J’ai longtemps hésité à chroniquer ma « meilleure chanson du monde ». Le choix entre des vieilleries francophones post-soixante-huitardes et des groupes hipster inconnus de dream pop et de néofolk du Wisconsin était trop cornélien. J’ai donc choisi une vieillerie inconnue de tous pour contenter tout le monde.
Maria Tănase est roumaine, généralement inconnue et surtout morte depuis longtemps. Avant de mourir, elle jouait fréquemment aux échecs à poil, ce qui avait le don de gentiment exaspérer la junte fasciste roumaine d’Ion Antonescu, au pouvoir dans les années 40. Elle chantait aussi un peu. En roumain. En français aussi, qu’elle maîtrisait parfaitement comme ses contemporains Cioran, Ionesco et Eliade.
Son interprétation de la doïna, le blues des Carpates, avec une voix ténébreuse et lasse, tour à tour menaçante, gaie ou tendre, au pouvoir narcotique, reste renversante et subjuguante. La comparaison avec Édith Piaf et Marlène Dietrich n’est point usurpée.
Sa chanson Doina de l’album « Malédiction d’amour » est un choc sonore aux fluctuations inquiétantes, à la limite de la rupture, dans une atmosphère brumeuse qu’on imagine tout droit sortie du château transylvanien de Vlad l’empaleur. C’est d’ailleurs une histoire de mariage forcé avec un type laid comme un pou mais plein d’oseille qui finira heureusement par se pendre. (Si ce récit tragico-épique pouvait donner des idées à Justin Bieber et aux One Direction…)
Bref, Maria Tănase, c’est plus fort que des chanteuses québécoises hurlantes, c’est de véritables chefs-d’œuvre de la « chanson française d’après-guerre » et c’est une artiste universelle qui ne mérite pas de tomber dans l’oubli.
Stéphane Torrent