Foule sentimentale – Alain Souchon

J’aime les historiens, qu’il me plait d’imaginer sondant des tonnes de bouquins pour retrouver le sens de l’Histoire. J’ai toujours en tête ces images baroques et oppressantes superbement dessinées par François Shuiteen, dans L’Archiviste (Les Cités obscures, Casterman).

Futile ou engagée, la chanson est parfois, souvent, témoin de notre temps, qui consigne en trois minutes trente un fait, une histoire, une tranche de vie, une ambiance, un état d’esprit.

Dans cent, deux cents ans, pour comprendre cette étrange charnière entre deux millénaires, les historiens gagneront du temps à écouter des chansons, sans doute en des supports que nous ne connaissons encore. Des chansons. Et notamment et surtout celles Alain Souchon.

Souchon, par des mots simples et bien ajustés, nous portraite comme personne, en individuel comme en collectif. Comme ce le fut avec Le bagad de Lann-Bihoué (1978) et ce vain espoir de gloire, de bonheur et de renommée : vous pensez, être musicien, au bagad de Lann-Bihoué, le rêve de toute une vie ! La vie est décidemment mal foutue qui le voit, loin de tout biniou et beaux costumes, surveillant dans un centre commercial : « Moi aussi j’en ai rêvé des rêves. Tant pis / Tu la voyais grande et c’est une toute petite vie / Tu la voyais pas comme ça, l’histoire : / Toi, t’étais tempête et rocher noir / Mais qui t’a cassé ta boule de cristal / Cassé tes envies, rendu banal ? / T’es moche en moustache, en laides sandales / T’es cloche en bancal, p’tit caporal de centre commercial. » Par bonheur on sait, depuis La ballade de Willy Brouillard de Renaud (1994) « qu’on peut mettre de la musique / sur la vie d’un flic. » De la cornemuse peut-être ?

Toutes petites vies… En 1993, Souchon ne nous chante pas autre chose. Il nous parle de nous, de ces Foules sentimentales que nous sommes, « attirées par les étoiles, les voiles / que des choses pas commerciales. » Toujours dans ces rêves qui nous portent, nous supportent, qui se cognent et se brisent face à la réalité. Le monde nous mène, nous malmène, nos vies tanguent, souvent brisées aux ressacs de l’existence. Nous ne sommes riens et nous raccrochons à de providentielles et dérisoires bouées. « On nous Claudia Schiffer / On nous Paul-Loup Sulitzer. » On nous donne la becquée, nous gobons. « Oh là là la vie en rose / Le rose qu’on nous propose… » Mais c’est bidon. « On nous fait croire / Que le bonheur c’est d’avoir / De l’avoir plein nos armoires / Dérision de nous, dérisoire. » A défaut de posséder nos vies, on nous invite à accumuler des biens, « d’avoir des quantités d’choses / Qui donnent envie d’autres choses. » On consomme avec frénésie pour combler le vide de nos vies.

La chanson de Souchon est désespérée, qui se cache derrière des voiles pudiques, sous l’extrême politesse de ses mots élégants. On se joue de nous, nous ne sommes rien. Nous nous réfugions dans une vie en rose, dans l’espoir bien mince de lendemains qui chantent, d’un ailleurs…

Alain Souchon nous tend un miroir. Cette Foule sentimentale, mille fois entendue, griffes tendres et riffs ingénieux, nous rappelle qui nous sommes, pas mieux, dans cet enfer du paraître, du consommer à tout prix. De, contre toute attente, cette Ultra moderne solitude.

Ça pourrait être pire. Car Et si en plus y’a personne…

Michel Kemper

Your Kisses Burn – Marc Almond feat. Nico

You make a fire / here in my heart/ Your kisses burn me / sending sparks. Tu allumes un feu dans mon cœur, tes baisers me brûlent, projetant des étincelles.

