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Helvétiquement vôtre – Michel Bühler

C’était au lendemain d’une révolution manquée. Paris s’était tu, j’avais vingt ans, la tignasse en bataille et, déjà, des copains sans particules. Le travail nous tendait les bras, il ne tenait qu’à nous d’entrer de plain-pied dans ce que ceux qui nous avaient précédés appelaient «la vie». Et qui était «leur vie». On écoutait la Radio romande, celle de Kohler et de Gardaz, en se disant que ce coin de pays à jamais épargné par les turbulences avait somme toute bien de la chance. Et nous avec.

Et puis Bühler a chanté. Il devait s’agir d’une chanson qui, à l’époque, allait faire un bien joli tapage et dans laquelle il était question de nos rêves et de ces envies que l’on sentait sourdre en nous :

J’ai vingt et un ans, c’est donc le moment
De participer à la vie du temps
Mais comment le faire lorsque l’on n’est pas
Riche ou bien célèbre, et que l’on n’a pas
Le poids des années qui, dans mon pays,
Avec de la chance m’aurait permis
De me faire entendre ? Mais écoutez-moi, Car, comme vous…

J’aime nos montagnes, nos Alpes de neige…

Oh je sais déjà ce qu’on va me dire :
Tais-toi, tu ne sais pas ce que c’est que souffrir !
Comment oses-tu parler ? Tu n’as pas
Comme nous gagné la guerre, tu n’as pas
La force des ans, tu n’es pas lieutenant,
Tu n’es pas comptable ni même révérend !
Tu es encore jeune, tais-toi, ça passera, Contente-toi…

D’aimer nos montagnes, nos Alpes de neige…

Je n’ai jamais gagné la moindre guerre, j’aurais fait un piètre comptable, et si un jour je m’adresse à Dieu, ce sera à lui et à lui seul, pas à ceux que Brel appelait « les larbins du ciel », mais j’ai conservé, gravées dans ma mémoire, ces quelques rimes. Et avec elles une bonne partie de celles que, depuis, le chantre de l’Auberson a bien voulu nous livrer.

Où que je sois, quoi que je fasse, j’emporte toujours avec moi un peu de Bühler. Un refrain, quelques mots. Il m’arrive souvent de croiser le regard de La Vieille Dame, celle « qui sait les mots qui consolent un peu », celui d’un étranger aux mains « comme des outils », ou encore de poser un coude sur le zinc du Kabyle. Toutes les villes du monde ont leur «Rue de la Roquette», tous les «Péquenots» du monde et de par chez nous se posent aujourd’hui la question de savoir ce que sera leur demain. Et, quand il me prend de «partir pour boire», c’est aussi non par désespoir, mais pour espérer. C’est cela, en somme, la force de Bühler: nous rappeler sans concession aucune notre quotidien et entretenir ce feu qui brûle en nous et qu’il appelle l’espoir.

Bühler partage avec Brassens, Renaud et quelques autres privilégiés l’art de faire de gros mots des mots jolis. Il dit bite et con, salauds et – pire ! – militaires, politiciens, banquiers, et tout cela fait des phrases qui sonnent clair et qui vous dessinent des paysages ouverts, infinis, joyeux.

Il fait aussi, Bühler, des rimes où

L’espoir c’est l’évidence belle
Que l’on est là mille et cent mille
Sans peur aucune, debout, rebelles
Et que ça n’est pas inutile

Et encore

L’espoir c’est plus fort que la mort
La fleur qui perce le goudron
Le soleil qui s’lèv’ra encore
Sur les fûts rouillés des canons

C’est cette flamme qui vacille
Ce feu que je tiens dans ma main

Fragile et fort comme ma vie
C’est tout ce qui me fait humain
L’espoir

Tout cela, pourtant, ne ferait pas une œuvre s’il n’y avait là tant et tant d’obstination à convaincre. C’est aussi simple que cela: Bühler est un laboureur. Il connaît la terre et trace son sillon pareil à « ces dos courbés » dont on nous dit qu’ils sont d’un autre temps et qui, pourtant, savent tout des saisons, du bruit du vent dans les feuillus, des autres. Bühler a choisi d’écrire pour ceux qui, comme Otto, son père, savent encore sortir un violon, rire, boire et chanter. Et recommencer cent fois, mille, parce que c’est leur vie. La vie.
C’est beaucoup et c’est largement suffisant pour que les textes et les chansons de Bühler soient d’ores et déjà assurés de lui survivre et de continuer de tenailler les bonnes consciences de ce pays trop beau, trop riche, trop… petit. Et, quand il s’agira pour lui et quelques-uns d’entre nous de s’en aller voir là-haut s’il y a des bistros où boire le gros rouge avec Dimey ou le Château Figeac avec Desproges, il s’agira aussi de savoir que, aussi vrai que les linceuls n’ont pas de poches, les poètes, eux, ont l’élégance de laisser leurs écrits derrière eux.

