Tous les articles par Sylvain Thévoz

A propos Sylvain Thévoz

Sylvain Thévoz est né à Toronto en 1974. Il a étudié à Montréal et Bruxelles, est anthropologue et vit à Genève. Il y travaille dans l’action communautaire. Son premier recueil de poésie, Virer large course court, a été publié aux éditions du Miel de l’Ours en février 2008. La revue des Belles Lettres (RBL) a publié en janvier 2009 six poèmes ainsi qu’à l’automne 2010 : Deleuze RIP. Il poursuite une collaboration intense avec le poète Patrice Duret dont sont issus Courroies arrobase frontières (2009), Les sanglots du sanglier (2012), Poète sacré boulot (2013) et le court métrage Poésie pour les bêtes, réalisé au zoo de Servion par Jacques Zürcher (Panoramix Productions). Il publie en 2014 De mort vive aux éditions des Sables. Le pamphlet Suisse, Phallus, Démocratie molle est publié à l’automne 2014 aux éditions Hélice Hélas. http://www.viceversalitterature.ch/author/2940

Brûle mon amour brûle! – chant de Taizé

Plus de 100’000 visionnements sur Youtube. Ce doit être la chanson en latin la plus écoutée de nos jours. Une chanson que reprennent tout au long de l’année et chaque été des milliers de jeunes et de moins jeunes à Taizé. Ton amour est plus fort qu’un coup de soleil  (Tui amoris Ignem), tube mondial, est chanté par une centaine de frères venus des quatre coins du monde laissant derrière eux famille, richesse, appartenances pour revêtir une robe blanche très très queer pour vivre l’évangile à Taizé, Bourgogne, France. Ils répètent comme des dingues des chansons lancinantes et dans toutes les langues, sur tous les tons, accompagnés seulement d’un petit orgue Hammond et de l’Esprit saint. Ils chantent pour les ados et les bonnes soeurs, mais pas que: pour des dizaines de milliers de personnes aussi, qui passent chaque année à Taizé. Ils chantent pour Dieu et ils chantent l’amour.

Avant qu’ils deviennent des références, il n’y a pas vraiment de quoi pousser la chansonnette.  C’est rude et c’est violent. En 1940, Roger Schutz, futur frère Roger, débarque de Suisse et fonde à Taizé une petite communauté, y cache des Juifs pourchassés par les collabos français. La Gestapo débarque, Roger se réfugie en Suisse. Il reviendra en Bourgogne à la fin de la guerre, y accueillera des orphelins de guerre et des prisonniers. La communauté, basée sur la prière et le travail, grandira en plaçant l’oecuménisme, l’internationalisme, l’accueil des plus jeunes et l’éveil à la foi au coeur de son engagement.

Comment un homme qui vécut toute sa vie dans la générosité et l’amour peut finir assassiné en pleine prière? Il y a là quelque chose qui me laisse sans voix. 2005, frère Roger est poignardé par une déséquilibrée en pleine prière (accompagné seulement d’un petit orgue Hammond et de l’Esprit saint).

J’ai découvert Taizé bien après avoir arrêté d’écouter du heavy metal. J’ai aimé le grand espace de l’église plusieurs fois agrandie où 3000 personnes se serrent dans le silence et le recueillement. J’ai aimé les parois assemblées de bric et de broc, les moquettes seventies, qui rappellent que la construction s’est faite par ajouts, à partir de peu, incarnant la foi dans ce qui vient, la confiance totale dans le don. Les paysans donnent du lait, les commerçants du pain. J’ai aimé manger dans les bols en plastique et dormir dans les dortoirs. Tout là-bas dit la simplicité,  la confiance dans ce qui vient, et toujours, le travail en commun.

Les chants de Taizé m’ont fait chialer. Ils ont réussi là où même Patti Smith avait échoué. Parce qu’ils m’ont pris aux tripes et que j’ai vu les visages des humains recueillis là, les fatigués, les cassés, les recueillis, les adorants, les extatiques. Quand je vois des gens pleurer, de tristesse et de joie, je pleure aussi, c’est humain, immédiat.

C’est quand la dernière fois que tu as chanté avec 3000 personnes devant une scène vide où le silence et le chant disent que tu es là où est la superstar, enfin, que la superstar est un humain battu, défait, assassiné, et qu’il vit en toi ?

Ce que l’on appelle le refrain chez les laïcs, est une prière ici. La répétition lancinante veni sancte spiritus, tui amoris ignem accende, veni sancte spiritus, veni sancte spiritus : une invitation à lâcher avec le mental. Cette phrase lourde tourne en boucle, lancinante, percutée par de l’allemand, de l’espagnol, de l’anglais, du français, un galimatias d’autre langues, mais qui toutes disent la même chose:  viens Esprit saint viens, chauffe-nous, brûle-nous de ton amour,  ici bas ça caille, on claque des dents, mais nos coeurs même durs sont encore de paille et nous sommes de matière inflammable.

Dans l’église de Taizé, tout le monde est assis à la même enseigne. Les pauvres, les riches, les boiteux, les handicapés. Pas de sièges d’exception, pas de marques, de différences. Tous au sol, et devant le même mur de lumière, entonnant dans toutes les langues des paroles simples, faciles à répéter, qui vont fouiller bas.

