» Eh, la chanteuse s’appelle Luc ! » En pleine enfance, première rencontre avec une femme qui prend un nom d’homme pour être artiste. D’autres l’ont fait avant elle, d’autres après aussi, par choix ou par nécessité. Ici, c’est un peu des deux : Sœur Sourire ne pouvait plus s’appeler Sourire, n’étant même plus sœur. J’ai demandé à Maman ce qu’était devenue Luc Dominique : question difficile, à laquelle elle répondit que cette femme a eu bien des malheurs, en restant dans l’abstrait. Comme beaucoup de choses, c’est plus tard que j’ai su le tragique fin mot de l’histoire.
C’était les années 1980. Maman avait récupéré une pelletée de disques de sa jeunesse. Luc Dominique, alias Sœur Sourire, alias Jeanne-Paule Marie Deckers, qu’on nommait aussi Jeannine, s’était glissée dans un ensemble hétéroclite de 45 tours où se côtoyaient les valses de Johann Strauss fils, Bach et Mozart, ainsi que les tubes de Sheila et Dalida – sans oublier Arlette Zola, pour la couleur locale. De quoi me faire un premier bagage musical. Luc Dominique avait quelque chose de spécial : sa voix n’était certes pas des plus brillantes, pas extrêmement belle, et sa musique n’était pas forcément entraînante, mais il y avait là quelque chose d’obsédant qui faisait qu’on ne pouvait qu’y revenir.
Ah, cette idée de bain de soleil… c’est dès le départ l’image d’un bonheur, païen ou divin (mais n’est-ce pas un tout petit peu pareil, en somme ?), que l’on savoure sous l’astre du jour. Bonheur contemplatif, oui, et en écoutant » Bain de soleil « , cette chanson lente et sereine, impossible de ne pas penser à des rayons filtrant doucement à travers les vitraux d’une église. » Bain de soleil « , c’est deux ou trois minutes d’un bonheur enveloppant, goûtées comme lorsque l’on regarde un beau vitrail. Je pense aujourd’hui aux Manessier de la cathédrale de Fribourg, abstraits, irisés comme une mer de lumière où l’on se baigne. En prise directe avec Dieu.
Sœur Sourire, ou son fantôme bienveillant, a croisé ma vie à deux ou trois reprises. » Dominique « , son tube mondial, a servi de musique de scène pour une pièce humoristique que j’ai écrite pour les copains du Collège du Sud, qui ont bien ri – à commencer par ceux qui ont été chargés d’aller chercher un enregistrement de cette pièce. Et beaucoup plus tard, en 2009, le biopic » Sœur Sourire » m’a donné à voir qui avait vraiment été Jeannine Deckers. Une vision humaine, trop humaine diraient certains, qui m’a remis cependant à l’oreille cette voix venue de l’enfance.
Et grâce au film sensible de Stijn Coninx, en ces temps où il faut toujours aller plus loin, plus haut, plus vite, plus fort, elle m’est revenue, cette voix, plus ou moins oubliée ou retrouvée au fil des jours. Banale et obsédante, épousant les accents d’un cantique des temps modernes, elle m’accompagne encore parfois : » Bain de soleil, Seigneur en ta présence… Mon énergie c’est toi ! »
Daniel Fattore
(La chanson n’est à notre connaissance pas disponible sur le Net)