Si rien ne bouge – Noir Désir

Je ne laisserai jamais dire que ce n’est pas la plus belle chanson du monde. Non, jamais.

Je ne peux pas vous expliquer pourquoi, je n’ai aucune analyse de texte à proposer, aucun souvenir particulier lié à cette chanson à relater, aucun argument rationnel à faire valoir.

Mais je ne laisserai jamais dire que ce n’est pas la plus belle chanson du monde. Non, jamais.

Elle résonne en moi, elle me bouleverse, elle me transporte.

Est-ce la mélodie, la voix, les paroles, le rythme? Aucune idée, mais c’est l’alchimie parfaite pour ravager mes émotions comme seule la plus belle chanson du monde peut le faire.

Tout l’art est là, inexplicable, impalpable, inappréhendable. L’essence de ce qui nous fait vibrer n’est pas toujours rationnelle et c’est ce qui en fait tout le charme.

Et si rien ne bouge, elle restera à jamais ma plus belle chanson du monde et je ne laisserai personne dire le contraire. Non, jamais.

Laure Delieutraz

Je m’suis fait tout p’tit – Georges Brassens

Parce qu’en l’écoutant je crois me souvenir d’un film qui n’existe peut-être pas, où un Michel Simon bougon devient tout tendre et désarmé par les risettes d’une petite fille, et l’on voit les larmes longuement enterrées remonter discrètement à la surface de ses yeux.

Parce que l’enfance se doit d’être protégée, et qu’il n’y a rien de plus noble que cette manière bien naturelle d’ôter notre chapeau devant les plus petits d’entre nous.

Et parce que Brassens est ce qu’il est, et qu’il a planté ses racines dans la terre où il est né, comme Dylan le fera à son tour bien des années plus tard sur un autre continent. Des mélodies somptueuses, chantées tout modestement du bout de la voix, une structure irréprochable, un groove nourri de jazz manouche, et un placement rythmique hors du commun qui le place tout en haut des plus grands chanteurs du siècle passé, un maître, un incontournable, tout est dans la consonne ! et les mélancoliques de la voyelle n’y comprendront jamais rien.

Et les textes ? me direz-vous. Évidemment, on pourrait s’étendre sur la qualité des textes… mais il me semble de meilleur goût de ne pas aborder certaines évidences.

Marc Milliand

https://www.youtube.com/watch?v=DQ-jmO_EkPc

Les Jours meilleurs – Maxime Le Forestier

Journée tiède et lumineuse d’octobre, comme un sursis avant la longue nuit.

Malgré la peine qui m’étreint, qui m’enveloppe comme un manteau diaphane et impalpable, comme une seconde peau, je roule, libre et presque heureuse, sur une autoroute à peu près déserte, vers toi. Il y a moins d’une semaine, j’ai fait le même chemin sous le vent en rafale et la nuit qui giflait mon pare-prise, pleurant toutes ses larmes presque verticales, et moi psalmodiant presque : Pourvu que j’arrive à temps.

J’entends les mélodies grises
Et toute ces voix qui disent:
« Ils viendront plus. »
J’entends les fontaines de pleurs.

120km plus loin, tu étais calme, souriante, détendue sur ton lit trop blanc, tous étaient déjà là, et la soirée fut douce, une soirée à cinq, intime, tendre, et où je racontais des blagues – c’était mon rôle après tout, raconter des blagues, je faisais ça très bien autrefois. Après l’embollie l’embellie, l’oxygène qui te pétait la tête, toi qui ne buvais même pas un verre de vin le dimanche, mais ça t’allait bien, cette euphorie, ce lâcher-prise; et tu m’as dit : Frédie, on croirait une chanson d’Aznavour… elle va mourir la mama. Ta façon de nous dire : je sais, et j’accepte. Alors on a accepté aussi.

Les médecins ont dit une semaine au plus, sans doute moins. Le potassium, ça te fait exploser le cœur pire qu’un chagrin d’amour, mais ton cœur à toi c’est le cœur le plus fort, le plus résistant, de mémoire de médecin et d’enfant. J’ai une semaine toute à nous, pour te dire au revoir, tenir ta main chaude, parler pour deux parce que tu préfères te taire et sourire; te regarder lentement t’éteindre en te lisant le nouvel obs, les critiques de films que tu ne verras pas, de livres que tu ne liras pas, mais tu t’en fous déjà. J’espère.