Sept ans après la reprise de Tainted love – trop grand succès qu’il se refuse de jouer en concert malgré les demandes incessantes -,Marc Almond a repris le chemin des studios pour enregistrer son quatrième album solo. En ce mois de juin 1988, il attend une invitée très spéciale.

Il est aussi impatient et nerveux qu’un enfant qui attendrait de monter sur scène pour la première fois lors du spectacle de fin d’année à l’école. Mais il a debonnes raisons puisqu’il attend une icône q ui a compté dans sa formation musicale tout autant que Scott Walker, Jacques Brel ou Lou Reed.

Your kisses burn / they scorch my soul. Tes baisers brûlent, ils rougissent mon âme.

Cette icône c’est Nico, celle-là même qui a connu Brian Jones des Stones, Jim Morrison des Doors, Tim Buckley, Iggy Pop, Andy Warhol qui l’a placéede force au sein du Velvet Underground contre la volonté de Lou Reed avec qui elle aura pourtant une brève relation. Nico, l’icone du réalisateur

Philippe Garrell. Nico la jeune top-model qui s’est retrouvée par accident dans un film de Fellini. Nico que même la littérature glorifiera puisque l’éditeur Jean-Jaques Pauvert, celui à qui l’on doit les oeuvres complètes de Sade, lui rendra hommage en publiant, en 2001, un livre contenant son

journal, ses textes et ses poèmes. Plus tard Alban Lefranc en fera l’héroïne d’une bio-fiction intitulée Vous n’étiez pas là. Une icone je vous dis.

And world without end / through tempest and storm. Et dans ce monde sans fin, à travers l’orage et la tempête. Un album en 1967, un autre en 1968, un troisième en 1970, puis le rythme ralentit et il faut attendre 1974, puis Nico s’efface, on perd sa trace, bien qu’elle réside le plus souvent à New-York, on l’oublie un peu. Et la voilà qui réapparaîtau début des années 80, en plein boum post-punk.

D’abord à Londres pour enregistrer Drama of Exile, un album dont les bandes seront volées et dont il existe ainsi plusieurs versions, puis à Manchester un an plus tard, où elle partage avec Joy Division le même producteur de génie : Martin Hannett, le temps d’un quarante cinq tours – Procession -.

Nico est ainsi découverte par un nouveau et jeune public qui la surnomme avec affection la Garbo du punk. Si le son, la froideur a beaucoup à voir avec Joy Division, Nico ne renie en rien son passé, ses amis, et le prouve avec diverses reprises, Bowie, Velvet Underground, ses concerts se terminent

d’ailleurs bien souvent par la reprise de The End des Doors, donnant un caractère cérémonial à ses prestations.

When your kisses burn / why are my lips like ice? mais quand tes baisers brûlent / pourquoi mes lèvres restent-elles de glace?

Nico voyage à nouveau, tourne plus régulièrement pour aboutir en 1985 avec l’enregistrement de Camera Obscura produit par John Cale, l’ancien du Velvet Underground. Avec ce nouvel album, Nico est en prise avec son temps, cette nouvelle décennie. Quoique toujours aussi expérimentale, sa musique se tourne aussi vers l’électronique. Le quarante-cinq tours tirés tiré de cet album contiend la chanson My heart is empty et en face B la reprise de My bloody Valentine – tout un programme.

On l’imaginerait plutôt vivre dans un quartier de New-York ou carrément dans la ville post-industrielle de Sheffield, mais c’est à Ibiza qu’elle trouve son nouveau refuge et tente de se débarrasser de l’emprise de la drogue par un mode de vie plus sain. Elle passe surtout du temps avec son fils, Ari, donne quelques concerts quand même, ici et là, à Londres, et ne refuse pas cette proposition de Marc Almond qui l’invite à chanter en duo sur son prochain disque.

