Archives du mot-clé Hubert-Félix Thiéfaine

Elle est comme personne – Capdevielle

Pas de la race des poètes, paraît-il, parce que rocker toc, parce que deux albums prometteurs et de la soupe, parce que des paroles trop incompréhensibles pour être honnêtes. Quand vous prononcez le nom de Capdevielle, on le classera au pire du côté des Plastic Bertrand, au mieux pas trop loin de Lavilliers, la faute à Renaud qui les associait dans une chanson. Et les plus audacieux entonneront quelques couplets de Quand t’es dans le désert.

Oui, le mauvais côté de la ville cher à Jean-Patrick a des airs de Californie déprimée. Oui, on sent qu’il s’est enfilé Springsteen et Dylan en fumette, en tisane et sans modération aucune, qu’il prend parfois la pose…

Mais quand même, quel pied ! Quelle verve ! Je dirais mieux, quelles burnes !

À la fin des années 70, ils sont trois à brûler l’héritage de Brassens, Brel et consorts pour tracer une voie à part, à prendre le pouls de l’Atlantique sans rien perdre de leur frenchitude. Il y a Bashung, le révéré, Thiéfaine, l’irrécupérable, et Capdevielle, l’étoile filante qui torche les phrases définitives à la douzaine avec une confondante maestria.

Son premier album est une succession de films de série B, de road movies sans budget mais gorgés d’âme et de désespoir. Car le bonhomme a comme un projecteur dans la voix, il fait naître les images sans effort, c’est dix scénars à la seconde qu’il nous balance l’air de rien, des balades de losers maudits qui traînent leur gueule de bois du côté des rivières souillées. « Les enfants des ténèbres et les anges de la rue », se nomme l’opus, il contient son lot de perles, et puis une, encore plus brillante que les autres : Elle est comme personne. Une chanson d’amour, une ode à la femme enfouie au bord du vide et de la nuit. La plus belle.

Ça commence par une de ces guitares qui résonne en anglo-saxon, on n’est pas loin de « Heart of Gold » du père Neil Young, pas loin de Cat Stevens non plus, et puis il y a ce portrait de femme à la dérive et de son amant carbonisé…

« Elle parle jamais d’hier
Pour elle demain c’est trop loin
Elle peut pas tomber y’a rien qui la protège
C’est juste une collectionneuse de sortilèges
À minuit quand tous ses bracelets sonnent
Elle est comme personne »

Vous la voyez la fille, dangereuse et intense, destructrice et prête à sombrer. Capdevielle vous emmène vous briser le cœur et les dents avec lui, au fil de couplets imparables qui ne doivent rien à personne. Parce que le bougre était plus original qu’on voulait bien le dire, parce que ses contempteurs qui prennent aujourd’hui ses arrangements de haut sont des ânes snobs et insensibles.

« Elle reprend jamais les pleurs qu’elle me donne…
Elle est comme personne »

De la facilité, ça ? Non, la grâce de la simplicité, ce n’est pas tout à fait pareil… Et quand Capdevielle ajoute « J’suis venu tout seul à genoux devant sa serrure », je me souviens de mon teint de cierge, à côté du téléphone, à me saouler la gueule tout seul dans l’espoir d’un appel qui ne viendrait pas, parce que je n’avais pas compris que certaines filles dansent une tout autre danse, où leurs cavaliers ne trouvent place que le temps de se briser… Et que ces filles-là se fuient jusqu’au fond des lits où elles ne savent pas rester.

Une foutue belle chanson, un foutu grand chanteur !

Michaël Perruchoud

Manu – Renaud

J’avais quoi ? Onze ou douze ans, il me semble. Et puis quatorze, dix-sept… « On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans », paraît-il. Parfois si : Renaud, c’était sérieux.

Disons douze ans, donc, ce jour où mon père a lâché : « C’est lui, Renaud. » Sur l’écran, un gars en perfecto et longs cheveux. Je ne sais plus ce qu’il a chanté, mais dès le lendemain, j’ai voulu une cassette, puis une autre. J’ai tout appris par cœur, les cinq albums, de Camarade bourgeois à À quelle heure on arrive, en passant par Laisse béton, Marche à l’ombre, Les Charognards, La Tire à Dédé et des trucs improbables comme La Java sans joie ou Jojo le démago. Tout par cœur, à fond dans le walkman Sony, le blanc. Pas encore Dès que le vent soufflera ni Mistral gagnant, ça viendrait plus tard.