J’ai l’impression d’avoir une cible,
Émerger du brouillard

Je roule vers toi dans l’été indien soudain jailli d’ailleurs et pour combien de temps, j’ai mis un CD dans le lecteur de la micra, et je chantonne. Dans une heure je serai avec toi. J’ai tout mon temps. Ma fille est partie en classe verte, elle a cinq jours pour apprendre à nourrir les lapins, à éplucher, grossièrement, les pommes de terre, et à me quitter un peu. Moi j’ai cinq jours pour apprendre à te quitter vraiment.

La chanson, je la repasse en boucle.

Il me reste un couplet d’Imagine
Qui m’emmène ailleurs…

plus tard, mais je ne le sais pas encore, quand le chagrin creusera dans mon plexus un puits que rien ne saurait combler, et que, recroquevillée dans un coin de ma chambre, toute lampe éteinte, je gémirai comme une bête, les écouteurs fichés dans les oreilles, je me repasserai, en boucle, cette chanson, et peu à peu je déplierai mes jambes, j’essuierai la morve sur mon visage, et je rallumerai la lumière.

Juste des jours meilleurs…

Après tout, c’est ce que tu aurais voulu pour moi.

Fred Bocquet

https://www.youtube.com/watch?v=j6NhNgYcR7Q

Bidonville – Claude Nougaro

Cet été, assis sur une plage de Sicile, j’écoute « Bidonville » de Claude Nougaro sur mon lecteur mp3. Les yeux perdus au large. « Me tailler d’ici à quoi bon ? » Chez nous, la vie est bien jolie. C’’est bonnard mais ça ramollit (Sarclo copyright)

On a des bouteilles d’eau fraîche que vendent les marchands ambulants africains, des lunettes de soleil et des chapeaux de paille. Made in China. Évidemment. C’est la dolce Vita. Et c’est pas du wolof. C’est du rital.

La chanson, elle, est brésilienne à la base. « Berimbau » de Baden Powell. C’est son nom. Et celui d’un instrument utilisé par les esclaves déportés vers le Brésil. Nougaro en a fait une chanson sur les bidonvilles qui poussaient à la périphérie des villes françaises dans les années 60. Il n’y a plus de bidonvilles aujourd’hui en France. Enfin si toujours. Mais ça reste entre nous.Et la chanson résonne dans mes oreilles face à la Méditerranée. Combien d’hommes et de femmes perdues sous l’eau limpide ?

« Je verrai toujours de la merde même dans le bleu de la mer »

Combien de barques remplis d’espoir arrivant vers nous ? Pour être accueilli comme des parias plutôt qu’en camarades.

Bientôt, bientôt,
On pourra se parler, camarade.
Bientôt, bientôt,
On pourra s’embrasser, camarade.
Bientôt, bientôt,
Les oiseaux, les jardins, les cascades.
Bientôt, bientôt,
Le soleil dansera, camarade.
Bientôt, bientôt,
Je t’attends, je t’attends, camarade.

Cette chanson est la plus belle de mon monde.

Regarde le, Nougaro dans cette version live… L’animalité, la classe, le groove… Le blues.

Universel.

Erwan Roux

Night of the Living Basehead – Public Enemy

Très jeune, j’ai pris conscience de l’importance de la musique. Je me revois sur le chemin de l’école en train de théoriser sur les trois plus grands chanteurs de tous les temps, Pierre Perret, Annie Cordy et Carlos.

Puis vint l’âge de la formation, à dix ans, les cassettes de funk de mon grand frère que j’enfile dans mon walkman. Je ne comprends pas tout mais il se passe quelque chose. J’imprime le rythme, la basse.

A douze ans, à peu près quand Couleur 3 commence d’émettre, c’est l’autonomie. Les premiers morceaux de rap sortent et j’adhère. Je ne comprends toujours pas tout mais sens qu’il se passe un truc. J’essaie de traduire : Ne me pousse pas parce que je suis près du H/J’essaie de ne pas perdre la tête. Qu’est-ce que H veut dire ?

Quand l’adolescence frappe à ma porte, c’est l’âge d’or du rap. Run DMC qui décloisonnent puis les Beastie Boys, De La Soul, A Tribe Called Quest, Digital Underground, Tone Loc et d’autres qui font d’un album sur deux quelque chose de frais, original, assez profond.

