Smells Like Teen Spirit – Nirvana

J’allais quitter la Guyane, en pleine adolescence, avec toute l’ignorance possible quand au monde extérieur. Le début des années 90 m’avait vu acheter ma première chaîne hi-fi un an auparavant, et le seul compact disque que j’avais était une galette des Platters.

Cette chaîne hi-fi bas de gamme n’avait eu d’intérêt que pour essayer d’attraper une fille, ou l’autre. J’aurais été plus vieux, j’aurais acheté une voiture, Jessie avait bien un scooter, lui.

En attendant, parfois, j’y passais mon disque unique et les compilations de dance music des copains.

À part ça, presque rien. Parfois la musique des voisins, du zouk local, sur une des rares FM que l’on captait, en mode karaoké avec comme interprète leur fille, de mon âge.

Rien d’excitant, vraiment, si ce n’était cette fille.

La musique n’était alors rien d’autre qu’une convention sociale, un peu comme plus tard on fumerait des clopes et boirait des bières.

J’avais bien bouffé un peu de Thiéfaine avec les quelques “grands” qui traînaient dans ce putain de camp militaire où nous vivions, dommages collatéraux des mutations de nos parents.

D’ailleurs, croyez-le ou non, mais les premiers Thiéfaine se prêtent plutôt bien à la mélancolie adolescente qu’on peut ressentir entouré de forêt vierge et éloigné de plus de trente kilomètres de la première “ville”.

Enfin, bref, ce sont mes derniers jours dans ce camp. Je vais “rentrer”, même si on m’embarque pour un endroit que je ne connais pas.

Je vais débarquer ailleurs, bronzé, indolent de mon séjour sous les tropiques. Et aussi innocent qu’un agneau. La veille du départ, Franck, de deux ans plus âgé que moi, me file une cassette repiquée en me disant que “Ça vient de métropole”.

Encore coincé dans l’ingratitude de l’enfance, je ne suis pas sûr d’avoir apprécié le cadeau plus que ça. On m’aurait acheté des magazines pour le voyage que j’aurai été tout aussi enthousiaste.

La baraque est vide, j’embarque dans la 505 break qui doit nous emmener à Cayenne prendre cet avion qui me ramène dans une France inconnue. J’ai un walkman pour tuer le temps sur les 300 bornes de route entourée de vert.

Je regarde le paysage cinq minutes en écoutant Thiéfaine. Puis ça me gave alors je glisse la cassette de Frankie dans le lecteur.

Tindindin dindin din Tindindin dindin din sur une guitare électrique qu’on aurait oublié de brancher, puis une batterie de malade, sauvage, qui me fait sursauter dans mon casque en mousse. Ils découvrent alors l’interrupteur de l’ampli.

TINDINDIN DINDIN DIN TINDINDIN DINDIN DIN

Et moi je découvre la basse. La voix de dépressif par dessus, ou au milieu puis la musique se calme.

Héhé, je m’en doutais, encore un truc triste…

Presque envie de faire une fête avec des amis et des flingues chargés, mais maintenant que j’y suis, j’attends qu’on m’amuse.

Je me dis pourtant que je suis blasé et peut-être trop sûr de moi…

ELLOWELLOWELLEWO WAOULOAW
ELLOWELLOWELLEWO WAOULOAW

Quand brusquement :

ET ZELASTA ZTEPEUH…
ET WALANA
IMITATEURZ

La claque !

Triste mon cul, j’y comprends rien, mais c’est pas de la tristesse, c’est de la colère, c’est de la colère triste, mais de la colère, c’est la dépression agitée, sauvage, j’y pige vraiment que dalle mais je ne peux que remuer la tête, je panique, c’est ma première fois, et c’est bon.

Je m’agite sur mon siège, avec une envie de hurler. Personne ne comprendrait, donc évidemment, je ferme ma gueule pour ne pas déranger.

La frustration monte, de ne pas pouvoir défoncer les sièges de cette caisse. J’ai l’impression d’être stupide et contagieux.

AWANEUNOW ET MAYTAINERS
ANANAYO ANANYO A MOSKITO

J’essaye de faire un trou dans le plancher en agitant mon pied. J’en ai le duvet des bras qui se dresse, le monde change de couleur, tout s’accélère autour et quelque chose s’agite en moi. Quelque chose qui casse, se recolle. Une envie de me jeter contre les murs. Ma poche à hormones adolescentes doit se déchirer, je crois même que j’ai une érection.

Heureusement qu’ils alternent ces couplets calmes entre le refrain, j’en suis presque à vouloir sauter à la gorge du conducteur, qu’on se plante et que je me mette à courir nu dans la forêt alentour, le casque sur les oreilles et le baladeur à la main.