Au sommet, il y avait Manu. Le mec qui a des larmes plein sa bière. Comment dire ce choc ? Quelque chose comme la poésie qui m’éclatait à la gueule. Deux mots, « larmes » et « bière », pour créer un univers. Un bistrot enfumé, un type tatoué qui pleure, et l’autre, maladroit, qui essaie de lui remonter le moral en expliquant qu’une gonzesse de perdue, c’est dix copains qui reviennent. Va consoler quelqu’un avec ça…

Il disait « gonzesse », il disait « j’me fais chier », « ton grand cœur de grand con »… Je découvrais que la poésie pouvait naître de ces mots qu’on n’osait pas écrire dans les rédactions. Je comprenais que je serais toujours plus ému par un apache qui chiale dans sa chope que par le gentil garçon qui a « puisé à l’encre de tes yeux ». J’avais envie de taper sur l’épaule de tous les Manu que je ne tarderais pas à croiser dans les bistrots, leur dire qu’« on est des loups, faits pour vivre en bande ». Leur répéter les mots de tendresse, de douleur et d’amitié qui emplissaient ces 2 minutes 42 dont je ne me lassais jamais. Je voulais que le monde entier comprenne que tout est là, dans cette simplicité: un accordéon, une guitare, une voix.

Et puis, Renaud, c’était la révolte, la colère, le refus de se taire alors que le monde est si moche. C’était le poing levé contre le pouvoir, l’armée, les flics et les curés, c’était la liberté, l’anarchie… Vous vous moquez ? Allez-y. N’empêche qu’il était mille fois plus rebelle et corrosif que les Kiss et AC/DC des copains. Je ne parle même pas de ceux qui écoutaient Foreigner ou A-ha. À l’époque déjà, je ne leur parlais pas.

Plus tard, il y a eu des ratés. Je n’ai pas aimé Putain de camion, même si je ne pouvais me l’avouer, même si je pleurais en écoutant l’hommage à Coluche. Mais ce n’était plus tout à fait pareil. Peut-être la sortie de l’adolescence, la découverte d’autres horizons, tous ouverts par Renaud. Parce qu’il en parlait en interview, j’ai écouté Higelin et Thiéfaine. La trilogie sacrée de ma jeunesse était en place, qui me permet de me retourner fièrement. Avec Foreigner et A-ha, vous pouvez en dire autant?

Comme il me semblait qu’une grande chanson est avant tout un texte, Gainsbourg, Brel, Ferré, Brassens ont ensuite débarqué. Et Springsteen, que j’essayais de traduire dès mes premiers rudiments d’anglais : alors qu’il était de bon ton de railler ses biscoteaux et de comprendre à l’envers Born in the USA, Renaud affirmait haut et fort son admiration pour le Boss.

J’avais découvert les mots et je tirais ce fil avec bonheur. Bientôt, je laisserais dépasser Les Fleurs du mal de mon blouson de cuir, puis les Illuminations, Les Chants de Maldoror… Tout un univers s’était ouvert à partir de ce Big Bang aux longs cheveux et perfecto.

Tant pis s’il n’est plus aussi flamboyant, si l’alcool a fusillé ses dernières années. Je réécoute cette intro à l’accordéon, ces premiers mots : «Eh, Manu, rentre chez toi, il y a des larmes plein ta bière …» J’ai les cheveux et le bandana qui repoussent.

Eric Bulliard
Février 2014

Smells Like Teen Spirit – Nirvana

J’allais quitter la Guyane, en pleine adolescence, avec toute l’ignorance possible quand au monde extérieur. Le début des années 90 m’avait vu acheter ma première chaîne hi-fi un an auparavant, et le seul compact disque que j’avais était une galette des Platters.

Cette chaîne hi-fi bas de gamme n’avait eu d’intérêt que pour essayer d’attraper une fille, ou l’autre. J’aurais été plus vieux, j’aurais acheté une voiture, Jessie avait bien un scooter, lui.

En attendant, parfois, j’y passais mon disque unique et les compilations de dance music des copains.

À part ça, presque rien. Parfois la musique des voisins, du zouk local, sur une des rares FM que l’on captait, en mode karaoké avec comme interprète leur fille, de mon âge.

Rien d’excitant, vraiment, si ce n’était cette fille.

La musique n’était alors rien d’autre qu’une convention sociale, un peu comme plus tard on fumerait des clopes et boirait des bières.

J’avais bien bouffé un peu de Thiéfaine avec les quelques “grands” qui traînaient dans ce putain de camp militaire où nous vivions, dommages collatéraux des mutations de nos parents.

D’ailleurs, croyez-le ou non, mais les premiers Thiéfaine se prêtent plutôt bien à la mélancolie adolescente qu’on peut ressentir entouré de forêt vierge et éloigné de plus de trente kilomètres de la première “ville”.

Enfin, bref, ce sont mes derniers jours dans ce camp. Je vais “rentrer”, même si on m’embarque pour un endroit que je ne connais pas.

Je vais débarquer ailleurs, bronzé, indolent de mon séjour sous les tropiques. Et aussi innocent qu’un agneau. La veille du départ, Franck, de deux ans plus âgé que moi, me file une cassette repiquée en me disant que “Ça vient de métropole”.

Encore coincé dans l’ingratitude de l’enfance, je ne suis pas sûr d’avoir apprécié le cadeau plus que ça. On m’aurait acheté des magazines pour le voyage que j’aurai été tout aussi enthousiaste.

La baraque est vide, j’embarque dans la 505 break qui doit nous emmener à Cayenne prendre cet avion qui me ramène dans une France inconnue. J’ai un walkman pour tuer le temps sur les 300 bornes de route entourée de vert.