Le classique, le profane ou le borné n’entendent pas le rap. Ils perçoivent du bruit ou des séquences répétées dont ils ignorent la source avec des excités qui baragouinent dessus.

C’est un peu court parce que la source, c’est au moins le fleuve Niger. C’est des siècles de musique noire, des work songs, du gospel au jazz. Les musiciens noirs sont à l’origine de l’essentiel de la musique du XXème siècle mais ils sont avant tout des passeurs ; leurs mélopées viennent du Mali, s’imprègnent des musiques populaires blanches européennes, polka, etc., et le tout coule, tout coule comme disait Héraclite, dans le Mississippi. C’est toute la différence par rapport aux rockers blancs qui sont romantiques et narcissiques, qui s’habillent des standards noirs et veulent briller, black stars passées à l’eau de javel, oxymorons qui font l’histoire, Elvis, les scarabées, les pierres qui roulent, mais qui écrit l’histoire?

En tout cas pas les petits gars démerde du Bronx, souvent d’origine jamaïcaine. Au milieu des années 70, dans un contexte de misère et d’abandon inouï (parce que dans le ghetto urbain, il n’y a même plus les liens de la famille), ils bricolent des sound systems, font tourner les platines, créent des loops, inventent des danses folles et s’affrontent dans des joutes verbales, les fameux dirty dozens, c’est toujours mieux que s’entre-tuer ou s’enfiler des aiguilles dans la peau.

Les MC’s, les rappeurs et les scracheurs du Bronx, bidouilleurs assez géniaux, ne sont pas romantiques. Ils sont traditionnels. Ils n’ont pas lu Poe qui a passé les dernières années de sa vie misérable pas loin de chez eux. Mais ils disposent d’une culture musicale qui remonte loin. Ils baignent dans le rythm and blues, la soul, James Brown, et vont se servir dans l’argile de l’âme collective.

En 1987, un groupe de rap qui baigne dans la musique noire se fait connaître: Public Enemy. Ici, j’espère que par musique noire on ne comprend pas musique faite par des noirs; ça n’a rien à voir avec la couleur de la peau. La musique noire est nègre: elle suinte, sue et pue (funk), elle est syncope et fait bouger les hanches; c’est une musique pour pleurer, rire et baiser (to jazz). Ceux qui font la musique noire, Satchmo, Mingus, Monk, John Lee Hooker, Hendricks, Scott-Heron, George Clinton, Prince sont des nègres, tout comme Bix Beiderbecke, Janis Joplin, les Doors, David Bowie, Frank Zappa, les Pixies.

Public Enemy, donc. Un collectif agitprop, une mise en scène imparable, Chuck D en héraut escorté par The Security of the 1st World, quatre gars en paramilitaire, qui marchent au pas de swing en brandissant leur poing ganté de noir, Professor Griff, le ministre de l’information musulman radical, Terminator X, le DJ géant impassible et, pour faire fonctionner cette utopie, Flavor Flav, le trickster, graîne de sel et de chaos incontrôlable qui rappelle que tout ça est une farce, eux, vous, nous, moi.

Dans un monde poli et policé par Reagan, Public Enemy ne sont pas polis. Don’t Believe the Hype, Fight the Power, etc., la syncope encore une fois, les assonances, les enjambements et les modulations. Il est des exégètes qui écrivent la complexité des textes des Chuck D qui se gravent dans la manière et la matière sur des palimpsestes à quinze couches jubilatoires, brutales et pour tout dire stravinskiennes. Ici n’est pas le lieu pour reproduire les réflexions académiques. De toute façon, on en revient toujours au beat, à la séquence, à la cadence, à la transe hypnotique sur lesquelles le rappeur tente de faire sens dans un monde de malades mentaux.

Kill the bourgeoise and rock the boulevard.

Public Enemy, le CNN de la communauté noire, a porté des messages qui ont fait mouche à la fin du siècle dernier: n’avale pas les bobards des médias, résiste, la drogue, c’est vraiment de la merde et c’est les blancs qui encaissent, la famille, c’est important. Quand je disais que les rappeurs sont traditionnels.

