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La java des bombes atomiques – Boris Vian

J’avance, étourdie, sur la grande place de Pripyat, devenue célèbre en avril 1986. Mon compteur Geiger grésille, pas question de deviser peinard avec KK, la traductrice, ou de savourer un sandwich en m’asseyant sur l’un des manèges à l’abandon, ou alors, au retour, je serai coincée au check-point, où le militaire de service me permettra de rentrer à Kiev… à poil, mes vêtements étant détruits illico, car trop irradiés.

La place venait d’être aménagée au cœur de la ville fantôme, où le silence est si pesant qu’il en est irréel et assez angoissant. La grande roue est toujours là, rouillée, mais vaillante. Elle devait accueillir la population pour fêter le 1er mai. Mais, un feu d’artifice tout à fait impromptu et autrement plus conséquent que trois pétards allumés pour la fête du travail, mit un terme à la carrière de la grande roue et des autres attractions. Le 26 avril à 1h23 du matin, le réacteur numéro 4 de la centrale nucléaire de Tchernobyl passa à la vitesse supérieure de la fusion. Son cœur s’embrasa. On connaît la suite.

Je traverse la place et Boris Vian s’en mêle : « Mon oncle, un fameux bricoleur, faisait en amateur des bombes atomiques… sans avoir jamais rien appris, c’était un vrai génie question travaux pratiques, il s’enfermait tout’ la journée au fond d’son atelier pour fair’ des expériences et le soir il rentrait chez nous et nous mettait en trans’ en nous racontant tout. »

Vingt-sept ans plus tard, la ville construite en 1970 pour les employés de Tchernobyl, Pripyat, tient encore debout. Du solide, l’architecture de la Grande Union soviétique, faite pour durer, contre vents, marées et souffle atomique. Je ne décompte qu’une maison en ruines. Les autres sont peu à peu mangées par la flore qui se moque bien du danger nucléaire. La nature a tout son temps. « Pour fabriquer une bombe A, mes enfants croyez-moi, c’est vraiment de la tarte, la question du détonateur s’résout en un quart d’heure, c’est de celles qu’on écarte… »

Sentiment morbide ? Même pas, sidération plutôt, pour le génie destructeur de l’homo sapiens. Ado, j’adorais cette chanson que j’entamais comme une rengaine, au grand dam de ma mère qui me répétait que je ne savais rien de la bombe atomique… il est vrai qu’elle-même, dans son patelin jurassien, avait beaucoup souffert du double drame d’Hiroshima et Nagasaki ! « En c’qui concerne la bombe H c’est pas beaucoup plus vach’ mais une chose me tourmente, c’est qu’celles de ma fabrication ont un rayon d’action de trois mètres cinquante, ya quéqu’chos’ qui cloche là-d’dans, j’y retourne immédiatement. »
Les rues s’étirent, défoncées par la flore qui crève le bitume. Un pommier a fleuri près de la Maison de commune, toujours massive, rigide, imposante, érigée sur une autre place qui devait se vouloir accueillante, aérée, avec ses coins de jardin, ses larges escaliers où les amoureux se retrouvaient. Des pommes à la pelure veloutée, mûres à point et très appétissantes me font de l’œil. Pas le temps d’interroger KK, que déjà elle me tape sur les doigts, terrorisée. Ces fruits juteux sont comme autant de bouchées de mort subite. Le compteur Geiger lui donne raison. « …voilà des mois et des années que j’essaye d’augmenter la portée de ma bombe, et je n’me suis pas rendu compte que la seule chose qui compte c’est l’endroit où s’qu’elle tombe. Y a quéqu’chose qui cloch’ là-d’dans, j’y retourne immédiat’ment. »

A peine plus loin, le théâtre, le cinéma, la salle de spectacles, son grand piano à queue impeccablement ciré. « Les Stalkers font des apparitions à Pripyat, me raconte le journaliste de Kiev qui nous accompagne, ils font des interventions dans la ville martyre, ce sont les fantômes de Pripyat, ils ne l’ont jamais abandonnée malgré l’interdiction d’y séjourner. L’un d’eux joue du piano parfois, il a entretenu l’instrument. Il réalisent des dessins sur les murs de la ville morte, ou introduisent des taggeurs de renom qui laissent leur marque. » Il suffit de se balader dans les rues léchées par le mutisme et le vent fripon, pour apercevoir les innombrables tags qui interpellent la solitude. Parmi eux, de vraies œuvres d’art qui dénoncent le nucléaire : personnages noirs fuyants, enfants jouant à la balle, faussement innocents et de nombreux visages tordus par l’horreur ambiante. Au bout d’une artère, le Pripyat, 710 kilomètres, draine encore des radioisotopes. Il flâne au pied d’un hôtel first class de l’époque. Tout n’est que ruines, même si le bâtiment tient tête au carnage du temps. Le ponton qui permettait aux bateaux d’accoster à la terrasse est à demi effondré, le métal tordu des barrières grince doucement au-dessus du cours paisible de l’eau toujours gravement polluée, où sont échoués, à demi enfouis dans la rivière, des bateaux, irradiés eux aussi. J’approche le compteur Geiger du sol, près du Pripyat, il s’affole.