Your love keeps me warm. Tom amour me tient chaud. Nico et sa voix d’outre-tombe, sa mélancolie naturelle, son visage d’enfant triste prématurément usé par le cirque du rock, trop de drogues,

trop de morts autour d’elle, mais aussi ce grand sourire généreux, quand elle veut bien le montrer. Marc Almond, sa voix haut perchée de dandy new-wave qui a délaissé l’électro-pop pour une musique de cabaret sorti d’un roman de Jean Genet, c’est la rencontre du feu et de la glace.

À ce stade de sa carrière, Marc Almond rayonne dans le monde entier, l’effet Soft Cell agit encore et ses albums solos marchent plutôt bien, de fait la compagnie de disques ne lésine pas sur les moyens et ouvre grand son porte-monnaie. En studio, on trouve un grand nombre de musiciens, presque un orchestre !

Piano, trompette, hautbois, cor anglais (!?!), clarinette, et même un quatuor de cordes, sans oublier la forme basique de tout groupe pop : guitare, basse et batterie (agrémentés de synthés, heureusement peu présent). Cet album va être l’un de ses meilleurs, et la présence de Nico la cerise sur le gâteau. Mais le manager de celle-ci prévient Marc Almond : Nico est fatiguée, si la première prise est bonne, il faut l’utiliser, elle n’arrivera pas à en faire d’autres. Et la première prise est excellente, il n’y aura pas besoin d’en faire d’autres. Les deux artistes posent pour la photo, devant une table de billard, on pourrait croire à l’osmose totale, mais le passage de Nico est plutôt bref,même si Marc Almond n’en est pas moins enchanté.

My soul be your fire. Mon âme est ton feu.

On n’avait plus entendu un tel duo mélodramatique depuis Lee Hazlewood et Nancy Sinatra peut-être. On est en juin 1988, Nico peut retourner faire du vélo à Ibiza, destination des clubeurs aujourd’hui, désertée l’hiver, elle fut surtout le point de chute de beaucoup d’artistes, comme le philosophe et écrivain dont Nico partage la même nationalité : l’Allemand Walter Benjamin.

Your kisses burn / The tides will turn / You brand your promise / On my tongue. Tes baisers brûlent, Les marées se succèderont, tu as marqué ta promesse sur ma langue.

À peine un mois après avoir chanté ces paroles en duo avec Marc Almond, et alors que le disque n’est pas encore sorti, Nico fait une chute à vélo, peut-être due à une insolation ou un arrêt cardiaque. L’ambulance arrive trop tard, hémorragie cérébrale, Nico meurt le 18 juillet 1988, elle sera enterrée à Berlin, au cimetière de Grunewald-Forst.

To keep my heart warm / With my touch / I’ll freeze your heart.

Yann Courtiau

http://vimeo.com/71814674

Demain il fera nuit – Gérard Manset

Oui, je sais.

Citer Gérard Manset, ça fait poseur, ça fait celui qui connaît des trucs que personne n’écoute, parce que, franchement, qui écoute Manset ? Ah, oui ! C’est ce gars qu’on ne voit jamais, celui qui n’est jamais monté sur scène… Et c’est bien, ce qu’il fait ?

Alors voilà. Quitte à passer pour snob, autant le dire clairement : Bashung enterré et Desjardins définitivement québécois, Manset est le plus grand chanteur français vivant. Peut-être même plus. D’accord, certains arrangements d’époque ont un peu vieilli. D’accord aussi, cette voix systématiquement réverbérée sonne parfois aigre à nos oreilles d’aujourd’hui.

D’accord, d’accord. Mais allez, juste une fois, écoutez Comme un guerrier, écoutez Genre humain, Le langage oublié, Lumières… Ou Comme un Lego, oui, celle qu’a chantée Bashung, parce qu’il fallait bien que ces deux géants se rencontrassent. Et Il voyage en solitaire ? Non, vous pouvez faire l’impasse : vous la connaissez déjà et trop de reprises médiocres lui ont ôté son suc. A part celle de Bashung, bien sûr…