Douloureux épilogue, il faut admettre que le rap s’est égaré après l’âge d’or. C’est le schéma classique de la guerre que mène le pouvoir américain WASP, alias The Man, contre les musiques afro-américaines jugées subversives. A la Nouvelle-Orléans, on a voulu empêcher les blancs de taper dans les mains quand ils écoutaient le proto-jazz mais comme on n’a rien pu faire, on a récupéré le son noir et on l’a blanchi (cf. le soporifique Benny Goodman), puis on a encaissé les dollars. Chaque fois, c’est le même processus, les musiciens noirs créatifs réinventent leur musique, les blancs s’en emparent et détournent, sauf le be-bop qui va trop vite. Quand le beat du funk est devenu béat et a plongé la jeunesse blanche en extases psychédéliques, on a inventé, pour l’endormir, le disco, qui devient rapidement de la musique militaire (Abba, Boney M… faut-il être germains pour gripper à ce point le groove ! George Clinton avait prévenu : Don’t give her that one move groovalistic/That disco sadistic/That one beat up and down it just won’t do). C’est précisément pendant que le disco a abruti la jeunesse de Manhattan que le hip-hop est né dans le Bronx. Le rap, nouvelle et postmoderne variante de la musique noire, est aussi le dernier genre musical authentique. On attend le nouveau son mais avec le paradigme transmoderne, fait de récup et de paresse, rien ne point à l’horizon. Et le rap, pour confirmer l’histoire qui voit The Man vaincre sans cesse, est devenu progressivement de la merde, des biscottos sans cervelles qui se réjouissent de gagner du fric pour se taper des tepus, des lyrics insignifiants sur des gimmicks faciles et ineptes, et le monde entier qui fait du rap, de Tokyo à Payerne. Mauvais signe, avez-vous déjà goûté du gruyère français?

Sur les disques de Public Enemy et d’autres, la femme d’Al Gore a souhaité qu’on fixe un autocollant qui prévient les parents: les paroles sont explicites… C’est un label AOC qu’il faudrait mettre, qui rappelle ce qui a été et est encore, parfois, le bon vieux rap.

Stéphane Bovon

Phantom of the Opera – Iron Maiden

J’ai neuf, dix ans, même pas encore de l’acné sur le visage, jamais touché à une bière ni une cigarette; que de la fumée passive, et encore, en toussant. Puceau, bien sûr, jusqu’à l’os. Biberonné au bon lait des fermes et aux odeurs de camphre des vestiaires de foot.  Et puis déboule un été mon cousin, cheveux longs, cuir noir, de dix ans mon aîné, avec cette cassette en plastique sur laquelle la tronche d’un écorché vif mi-homme mi-monstre prend toute la place dans un face à face halluciné. Arrière-fond crépusculaire de lampadaires et de murs de briques glauques couleur pisse.  La bande magnétique défile dans un vieux magnétoscope Grundig, et c’est une lave rauque rêche sexuelle et violente qui me rentre dans la peau et m’éclate les rétines.

L’album s’appelle Killers. Groupe:  Iron Maiden. La chanson : Phantom of the Opera. Je ne comprends rien aux paroles mais flaire d’une manière animale l’appel des bêtes qui palpite, des sabots, du sang, du diable et des coups criminels ; combat avec arme blanche et ruelles en impasses avec des voix appelant à l’absolution ou au meurtre, je ne sais pas. Mais je le sens, le transpire, c’est dans le chaudron de cette grosse caisse-là que se jouera mon adolescence helvétique et alpestre, dans le métal et les cordes électriques d’un son venu d’une île qui évoque les caves. C’est là dedans que sonnera le glas de mon enfance, dans la bestialité, la cruauté, la rage, la contestation, le crachat et un glaire politique. Margaret Thatcher est au sol, en sang. Elle a voulu enlever une affiche du groupe, la salope. Yes ! Ils peuvent buter la première ministre ! Yes ! Ils peuvent tuer Dieu par des messages cryptés diaboliques et bloqués autour du 666 et du nombre de la bête, invoquer des puissances obscures.

Ce son dit le rapt, la fuite, les illusions balayées du monde réel, pas seulement dans les feuilles du roman fantastique de Gaston Leroux, mais dans le métal et par le métal. Qu’ils aillent se faire foutre les prêtres, ou plutôt qu’ils abdiquent et se couchent en adoration devant cette chanson hallucinée, fantomatique, triturée de longues plages électriques, tripantes, oscillant entre claques «oh yeah » marquant le start, accélérant le pouls comme une injection, rythmes brisées et tachycardes arrêtés brutalement, variations cassantes, entrecoupées d’un presque lyrisme kitsch de riffs forcés pourtant mélodieux … à moins que ce ne soit de giclées de sang lourd et noirs baignant une rage qui fait éclater ce son qui prend la forme d’une liberté échevelée et dangereuse, car désirable.

