« Avant de m’enfoncer plus loin dans les égouts / Pour voir si l’océan se trouve toujours au bout… »
160 à l’heure, au moins, mon frère est au volant et nous sommes en route pour la Hollande de nos 18-20 ans dans la voiture rutilante de maman, empruntée pour la cause. Une Rover 620 SI british green, intérieur cuir pâle. Faux bois sur le tableau de bord. À cette vitesse là, peu importe la coque d’acier qui t’entoure. C’est une sorte de purgatoire. En deux heures aller-retour-y-compris-rouler-un-joint-dans-le-coffeeshop-bien-comptées, nous allions chercher de quoi fuir un peu. Pétards toujours, champignons parfois. Fuir le destin d’enfants gâtés à qui on demande à présent des comptes. Fuir Bruxelles et le difficile choix des études supérieures pour lui, l’ainé, et la quête d’une école secondaire qui m’accepterait encore, moi le cadet aux multiples redoublements et au dossier disciplinaire déjà bien rempli. Fuir le paradoxe toxique des limites parentales mal tenues, des cadeaux donnés puis reprochés au vu des échecs scolaires répétés. Fuir cette chape de plomb qu’est l’éducation petite bourgeoise que nous recevions, avec ses valeurs molles, sa glu de jugements à l’emporte pièce et son intolérance aux destins différents qui salissait les nuages. Nous avions tout, paraît-il. Que nous fallait-il de plus ?
« Droïde équalisé sans désir de chaleur / Avec mes sentiments sur microprocesseur »
Nos parents n’étaient pas fiers de nous et peut-être pas fiers d’eux-mêmes, tant nos séances de fumette et de glande leur échappaient. Depuis quelques mois cependant, ils savaient. Ils savaient tout. Enfin, presque tout. Nous « montions » en Hollande avec la voiture, mon frère et moi, ensemble, séparés ou avec des potes et ce au moins deux fois par semaine. J’avais même commencé un petit commerce local d’import me permettant de pratiquer la fumette illimitée. La bande originale de ces heures passées sur la route était variée et la sono de la Rover démentielle. Une large place au rock US des années 90, « She’s Lump, She’s Lump, She’s in my head… » aux compiles Techno des boîtes flamandes que mon frère adorait et que j’exécrais. Nous écoutions aussi beaucoup d’artistes francophones, Noir Désir, évidemment – comment passer à côté de 666.667 Club qui venait de sortir à ce moment là –, et surtout, Thiéfaine. Lui, on l’aimait d’un commun accord, sans jamais avoir eu un long débat. Imagine les deux frangins, chacun en train de fumer un pétard, à plein pot sur l’autoroute belge fatiguée qui beuglent: « Quand j’ai besoin d’amour ou de fraternité / j’vais voir Caïn cherchant Abel pour le plomber ». Nous les aimions toutes, ces chansons. Maison Borniol, Alligator 427, Loreleï… On les connaissait par cœur. Droïde Song nous rassemblait plus encore. C’est une chanson incroyable qu’on mettait – il me semble – toujours à fond! Le texte et la puissante interprétation d’Hubert-Félix nous fascinait d’instinct. Et quelle montée jusqu’au climax, dès l’entrée de la batterie…
Après un chemin sinueux et poussé par les angoisses parentales j’ai finalement décroché un diplôme universitaire, pour ne rien en faire par la suite. La musique et les mots ont été les plus forts, tant mieux, j’aurais pu mal tourner, qui sait. En devenant peu à peu auteur-compositeur de chansons, j’ai tout d’abord enfoui Thiéfaine sous des tonnes d’autres références qui me paraissaient plus valables ou plus acceptées. Brel d’abord, Brassens ensuite, Ferré un peu, Gainsbourg surtout. J’en ai fait une écoute encyclopédique. Je voulais écrire des chansons, je me devais de connaître ces illustres prédécesseurs reconnus par tous. Lourde erreur de ne pas écouter les pulsations de ces premiers émois-là et de vouloir à tout prix chercher l’approbation. Après la lecture de « Je ne laisserai jamais dire que ce n’est pas la plus belle chanson du monde », cette partie de moi s’est apaisée.
Pour un temps, en 1997, sur cette autoroute hystérique vers la Hollande qui nous conduisait chez les mutants, nous étions « Libres, attirés par le vide ».
Putain oui ! C’est la plus belle chanson du monde !