Ou alors, juste une fois, plongez dans Demain il fera nuit. Cette intro bizarroïde, sourdement inquiétante avec ses voix venues d’ailleurs, et ces premiers mots : «Demain il fera nuit / Je l’ai lu dans un livre…» Imparable, magistral. Des frissons rien qu’en les écrivant ici. Manset joue sur le proverbial «demain il fera jour» et y ajoute un «livre» très biblique. Parce qu’il sera question de la fin du livre. De l’apocalypse, qu’il réécrit à sa manière : «Et les enfants iront / de porte en porte, de ville en ville/ et les rats s’enfuiront / de porte en porte, de ville en ville…»

Lancinant, hypnotique, le morceau étale ses fastes noirs sur presque six minutes de pure folie. Au milieu de ces sombres visions, une femme, «aux longs membres plus fins qu’un doigt». On l’imagine liane, souple comme une panthère, une sorte d’absolu féminin, sauvage et sucrée. Il ne reste qu’elle dans ce désastre généralisé, dans les cendres du volcan et cette nuit qui n’en finit pas de venir, entre les rats et les gosses paniqués. Divinité ultime, seule au milieu. La voix s’éteint sur son sourire : « Aux lèvres, aux lèvres / Au long baiser qui brûle / Aux lèvres…» Et puis le vent, rien que le vent.

Comme toujours chez Manset, rien n’est gratuit, rien n’est simple. La chanson, dans ce répertoire hors du commun, reste bien au-dessus de l’anodin et du divertissement sympathique. Elle parle de notre humaine condition, comme les autres arts majeurs, sinon à quoi bon ? «On regarde, on regarde dedans/ on voit de toutes petites choses qui luisent / ce sont des gens dans des chemises», chante-t-il dans un autre chef-d’œuvre (Comme un Lego). Manset est cet homme au-dessus de nous, qui «voit le monde de si haut» et observe notre agitation pour nous tendre un miroir qui nous fait réfléchir. Comment pourrait-il apparaître à la télévision ou sur scène ? Pourquoi devrait-il s’abaisser à notre médiocrité ?

Non, qu’il reste là-haut, inatteignable, et qu’il nous envoie de temps à autre quelques éclairs de lucidité sous forme de chansons. On s’en contentera largement. Comme on peut largement se contenter de Manset : c’est bien simple, je ne comprends pas qu’on puisse écouter autre chose.

Éric Bulliard

 

The Weeping Song – Nick Cave and the Bad Seeds

Mon premier contact avec Nick Cave date d’une nuit de 1987. Avec mon acné adolescente, ma chemise noire achetée chez Modia et mes baskets Migros négligemment détachées, j’allai ce soir-là au Prado de Bulle voir Les Ailes du désir, l’un des films cultes de Wim Wenders. J’en ressortis autre. Non pas tant parce que je fus bouleversé par l’histoire de ces anges névrosés qui hantent un Berlin si beau en noir et blanc. Non. Mon attention fut entièrement focalisée par l’apparition de ce chanteur hirsute, malingre et vacillant dans sa chemise rouge déboutonnée. Sur la scène d’un de ces bouges enfumés dont l’existence même m’était encore inconnue, Nick Cave semblait possédé par une force intérieure qui guidait chacun de ses mouvements. Comme on manipule une marionnette, ses bras bougeaient, déglingués. Son torse se brisait en deux, victime d’un invisible exorcisme. Indocile et furieux, il invectivait le public – «tell me why? why? why?» – dans une version ravagée de From Her To Eternity. J’en étais abasourdi. Je me souviens, dès ce choc initiatique, ne plus avoir rien compris à la fin du film. Mais, le matin, je me réveillai avec pour seul but de ressortir de chez Manudisc avec la cassette de la bande originale. La pauvre s’entortilla dans mon walkman des années plus tard.