Keep your distance, walk away, don’t take his bait
Don’t you stray, don’t fade away
Watch your step, he’s out to get you, come what may
Don’t you stray, from the narrow way

Garde ta distance, éloigne-toi, ne mords pas son appât
Ne vagabonde pas, ne t’efface pas
Surveille ton pas, il est dehors pour te chercher, advienne que pourra
Ne vagabonde pas loin de l’étroit sentier

Cette chanson creuse le péril, le caché et le refoulé, l’attirance pour l’immonde et le mortel. Elle le dit brut de décoffrage, dans la vie, brutalement.

Et le gamin, le gosse mal dégrossi, l’obèse que je suis alors, le niais, l’obéissant qui se faisait chier alors à écouter Brassens et du classique dans la voiture paternelle (Opel Kadett bleue imbibée de l’odeur de Marlboro rouge) découvre un pouvoir immense : celui d’invoquer des fantômes aux cheveux longs et à boucles d’oreilles et exiger que la bande magnétique maléfique et magique de l’album Killers soit mise encore et encore et encore  dans le radiocassette lors des interminables trajets filant la nausée entre Lausanne et Payerne, Chêne-Pâquier et Missy (VD), perdant à chaque seconde de la bande un peu de virginité comme pèle la peau après un été brûlant; y gagnant une aspiration folle à l’émancipation et au renouvellement, trouvant là un chemin où avancer, pousser, et sursautant, alors que le silence était revenu pourtant, au son final  criant le péril et la gloire du repaire.

Sylvain Thévoz

http://www.youtube.com/watch?v=h8IuFl3sMhk

Variation sur Marilou – Serge Gainsbourg

Dans mon biberon: Janis Joplin, The Creedence Clearwater Revival, The Rolling Stones et le grand Serge. Pas un ne se prenait pour l’Esther Williams du lait en poudre et volait la vedette à l’autre. Non, tous égaux. Jusqu’à l’adolescence, où la beauté des textes de Gainsbourg se révéla à moi. La beauté, mais la provocation et l’érotisme aussi. Conquise.

Quel homme n’a jamais rêvé de décrypter avec autant de malice le plaisir solitaire féminin ? Beaucoup se postent en observateurs : c’est excitant de deviner le corps d’une femme qui commence à s’embrumer. Et pour la femme que je suis, il est troublant d’être à ce point percée à jour.

Comment as-tu donc fait, Serge, pour plonger dans nos iris et y découvrir tous nos secrets, toutes nos pensées mystérieuses. Celles-là même que certaines parmi nous n’osent même pas s’avouer. Comment as-tu su quelles réactions chimiques s’opéraient lorsque je le pense trop fort, seule ? Point de vices solitaires… c’est plutôt vices et râles, instinctif. Vital.

Ce moment très précis où mon regard se voile. Trop plein de désir. Montée du plaisir. La peau à l’envers, je l’imagine en solo. Il n’est pas là, et pourtant son étreinte n’a jamais été aussi forte. L’imaginaire possède des pouvoirs puissants qui me font passer de l’autre côté du miroir, à un doigt de la petite mort. Dans mon exil d’ermite, je suis tour à tour plage, caressée par ses flux et reflux. Falaise, contre laquelle s’écrasent ses déferlantes. Il est mon océan. Je suis son île nue.

7 minutes 30 : le temps d’atteindre l’extase ? Juste assez pour nous ramollir le cerveau, nous dresser les poils. Le temps de dilater nos vaisseaux, de rosir le haut de nos poitrines et gonfler nos lèvres. Un crescendo de plaisirs. D’odeurs enivrantes. De volutes de souffle, comme la buée qui sort de nos bouches en hiver. Tu nous fais perdre le contrôle, Serge. Abandon total pour la femme dont le plaisir est avant tout une mise en condition cérébrale.

Oui Serge, tu as levé un bout du voile sur le plaisir féminin. Mais je ne t’en veux pas, car tu as commis là, la plus chanson du monde. La plus érotique. La plus délicieuse. Le feu brûlera toujours dans nos corps de femmes, et même muni d’un extincteur, n’est pas pompier qui veut. Il est des incendies que l’on éteint mieux d’une seule couverture.