Chacun peut arpenter les rues de la ville morte. Et constater par soi-même l’étendue des dégâts. Et pourtant, les politiques continuent de nous vendre le nucléaire… « sachant proche le résultat, tous les grands chefs d’Etat lui ont rendu visite, il les reçut et s’excusa de ce que sa cagna était aussi petite, mais sitôt qu’ils sont tous entrés, il les a enfermés en disant soyez sages, et quand la bombe a explosé, de tous ces personnages il n’en est rien resté. Tonton devant ce résultat ne se dégonfla pas et joua les andouilles, au Tribunal on l’a traîné et devant les jurés le voilà qui bafouille : Messieurs c’est un hasard affreux,
mais je jure devant Dieu en mon âme et conscience, qu’en détruisant tous ces tordus, je suis bien convaincu d’avoir servi la France. On était dans l’embarras, alors on l’condamna et puis on l’amnistia. Et l’pays reconnaissant l’élu immédiat’ment chef du gouvernement. »
M’en retournant à Tchernobyl, à trois kilomètres du centre de Pripyat, sur la route qui côtoie le célèbre quatrième réacteur, dont le coffrage est actuellement aussi étanche qu’une feuille de papier journal en cas d’orage, je me demande pourquoi seul Boris était lucide en ce qui concerne ces édiles qui nous tuent à petit feu.

Bernadette Richard

La Loi de Brenn – Galaad

Il y a vingt ans paraissait le meilleur album de rock jamais chanté en français: Vae Victis du groupe suisse Galaad, aujourd’hui disparu. Cette bande prévôtoise, menée par son barde fou, le poète à voix de feu Pierre-Yves Theurillat, mit tout le monde d’accord et aplatit , en onze titres-joyaux, toute comparaison possible, menant ainsi la vie dure au journaliste musical en mal de stéréotypes. Inventeur d’un genre nouveau, la « fusion progressive », le quintette jurassien se fait alchimiste. En mêlant des influences hétérogènes (Marillion, Peter Hammill, King Crimson, Ange, Malicorne, Faith No More, Dream Theater ou Pearl Jam), le produit fini ne ressemble à rien de connu. Une mer de contrastes s’offre alors à l’auditeur-navigateur, ébloui mais tourmenté: du rock progressif énervé  porté par une section rythmique martiale et énergique, des textes de toute beauté incarnés par un chant écorché à la limite de la rupture mais toujours incroyablement maîtrisé.

L’avant-dernier titre de cet album parfait, « La Loi de Brenn » offre, en douze minutes qui ne laissent aucun répit, la synthèse de toutes les qualités présentes en diffracté sur le reste du disque. La plage s’ouvre sur une phrase de guitare que l’on retrouvera dans le superbe solo de clôture. Le choeur latin impose alors le calme « Tibi se cor meum …. » avant que la voix possédée de Pyt (Pierre-Yves Theurillat) ne vienne hanter nos oreilles à coups de phrases assénées sans retenue ni complaisance. Et c’est parti pour plus de neuf minutes de folie furieuse. Puis, l’affaire se calme et , après un rappel plaintif du vocaliste, débarque sans crier gare un des plus beaux passages de six-cordes jamais gravés. Sébastien Froidevaux déploie son grand art: jamais démonstratif, son chorus mélodique rend hommage à Steve Hackett (Genesis), David Gilmour (Pink Floyd) et surtout Steve Rothery (Marillion), sans les citer, se contentant de payer son dû aux grands maîtres à planer. Après une telle somme, sonné, le mélomane n’aura de cesse de réclamer à grands cris le retour de Brenn car lui aussi il sait que Brenn reviendra ici-bas.

Et ce retour se fait imminent. Pyt sortira son nouvel album solo, Mon grand Amer, ce printemps. Une nouvelle pièce maîtresse à n’en point douter. Et, selon les dires du maître de cérémonie, un nouveau style assumé: le genre « punk symphonique à la Barbelivien » ! On préfère néanmoins rassurer le public déjà apeuré: les textes de qualité de l’auteur ont plus à voir avec ceux d’Étienne Roda-Gilles ou Jean Fauque (Alain Bashung) qu’avec les ritournelles sucrées du ridicule parolier de variétés. L’avenir risque donc d’être aussi avenant que l’avant. Vae Victis !

 Christophe Gigon

http://www.pyt.cn.com/