Trois années d’études laborieuses et d’initiations aux choses de la vie m’ont fait rater la sortie de Tender Pray. Puis, en 1990, je suis retombé par hasard sur Nick Cave. Ou plutôt sur The Weeping Song. D’abord cette mélodie pernicieuse, au piano, puis au xylophone. Et la voix lancinante et profonde de ce «père» prodigue:

Go son, go down to the water
And see the women weeping there
Then go up into the mountains
The men, they are all weeping too.

Mes maigres notions d’anglais m’ont tout juste permis de traduire le sens de ce verbe servi à tous les couplets, comme une lente litanie. «Allez mon fils, descend à la rivière / Et vois les femmes qui pleurent là-bas / Puis monte dans les montagnes /Les hommes pleurent tous aussi…»

J’en restai sans voix. Sur mon tourne-disque, à chaque fois que l’aiguille terminait la face A de cet album The Good Son, je la repositionnais invariablement sur cette quatrième plage. Sans vraiment prendre la peine d’écouter les autres morsures venimeuses – The Ship Song ou Sorrow’s child – qui ne se révélèrent à moi que bien des années plus tard. J’étais investi de l’envie vaine de comprendre l’alchimie de cette chanson. De saisir pourquoi l’intensité de cette complainte m’atteignait directement dans l’estomac. Pourquoi tant de pleurs? Ce soir-là, au casque, je dus l’écouter une trentaine de fois. Seul dans ma chambre.

Je ne pouvais me détacher de la voix de Blixa Bargeld, ce guitariste brutal que je ne savais pas encore être aussi le chanteur d’Einstürzende Neubauten. Ni des réponses de ce fils spirituel, en quête d’une rédemption incertaine. «Oh then I’m so sorry, father / I never thought I hurt you so much.» (Dans ce cas, je suis désolé, papa / Je n’ai jamais pensé te faire autant mal.) Sur le coup, je ne saisissais pas bien le sens profond de la chanson, mais elle épousa mon spleen adolescent comme deux pièces de puzzle se promettent fidélité.

Je dus encore attendre une poignée d’années avant de goûter au véritable envoûtement angélique des Ailes du désir. La défloration eut lieu le 3 juin 1994, à la Grande salle de Vennes, la fameuse halle de gymnastique lausannoise convertie en grand-messe gothique. Avec mon pote Jack, on but le calice jusqu’à la lie. Ce soir-là, les Bad Seeds étaient le groupe le plus dangereux, le plus imprévisible, le plus rock’n’roll du monde. Je vécus sans doute une forme d’extase, comme ne peuvent en ressentir que des saintes ou des vierges.

Depuis ce moment-là, The Weeping Song est restée une compagne, une amie, une confidente. Elle m’a suivi en vinyle, en compact disc, en mp3. Elle a même survécu au jour où Blixa Bargeld a décidé de quitter les Bad Seeds pour se consacrer pleinement à son groupe. En concert, le xylophone a été avantageusement remplacé par la guitare rageuse de Mick Harvey. La voix du père s’est muée en sanglots longs du violon de Warren Ellis. Elle n’était plus tout à fait la même, mais elle restait entêtante, tout comme le souvenir de ce mal-être d’antan.

Puis, un soir de 2013, dans l’Australie natale de son géniteur, la «chanson des pleurs» connut une résurrection. Nick Cave fit monter sur scène Mark Lanegan – qui jouait alors en première partie – pour reprendre le rôle du père. Moment divin, précieusement partagé sur les réseaux sociaux. Mis à part Leonard Cohen, je n’imagine en effet personne d’autre à la mesure de cette chanson, une mélopée que je serais prêt à entendre à mon propre enterrement. Avec peut-être cette épitaphe: «No I won’t be weeping long» (Non, je ne pleurerai pas longtemps.)