Je regarde le paysage cinq minutes en écoutant Thiéfaine. Puis ça me gave alors je glisse la cassette de Frankie dans le lecteur.

Tindindin dindin din Tindindin dindin din sur une guitare électrique qu’on aurait oublié de brancher, puis une batterie de malade, sauvage, qui me fait sursauter dans mon casque en mousse. Ils découvrent alors l’interrupteur de l’ampli.

TINDINDIN DINDIN DIN TINDINDIN DINDIN DIN

Et moi je découvre la basse. La voix de dépressif par dessus, ou au milieu puis la musique se calme.

Héhé, je m’en doutais, encore un truc triste…

Presque envie de faire une fête avec des amis et des flingues chargés, mais maintenant que j’y suis, j’attends qu’on m’amuse.

Je me dis pourtant que je suis blasé et peut-être trop sûr de moi…

ELLOWELLOWELLEWO WAOULOAW
ELLOWELLOWELLEWO WAOULOAW

Quand brusquement :

ET ZELASTA ZTEPEUH…
ET WALANA
IMITATEURZ

La claque !

Triste mon cul, j’y comprends rien, mais c’est pas de la tristesse, c’est de la colère, c’est de la colère triste, mais de la colère, c’est la dépression agitée, sauvage, j’y pige vraiment que dalle mais je ne peux que remuer la tête, je panique, c’est ma première fois, et c’est bon.

Je m’agite sur mon siège, avec une envie de hurler. Personne ne comprendrait, donc évidemment, je ferme ma gueule pour ne pas déranger.

La frustration monte, de ne pas pouvoir défoncer les sièges de cette caisse. J’ai l’impression d’être stupide et contagieux.

AWANEUNOW ET MAYTAINERS
ANANAYO ANANYO A MOSKITO

J’essaye de faire un trou dans le plancher en agitant mon pied. J’en ai le duvet des bras qui se dresse, le monde change de couleur, tout s’accélère autour et quelque chose s’agite en moi. Quelque chose qui casse, se recolle. Une envie de me jeter contre les murs. Ma poche à hormones adolescentes doit se déchirer, je crois même que j’ai une érection.

Heureusement qu’ils alternent ces couplets calmes entre le refrain, j’en suis presque à vouloir sauter à la gorge du conducteur, qu’on se plante et que je me mette à courir nu dans la forêt alentour, le casque sur les oreilles et le baladeur à la main.

ELLOWELLOWELLEWO WAOULOAW
ELLOWELLOWELLEWO WAOULOAW

J’ai écouté cette chanson en boucle au moins cinquante fois ce jour-là. Avec la même impatience à chaque rembobinage.

À ce moment, j’ai compris qu’un extraterrestre s’adressait à moi dans une langue inconnue, qu’il disait ce que j’avais en moi sans que je n’aie ni les mots ni les couilles de l’exprimer, que j’étais coincé dans mon corps de poulpe adolescent, trop grand, trop blond, trop con, trop inexistant.

ET ZELASTA ZTEPEUH.

Je me sentais devenir une part de ce monde, en même temps que me poussaient des poils. Je suis devenu pubère ce jour-là, j’étais sûr de sortir de l’enfance par cette violence musicale, que ce son n’avait qu’un but, foutre en l’air le monde de sucrerie dans lequel je vivais jusqu’ici.

Celui où vivaient les autres, ceux qui n’avaient jamais écouté cette rage.

AWANEUNOW ET MAYTAINERS
ANANAYO ANANYO.

Je venais de découvrir le rock. Plus rien n’avait d’importance. Seule l’absence des titres et des artistes sur le boîtier me contrariait.

Ce morceau m’avait accouché à grands coups de pieds dans le cul, aux forceps. Et en plus m’avait filé une mission, oh, pas une grosse, mais une mission quand même.

On devrait d’ailleurs toujours filer des missions aux nouveau-nés quand on les jette à poil dans le grand bain de la vie. Parce que c’est drôle d’échouer et de prétendre le contraire.

À me pourrir les cervicales en agitant la tête, je savais qu’une fois en métropole je devrais découvrir ce qu’était ce morceau, et aussi d’où il venait.

ANAFORGET VATMECMISMAL

L’arrivée dans la grisaille parisienne ne me choqua pas, j’y avais été préparé par ce que je venais de découvrir.

Six mois plus tard, je mettais un titre sur “Smell Like Teen Spirit”  de Nirvana.

Je suis rentré par là. Et étrangement, si j’ai foutu des pans entiers de ma vie à la poubelle, parce qu’ils étaient datés, obsolètes, ou juste parce que je suis con, cette chanson est restée et je la crois toujours capable de sauver des gosses, à défaut de leur éviter une vie de merde.

ALEDAÏA ALEDAÏA
ALEDAÏA ALEDAÏA
ALEDAÏA ALEDAÏA
ALEDAÏA ALEDAÏA

Ad libitum.

Eugène Mithar