Roger Jaunin

* Extrait de la préface de On fait des chansons/Bernard Campiche éditeur/2008

 

 

À l’enseigne de la fille sans coeur – Édith Piaf

C’était une année morne. L’insouciance de l’enfance commençait à s’effilocher. Un prof tyrannique, vague sosie de de Funès, ambitionnait de nous rendre aussi dociles que des écoliers nord-coréens. Et puis un jour, par la grâce d’une chanson apprise en classe, les problèmes de math et les règles de conjugaison s’évanouirent dans un déluge d’accordéon et de liberté qui embrasa mon imaginaire de gosse.

Le ciel est bleu, le vent du large
Creuse la mer bien joliment
Vers le port montant à la charge
Galopent ses escadrons blancs

Il y avait là-dedans de quoi s’évader plus sûrement qu’avec la mappemonde qui prenait la poussière au fond de la classe. À chaque fois qu’on la chantait, les barrières géographiques de ma petite école explosaient. J’étais projeté dans ce port « tout au bout du monde dont les rues s’ouvrent sur l’infini » à l’atmosphère si poétique.

Et puis il y avait Rita.

Tout le monde s´en fout, y a du bonheur
Y a un bar chez Rita la blonde
Tout le monde s´en fout, y a du bonheur
À l´enseigne de la Fille Sans Cœur!

 Le coup de foudre immédiat. Ses courbes hypnotiques se superposaient aux formes géométriques qui hantaient le tableau noir. Tandis que le petit roquet faisait claquer les règles grammaticales à la pointe de sa baguette, je me réfugiais dans son bar. Dieu qu’on s’y sentait bien ! Les rires et la gnôle coulaient à flots. Rita me servait mes premiers tord-boyaux avec un clin d’œil complice. Mes camarades suaient avec le Bled, le Bescherelle et les triangles isocèles ; moi je m’enivrais avec la plus belle femme du monde.

Dans ce petit bar, c´est là qu´elle règne
On voit flamber sa toison d´or
Sa bouche est comme un fruit qui saigne
Mais on dit que son cœur est mort

La concurrence était rude. Les prétendants accouraient des quatre coins du globe pour ses beaux yeux. Insensible aux avances, elle renvoyait un sourire moqueur aux fanfaronnades des marins imbibés d’alcool et d’espoir. Son père, patron du bistrot, veillait jalousement sur sa vertu. Ça excitait encore plus la convoitise des gars. Du haut de mes onze ans, je rêvais secrètement que c’était moi qui ferais chavirer le cœur de cette beauté insaisissable.

Et puis, il y eut cet enfoiré d’étranger.

Mais un soir, la mer faisait rage
On vit entrer un étranger
Aux beaux yeux d’azur sans nuages
C’est alors que tout a changé

À partir de là, je compris que la vie était dégueulasse. Que les filles trop belles finissent avec des rabat-joie opportunistes. Que l’amour fout le bordel partout. Et que les chouettes bars deviennent des offices d’impôts.

Je ne découvris la version de Piaf que bien plus tard. La voix inimitable de La Môme, aux accents à la fois gais et mélancoliques, porte à merveille la dramaturgie de la chanson. (Les versions de Barbara et de nos Michel Bühler et Sarclo nationaux valent également le détour.)

J’appris également plus tard que l’auteur de cette petite merveille était un Vaudois rondouillard qui avait réussi à Paris bien avant que Bastian Baker fasse couiner les adolescentes de France et de Navarre. Jean Villard « Gilles » fut en effet l’un des premiers auteurs-compositeurs-interprètes de la chanson française. Réduit à La Venoge ou aux Trois cloches offert à Piaf, on ignore largement qu’il forma dans les années trente un fameux duo de chansonniers – Gilles et Julien – donnant notamment dans la veine humoristique (les ancêtres du Duo d’eXtrêmes Suisses en somme, mais sans Québécois). Qu’on lui doit des centaines de chansons. Que Brassens le révérait. Qu’il découvrit et engagea le jeune Brel dans son cabaret parisien. Que le grand Jacques s’inspira de La Venoge pour écrire son Plat Pays. Qu’il fut également auteur dramatique.

Il m’arrive encore souvent de pousser la porte de l’Enseigne de la fille sans cœur pour retrouver celle qui a provoqué mes premiers émois.

Et vous savez quoi ?

Elle est toujours aussi belle.

Philippe Lamon