Christophe Dutoit

https://www.youtube.com/watch?v=L1k6adfVT1A

One – Harry Nilsson

À la base, j’ai toujours détesté la pop. J’entends par pop, le côté couplet-refrain, avec une guitare rythmique un peu fadasse, une ligne de basse qui s’endort sur le début de la mesure, une batterie qui ne change jamais sauf pour un faire un break « onnepeutplustéléphoné »…

Et pourtant, le morceau, qui pour moi est « la plus belle chanson du monde », est un exemple même de simplicité ! Oui, j’aurais pu parler d’un titre de Nine Inch Nails et de ses cinquante-neuf pistes enregistrées pendant quatre ans pour que le son soit parfait… mais je préfère partager cette mélodie tellement parfaite qui m’accompagne depuis tant d’années ! Après quoi : 200, 300, 400 écoutes ? … je n’arrive toujours pas comprendre comment une chanson pareille n’a pas eu un succès mondial ou n’est pas devenue l’hymne américain !

Alors oui, grâce à un petit coup de pouce de Lennon et McCartney, on en cause, on écoute… mais pourtant à part deux ou trois morceaux (Coconut, Everybody’s Talkin’) ce compositeur ne sera jamais « culte » ! Aimee Mann l’aura repris à a sauce (pas si mal d’ailleurs) dans le très beau film « Magnolia », de Paul Thomas Andersson.

Parlons de cette fameuse chanson maintenant :

D’abord il y a l’aînée… euh non désolé je m’égare car j’ai hésité à parler de Ces gens-là… bref, d’abord il y a ce clavier répétitif qui va rester en continu pendant les trois minutes, puis cette basse qui groove avec ce son si chaleureux, la douce voix arrive, les violons se baladent à la manière d’un Eleanor Rigby, puis le refrain accompagné par cette flûte (et c’est là peut être le seul indice qui peut nous faire dire la période de cette chanson doit plutôt se située dans les sixties… hormis cela, ce morceau est complètement intemporel… il pourrait être sorti l’année dernière, non ?).

Et pour terminer ces deux minutes cinquante en beauté, cette monstrueuse montée de voix, limite a capela (ah non j’oubliais, ce fameux clavier et ses six accords qui restera jusqu’au bout et qui restera dans nos têtes).

Vous avez envie de la réécouter directement ? Oui c’est normal c’est la plus belle chanson du monde !

Sylvain Maradan

https://www.youtube.com/watch?v=-nB5VxPOoio

John Finn’s Wife – Nick Cave and the Bad Seeds

La version live d’un prédicateur en transe. Nick Cave ne se contente pas d’une interprétation pépère, il offre ses tripes, il éructe, braille : un concentré de son œuvre, une convocation à une messe de mauvaises graines.

Cette chanson est une rivière qui déborde, charriant une multitude d’obsessions : violence, meurtre, folie, perdition, dieu et son contraire.

Elle vous prend, vous cogne, vous mets à terre et continue à vous enfoncer. Aucun répit ne vous sera accordé dans ce déluge quasi biblique.

On en arriverait presque à avoir la trouille de ne plus jamais retrouvé ses repères après une telle dévastation… et pourtant.

Pourtant il suffit au maître de cérémonie de lever les yeux au ciel pour que l’orage disparaisse et qu’un rayon de soleil transperce les nuages.

Ainsi, couvert de sang, de sueur et de sperme, vous pouvez enfin vous reposer… près du corps du pauvre John Finn… mort.

Anthony Weber

Orly – Jacques Brel

Parce que les « (…)adipeux en sueur bouffeurs d’espoir qui vous montrent du nez » sont là, toujours présents dans nos vies. Parce que ce seul vers le justifie, d’ailleurs. Parce qu’elle est surannée et pourtant indémodable. Parce que Jacques, bien entendu.
Parce qu’il est le papa qu’on aime détester et qu’on déteste aimer avec ses guturaux 17 rrrrrrrrr à chaque mot ou fin de phrase. Parce que ce monolithe est magnifique mais aussi ô combien pesant pour qui veut se lancer dans le périlleux exercice du métier de la chanson en tant que belge. Parce qu’on baptise si facilement ses prétendus héritiers artistiques. Parce que Bécaud. Parce qu’à chaque fois que cette foutue chanson passe à la radio, c’est la seule que je réécoute avec plaisir, comme pour la toute première fois.
https://www.youtube.com/watch?v=lCXa0lbl2Pk

