue à l’esprit ! Pourquoi encore ? Parce que j’imagine que c’est l’association d’idées du moment qui l’a voulu. Les coqs et les ânes de cet instant-là.
Franco Battiato, né le 23 mars 45, musico sicilien au physique « difficile », à l’instar d’un Gainsbourg, est un ambitieux, un pointu, paradoxal, un élitiste partageur. D’abord dans la sique expérimentale, il remporte un pâle succès d’estime, aussi blafard que lui. Jusqu’à ce beau jour de 1982, éclot le 33 tours La Voce dell padrone (La Voix du patron). A 37 ans, il devient à la fois the Boss et Frank Sinatra (auquel « il préfère la salade »…) en version new wave spaghetti… (New wave italienne, qu’il n’aime pas…)
Sergio Leone de la canzonetta, postillonneur dans la soupe, c’est bel et bien le patron de mélodies, sublimes, envoûtantes, inoubliables, qui vous tatouent le tympan, ne le lâchent pas, comme rexona. Entêtants, revigorants, ces airs luminescents qui vous mettent en joie, en passion, vous dopaminent, vous enthousiasment, vous savez ? Et c’est aussi la voix, mais haut perchée comme celle d’un rossignol castra (le pauvre).
Miracle : il s’en vend plus d’un million d’exemplaires en Italie. Ça ne veut rien dire concernant son talent (haut), mais ça lui permettra de vivre dans l’aisance matérielle, continuer d’écrire des chansons populaires ardues textuellement, mélodiquement riches, arabisantes parfois, aux arrangements de plus en plus raffinés, tout en mangeant autre chose que des spagouses… Une sorte de Bashung et Rondo Veneziano font un disque, Rondo Veneziano s’enfonce dans la lagune : qui est-ce qui reste ? Ba…ttiato ! On le reprend en chœur, l’entend sur toute la péninsule, sept morceaux : sept tubes de l’été ! (De l’automne, de l’hiver et du printemps qu’on y est…)
Ce qui me plaît chez Battiato, l’Etienne Dahu de l’Etna (ah ah ah), c’est qu’il « risque », il expérimente, il ose ! Ose la philosophie dans la chanson populiste, populaire pardon, la poésie ambitieuse, étrange, le si joli sibyllin, l’ellipse. Le non pré-mastiqué. Il offre à réfléchir, nous parle de géométrie euclidienne, de symptomatique mystère, de trajectoires imperceptibles, codes de géométrie existentielle. (A ma connaissance, jamais single ne comporta pareil lexique avant Battiato.) Il s’auto-parodie, questionne, argumente, disserte en do majeur. Synthétise en mi mineur. Nous cultive.
Alors que les chansons d’amour ordinaires se réduisent à un lamentable Je suis triste Tu m’as quitté. Lui convoque les esprits, les ectoplasmes, Homère et Ulysse, ose le latin, les griots et les mages, l’esperanto, des mots insolites, des noms savants ; oserait le romanche, le suisse toto. Donne du biscuit sur des thématiques de profondeur, l’amour, la vieillesse, la mort ; mais traités autrement. Il ose l’humour abyssal. L’amour de surface et vice versa, sans se faire mal. On l’écoute souvent un petit sourire en coin l’artista. Il est aussi sthénique que ma mère.
Vous aurez compris, ce que j’aime chez Battiato, c’est qu’il a OSÉ oser ! Parler dans des chansons destinées au grand public de l’esoterismo di René Guénon (auteur de Symboles de la science sacrée). Fallait le faire ! Le cran du Sicilien !
Battiato, c’est le Roland Barthes de la chansonnette, le Deleuze de la ritournelle, le Nietzche du couplet : c’est les Ramones avec la Scala de Milan ! A heure de grande écoute. C’est exactement l’anti talk reality show d’aujourd’hui. Il augmente la moyenne générale à l’épreuve commune : bravo !
Ce que j’aime avec lui, qu’on peut imaginer que des milliers de personnes ont ouvert leur dictionnaire, pour découvrir la définition d’ésotérisme. La biographie de cet énigmatique René Guénon, même peut-être découvrir son œuvre au symbologue et conclure qu’on n’y comprend fichtre et foutre rien si on ne passe pas deux heures par page. Et encore. Mais que ça existe. Que ça fait partie de la culture humaine la symbolistique. Battiato ouvre notre champ de perception : hourrah !
Il réunit des choristes de la scala de Milan pour leur faire gazouiller Cuccurucucu sur une boite à rythme, fait chanter son alter ega, la splendida Alice, par laquelle il remporte San Remo, grâce à une mélopée rocailleuse à l’orgue d’église, demande à un philosophe abscond (pléonasme certes) d’écrire les paroles de ses derniers albums.
Il y va Franco Battiato, vise haut, et touche quand même !
Avec sa « petite » musique joyeuse, conviviale, émouvante, troublante, faussement naïve, parfois pédante, roborative, il est une espèce de curé défroqué célébrant une messe fantastique et fantaisiste de variétoche punk gentil, comme du Nirvana à la mandolina. Son œuvre est un cadeau de Noël à Halloween. C’est ça que j’aime chez Battiato ! Sa prétention positive.
Il insuffle à sa chanson pop d’en haut, d’en bas et du milieu, quelque chose de magique, de druidique, de chez Monique, de mystique, quelque chose de Tennessee et de Félicie aussi. Il veut unifier sans simplifier. Intellectualiser relativement sobrement. Vulgariser noblement. Niveler par les cimes. Grande programma ! Avec d’aussi ambitieuses visions son succès commercial tient vraiment du miracle, non ?
Quelques exemples pour la strada :
Dans Sentimiento nuevo

Lo shivaismo tantrico
Di stile dionisiaco
La lotta pornografica dei greci e dei latini
La tua pelle come un’oasi nel deserto ancora mi cattura
Ed bellissimo perdersi in questo incantesimo

Dans Bandiera bianca

C’è chi si mette degli occhiali da sole
per avere più carisma e sintomatico mistero.
Uh! com’è difficile restare padre quando i figli crescono e le mamme imbiancano.

Question graduation : c’est pas du Clolo, encore moins du ses Claudettes, ni du Calogero et (s’il en avait) ses Calogerettes, ni du Craigno et ses Craignettes ! C’est du Battiato avec sa tête. Ecoutez Battiato, il n’est jamais trop tard ! Ça vous donnera un sentiment nouveau qui vous tiendra haut la vie, comme y dit. Restez-moi bien ! Forza Juve, pardon Battiato !
Un bacio et même due ! Ciao.

Jean-Luc Fornelli