Stéphanie Tschopp

Maman a tort – Mylène Farmer

En novembre 1984, j’ai 15 ans et Mylène Farmer chante «Maman a tort».

Cette voix d’enfant dans un corps presque adulte qui scande ces mots interdits me tarabuste.

Qui suis-je, où cours-je, où vais-je, dans quel état j’erre?

De toute façon, maman a tort.

à c’t’âge, c’est beau l’amour .

sans la connaître, les larmes de l’infirmière me bouleversent.

moi aussi je les aime (les deux).

qu’il soit de mon droit… de tout toucher, j’en suis bien incapable.

… je rêve de dépasser l’interdit.

mais «la gaudriole» est… interdite.

un: quoique maman dise, j’obéis.

deux: moi j’oublierai pas.

trois: mes émotions dégoulinantes.

quatre: l’adolescence est une torture.

cinq: j’peux PENSER ce que je veux.

six: je touche le néant.

sept: je m’auto arrête.

huit: j’m’emmerde.

j’aime ce qu’on m’interdit (dans mes rêves)

les plaisirs impolis (sur mon polochon)

j’aime quand elle (LUI) sourit.

j’aime l’infirmière (ET Mylène).

un: j’suis très agitée.

deux: et j’ai bien fait.

trois: d’vous en parler.

quatre: j’me libère.

cinq: quoi qu’on en pense

six: elle était belle

sept: cette aventure

huit: je l’aime.

quand Mylène chante l’infirmière,

ça m’fait des choses,

comme l’adolescente encore vivante,

j’ai des frissons,

c’est beau la vie,

de ce souv’nir,

je rêve la nuit.

et vous?

neuf: l’ordre mon cul.

dix: la liberté m’habite.

Tamara Védrine

Dâdra Habi – Pandit Ragunath Trahd

Au delà de la maitrise absolue de la voix et des instruments, au delà même de l’incroyable synchronisation des différents éléments qui s’assemblent pour constituer le flux de plaisir musical, il y a dans ces notes toute l’Inde, tout un continent qui pleure et qui rit, la magie des couleurs et des rêves de voyages inachevés. 

Cette chanson m’a accompagné pendant des décennies, de cassettes en compacts, chaque jour l’envoûtement se distillait dans les oreilles comme la douceur d’un fleuve qui apaise, qui rafraîchit. Chaque jour j’étais comme le Siddhârta : même au cœur des pires souffrances, je trouvais dans ces paroles qui ondulaient vers mon cœur, l’énergie  de la longue histoire d’un peuple, d’un mythe sans cesse renouvelé.

Et puis un jour, avec un copain indien, j’ai appris qu’il avait composé ça pour une chaîne de magasins d’habits discount, la très sainte description d’un costard taillé sur mesure avec une cravate offerte si tu achetais des godasses avec.

Je m’en fous, je l’aime toujours comme si c’était le bruit des pas d’une divinité éthérée.

Jérôme Rosset

Mon enfance – Jacques Brel

Les craquements de l’escalier

La main courante froide et lisse, immobile

La tapisserie pivoine qui la borde

L’odeur du tabac embrassant la réglisse

La radio éructant des résultats sportifs

Des ambulances par la fenêtre

Des oiseaux qui s’en mêlent

Courants d’air, CLAC

« La porte, merde »

Et moi au bas de cet escalier…

Orteils froids, mains moites, un pas

La petite goute de sueur qui chatouille

et qui se fraye un chemin

sur le parterre fleuri de mon front

une jungle de boutons

Deux pas

la petite goute de peur

qui excite mon pantalon

Trois pas

Le coeur qui s’emballe

le cerveau qui remballe

sa bête assurance

Et maintenant je fais quoi ?

Je fais comment moi ?

La porte en haut de l’escalier qui s’ouvre

Doucement

Ah ben t’es là ?! Entre

La porte qui se referme

Baiser, cliquetis des langues

Gargouillis labiales

La chaleur de ses bras

Et le reste, et le reste

Tête vide, mains pleines

L’histoire du manchot

séduisant la gazelle

Et Brel à la radio

qui invite pour un moment

son enfance entre nos bras

Tout va bien finalement

Tout va bien

 

Bastien Leutenegger