Le Mal de vivre – Barbara

S’il y a au monde un archétype de l’artiste écorché vif, c’est bien Barbara! Elle n’est qu’un paquet d’émotion, elle ne chante QUE l’amour (ou presque: 80, 90% de ses chansons peut-être?), elle est déchirée et déchirante, ses chansons sont addictives, d’une séduction insidieuse mais durable, leur effet sur moi ne faiblit pas avec les décennies.

Par ses textes, son interprétation, son personnage, elle avait une capacité à transmettre l’émotion que l’on ne retrouve chez personne d’autre à ma connaissance. Comment sinon pouvait-elle susciter tellement de ferveur que le public l’ovationnait parfois pendant des heures après la dernière chanson, jusqu’à ce qu’elle revienne sur scène, qu’il restait après qu’elle soit partie et les lumières rallumées, pour chanter a cappella les chansons les plus connues?!

Brel est souvent impérial, Brassens toujours fiable comme un ami fidèle, mais Barbara est une compagnie dont je ne me passe jamais longtemps, elle n’est jamais très loin, rarement un mois se passe sans que je ressente le besoin de me refaire une cure d’une heure ou deux. Une cure d’émotion. De poésie. De mélancolie, surtout. De joie de vivre aussi, parfois, pas souvent, en tout cas pas de gaieté insouciante youp-la-boum, c’est pas son truc. Une cure de beauté, tout simplement.

Les chansons de Barbara sont si réussies parce qu’elles forment un tout qui se tient: le texte, la musique, l’interprétation. Une, deux, trois, comme le rythme de valse qu’elle affectionnait tellement! Cette combinaison souvent magique fait leur force et me les rend si indispensables.

Pourquoi « Le mal de vivre »?

Parce que les écorchés vifs ne sont jamais aussi bons que dans le malheur.

Parce que cette chanson est représentative de sa période, ma préférée, du début, chansons intenses, tendres, moqueuses, ardentes, virevoltantes, brillantes, brûlantes, d’avant que sa voix ne s’abîme et ne devienne, soit trop mélodramatique, soit à peine audible.

Parce qu’elle ne parle pas que du mal de vivre qui s’en vient, mais aussi de quand il s’en va. C’est triste et ça descend, tout en bas, tout au fond de la piscine et soudain à la fin, ça remonte comme quand on y donne un coup de pied. Et ce petit rire qu’elle a sur les mots « la joie de vivre », ça compense de tout le triste d’avant.

Représentative aussi donc, de ces chansons qui mêlent le sourire et les larmes, le tragique sur un air de valse.

Il y a des vidéos où elle la chante en concert, ou à la télé, mais j’ai cherché la version studio, rien que pour ce début qui arrive sans prévenir et a cappella « ça ne prévient pas, ça arrive… ça vient de loin ».

L’interprétation, la musique, le texte… une deux trois, une deux trois…

Samir Kasme

Avec le temps – Léo Ferré

Une chanson.

J’avais commencé les parties avec Whole Lotta Love, Led Zeppelin. ça venait de sortir, ça allait bien, ça secouait fort. Puis, avec le temps des bonus agonisant, est arrivé un autre rythme, d’autres sons. Tout aussi contemporains mais plus lointains, comme plus sourds et dominant néanmoins petit à petit les clacs des spots lumineux et les tacs de la boule de fer derrière la vitre sale sur laquelle n’en finissait pas de refroidir mon hot-dog déjà bien tiède et trop mou. La monnaie vint à manquer, la pin-up quitta jupette et soutif en néon, la saucisse de Vienne chut et le flipper bouda.

Alors cette nouvelle voix que distillait le juke-box, et qui avait déjà bien gommé l’ambiance générale du bar, devint encore plus présente. Pour devenir une présence qui me hante encore aujourd’hui. Le bar s’appelait le Pépin… et le 45 tours Avec le Temps.