Le vendredi, la grande croix de bois est mise au sol. Ceux qui souhaitent s’y prosterner se lèvent, s’avancent, pour déposer leur front sur la croix. Non, ça ne se bouscule pas, ne se presse pas, non;  ça chante, attend son tour et chante encore, dans toutes les langues et dans tous les tons, juste et faux aussi, et quelle importance? Parce que les larmes coulent et qu’elles nettoient tout.

Pourquoi je ne laisserai personne dire que Ton amour est un feu n’est pas la plus belle chanson du monde? Parce qu’elle a été écrite dans l’amour, et qu’elle place cet amour au-dessus de la connerie des hommes et de leurs violences; que cette phrase: aimons-nous les uns les autres puisque l’amour est de Dieu, me permet de me replacer sans fin devant cet amour qui vient de plus loin et plus profond que nous, et qui donc… nous survivra.

Sylvain Thévoz

Phantom of the Opera – Iron Maiden

J’ai neuf, dix ans, même pas encore de l’acné sur le visage, jamais touché à une bière ni une cigarette; que de la fumée passive, et encore, en toussant. Puceau, bien sûr, jusqu’à l’os. Biberonné au bon lait des fermes et aux odeurs de camphre des vestiaires de foot.  Et puis déboule un été mon cousin, cheveux longs, cuir noir, de dix ans mon aîné, avec cette cassette en plastique sur laquelle la tronche d’un écorché vif mi-homme mi-monstre prend toute la place dans un face à face halluciné. Arrière-fond crépusculaire de lampadaires et de murs de briques glauques couleur pisse.  La bande magnétique défile dans un vieux magnétoscope Grundig, et c’est une lave rauque rêche sexuelle et violente qui me rentre dans la peau et m’éclate les rétines.

L’album s’appelle Killers. Groupe:  Iron Maiden. La chanson : Phantom of the Opera. Je ne comprends rien aux paroles mais flaire d’une manière animale l’appel des bêtes qui palpite, des sabots, du sang, du diable et des coups criminels ; combat avec arme blanche et ruelles en impasses avec des voix appelant à l’absolution ou au meurtre, je ne sais pas. Mais je le sens, le transpire, c’est dans le chaudron de cette grosse caisse-là que se jouera mon adolescence helvétique et alpestre, dans le métal et les cordes électriques d’un son venu d’une île qui évoque les caves. C’est là dedans que sonnera le glas de mon enfance, dans la bestialité, la cruauté, la rage, la contestation, le crachat et un glaire politique. Margaret Thatcher est au sol, en sang. Elle a voulu enlever une affiche du groupe, la salope. Yes ! Ils peuvent buter la première ministre ! Yes ! Ils peuvent tuer Dieu par des messages cryptés diaboliques et bloqués autour du 666 et du nombre de la bête, invoquer des puissances obscures.

Ce son dit le rapt, la fuite, les illusions balayées du monde réel, pas seulement dans les feuilles du roman fantastique de Gaston Leroux, mais dans le métal et par le métal. Qu’ils aillent se faire foutre les prêtres, ou plutôt qu’ils abdiquent et se couchent en adoration devant cette chanson hallucinée, fantomatique, triturée de longues plages électriques, tripantes, oscillant entre claques «oh yeah » marquant le start, accélérant le pouls comme une injection, rythmes brisées et tachycardes arrêtés brutalement, variations cassantes, entrecoupées d’un presque lyrisme kitsch de riffs forcés pourtant mélodieux … à moins que ce ne soit de giclées de sang lourd et noirs baignant une rage qui fait éclater ce son qui prend la forme d’une liberté échevelée et dangereuse, car désirable.

Keep your distance, walk away, don’t take his bait
Don’t you stray, don’t fade away
Watch your step, he’s out to get you, come what may
Don’t you stray, from the narrow way

Garde ta distance, éloigne-toi, ne mords pas son appât
Ne vagabonde pas, ne t’efface pas
Surveille ton pas, il est dehors pour te chercher, advienne que pourra
Ne vagabonde pas loin de l’étroit sentier

Cette chanson creuse le péril, le caché et le refoulé, l’attirance pour l’immonde et le mortel. Elle le dit brut de décoffrage, dans la vie, brutalement.

Et le gamin, le gosse mal dégrossi, l’obèse que je suis alors, le niais, l’obéissant qui se faisait chier alors à écouter Brassens et du classique dans la voiture paternelle (Opel Kadett bleue imbibée de l’odeur de Marlboro rouge) découvre un pouvoir immense : celui d’invoquer des fantômes aux cheveux longs et à boucles d’oreilles et exiger que la bande magnétique maléfique et magique de l’album Killers soit mise encore et encore et encore  dans le radiocassette lors des interminables trajets filant la nausée entre Lausanne et Payerne, Chêne-Pâquier et Missy (VD), perdant à chaque seconde de la bande un peu de virginité comme pèle la peau après un été brûlant; y gagnant une aspiration folle à l’émancipation et au renouvellement, trouvant là un chemin où avancer, pousser, et sursautant, alors que le silence était revenu pourtant, au son final  criant le péril et la gloire du repaire.

Sylvain Thévoz