Je connais cette chanson sur le bout des doigts. Pourtant je n’ai jamais souhaité en apprendre ni la musique ni le texte. À peine me laissé-je aller quelquefois à en fredonner des bribes sans jamais m’aventurer bien loin. Et je m’arrête, pris en faute, entre deux vers. Je veux qu’elle demeure neuve, toujours, à mon oreille.
Un arpège de trois notes descend du piano et entame un jeu hypnotique. On le connaît bien, cet arpège; on le retrouve dans plusieurs autres chansons de Ferré. Dans Avec le temps, notamment. (La suite d’accords doit être sensiblement la même d’ailleurs, mais je ne vais pas vérifier. Je ne veux pas casser la magie.) Les cordes prennent leur place et tout se met en branle vers un long un lent crescendo qui durera quatre minutes.
Je sais déjà à quel moment mon ventre sera serré et que peut-être les larmes viendront. Le vin y est propice, ce soir j’ai assez bu.
Léo pose sa voix comme une plainte et des trémolos me prennent la gorge. Il commence avec sa marée qu’il a dans le cœur, et déjà le mien bat plus vite. Il enchaîne une à une ces évidences qui semblent m’habiter depuis toujours mais que je redécouvre à chaque fois avec le même émoi.
J’ai l’impression de ne rien comprendre à ce qu’il dit, le texte m’est hermétique mais ouvre des portes sur mille dimensions. La musique des mots et celle des instruments glissent flanc contre flanc, me prennent la main et me traînent sur cette plage étrange, jonchée de métaphysique et de sensualité.
Qu’est-ce que cela peut bien aller chercher au fond de mon ventre pour me mettre dans cet état ? Je pousse un peu le volume et rajuste les écouteurs pour ne pas manquer la fin.
Les instruments montent en puissance et là, je sens que ça vient. Mon ventre se serre, cette fois encore. Les derniers couplets me pressent comme un citron, me laissant bouche ouverte à chercher de l’air au travers mes sanglots.
Les dernières mesures me jettent pantelant, rorqual échoué sur la grève.