Moi, En ce temps-là j’étais en mon adolescence / j’avais à peine seize ans et je ne me souvenais déjà plus de mon enfance (Cendrars). Alors donc comme je commençais déjà à deviner que les plus chouettes souvenirs ça t’as une de ces gueules, cette chanson me foudroya. Non pas comme une langueur triste et désillusionnée, mais comme le souffle même de la lucidité. La lucidité, qui vient de Lucifer, de celui qui porte la lumière, et qui distribue tantôt les élans et tantôt les retenues, se révélait formidable dans cet ensemble indissociable d’une voix, d’un piano, d’un texte et d’une mélodie. Tout le contraire d’une pose et d’un arrangement!

C’était, et c’est toujours, davantage un souffle qu’une histoire à chantonner, qu’une mélodie à susurrer, qu’une leçon de vie déguisée en poésie. Et surtout : irréductible et inimitable, comme l’est un battement de paupière qui aimerait chasser ou revoir un geste dans une pauvre lumière. Il y a dans cette composition et surtout dans cette interprétation une pureté exceptionnelle et inégalable. Les nombreuses reprises qui en ont été faites par une foule de pousse-la-voix l’attestent bien tant elles sont méprises appauvries par un respect trop grand ou encore par une appropriation opportuniste trop jouée. Dalida seule a su éviter de « reprendre » cette chanson, pour lui donner son souffle à elle. Ce qui ne m’étonne pas, car bien avant de se résumer en icône yé-yé et en ce pourquoi elle cessa, Dalida était bien une de ces voix qui n’est que le son du souffle au cœur d’une gorge et qui sait pourquoi, à peine comment, il doit sortir ainsi.

Léo F_1317_01Photo : © Alan Humerose

J’écoute cette chanson, mais tout Léo Ferré, depuis plus de quarante ans avec l’impression de toujours redécouvrir non pas vraiment les paroles mais comment celles-ci s’agglutinent à la mélodie, ou l’inverse : bref, comment le chant colle à la peau et à son timbre. Lorsque j’ai réalisé cette photographie, quelques années avant sa mort, c’est cette parole et son tempo que je ne cessais de voir, bien en deçà et au-delà des postures de la renommée.

Je ne connais toujours pas le texte par cœur de bout en bout, parce que la voix m’emporte chaque fois, encore et encore. Mais je sais ses syllabes sur ses mesures qui en disent plus. Je sais ses intonations plus puissantes que les mots seuls qu’elle lance. Il ne s’agit nullement de vers accompagnés d’instruments, mais bien de notes qui tirent en avant les mots, ceux des pauvres gens, les permettent, j’allais dire les osent : Ne rentre pas trop tard, surtout ne prends pas froid… Et j’entends dans l’orchestration, hélas impossible à citer ici et j’en rage, ces murmures inaudibles et infinis qui se cherchent et qui viennent s’échouer en une litanie, en une rengaine, précisément comme vient se coucher dans une photographie, surpris, tel trait sur une gueule resté autrement inaperçu et qui la tatoue désormais.

Avec le temps, cette petite chose écrite en deux heures, disait Ferré agacé de son succès, est devenue un monument, un classique heureusement loin d’être un serment maquillé qui s’en va faire sa nuit dans l’industrie du divertissement et d’un art mineur ! Et pour terminer si Avec le temps, va, tout s’en va, cette chanson désigne un contraire et tient de l’exception, en demeurant vraiment, en ne s’en allant pas, ni même en prenant une ride. Ce genre d’exception qui fait que malgré le rythme de nos jours on se surprend parfois à fredonner un air entêtant, presque sans le vouloir, sans le choisir en tout cas, comme on shoote tout à coup un marron sur le trottoir et qu’il va dessiner pour un temps une autre trajectoire.

Alan Humerose
Fribourg, 28 septembre 2014