ELLOWELLOWELLEWO WAOULOAW
ELLOWELLOWELLEWO WAOULOAW

J’ai écouté cette chanson en boucle au moins cinquante fois ce jour-là. Avec la même impatience à chaque rembobinage.

À ce moment, j’ai compris qu’un extraterrestre s’adressait à moi dans une langue inconnue, qu’il disait ce que j’avais en moi sans que je n’aie ni les mots ni les couilles de l’exprimer, que j’étais coincé dans mon corps de poulpe adolescent, trop grand, trop blond, trop con, trop inexistant.

ET ZELASTA ZTEPEUH.

Je me sentais devenir une part de ce monde, en même temps que me poussaient des poils. Je suis devenu pubère ce jour-là, j’étais sûr de sortir de l’enfance par cette violence musicale, que ce son n’avait qu’un but, foutre en l’air le monde de sucrerie dans lequel je vivais jusqu’ici.

Celui où vivaient les autres, ceux qui n’avaient jamais écouté cette rage.

AWANEUNOW ET MAYTAINERS
ANANAYO ANANYO.

Je venais de découvrir le rock. Plus rien n’avait d’importance. Seule l’absence des titres et des artistes sur le boîtier me contrariait.

Ce morceau m’avait accouché à grands coups de pieds dans le cul, aux forceps. Et en plus m’avait filé une mission, oh, pas une grosse, mais une mission quand même.

On devrait d’ailleurs toujours filer des missions aux nouveau-nés quand on les jette à poil dans le grand bain de la vie. Parce que c’est drôle d’échouer et de prétendre le contraire.

À me pourrir les cervicales en agitant la tête, je savais qu’une fois en métropole je devrais découvrir ce qu’était ce morceau, et aussi d’où il venait.

ANAFORGET VATMECMISMAL

L’arrivée dans la grisaille parisienne ne me choqua pas, j’y avais été préparé par ce que je venais de découvrir.

Six mois plus tard, je mettais un titre sur “Smell Like Teen Spirit”  de Nirvana.

Je suis rentré par là. Et étrangement, si j’ai foutu des pans entiers de ma vie à la poubelle, parce qu’ils étaient datés, obsolètes, ou juste parce que je suis con, cette chanson est restée et je la crois toujours capable de sauver des gosses, à défaut de leur éviter une vie de merde.

ALEDAÏA ALEDAÏA
ALEDAÏA ALEDAÏA
ALEDAÏA ALEDAÏA
ALEDAÏA ALEDAÏA

Ad libitum.

Eugène Mithar

The River – Bruce Springsteen

Il s’avance en paletot gris, lâche quelques mots timides. « This is a song called The River. This is new… This is… my brother-in-law and my sister ». Timides… sans doute l’adjectif qui correspond le moins à Bruce Springsteen. Même en cet automne 1979 : trente ans à peine, une énergie de chien fou qui explose sur scène depuis cinq ou six ans. Y compris, après le triomphe de Born to Run (1975), dans des salles immenses. Autant dire qu’il n’a aucune raison de se montrer impressionné par cette soirée au Madison Square Garden : après tout, il se trouve ici chez lui, à New York, devant un public bon enfant, présent autant pour une cause à défendre que pour la musique : la soirée est organisée par les Musicians United for Safe Energy. Des antinucléaires, quoi, voyez-vous, c’est l’époque.

Oui, mais voilà : ce 23 septembre 1979, Bruce Springsteen chante pour la première fois The River. Et il sait. Regardez le document (No Nukes, le film, est sorti en 1980) : dans sa voix (timide, absolument), dans son regard, on sent l’importance de ce moment. Il sait qu’il va donner au monde une de ces chansons qui peuvent sauver une vie. Eh oui, rien que ça.

Bien sûr, Springsteen a déjà derrière lui des chefs-d’œuvre, Thunder Road, The Promised Land et quelques autres. Avec The River, il touche une autre dimension. Avec The River, il parle certes de sa sœur et de son beau-frère (anecdote véridique), mais aussi du rêve américain, central dans toute son œuvre. « Mon travail a toujours consisté à mesurer la distance entre le rêve américain et la réalité », déclarait-il dans une récente interview.

Là, il va plus loin, plus fort, plus haut. Écoutez-la, réécoutez : aucun doute, il parle de nous, de vous. De moi, de toi. En quelques minutes (cinq minutes et trois secondes exactement pour cette première en public), entre la déchirante intro à l’harmonica et les ouhouhouhouhou qui s’évanouissent dans le lointain, c’est le destin de tout être humain qui défile. Et peut-être plus encore. De quoi intimider même celui que l’on surnomme déjà le Boss.

Depuis, Springsteen a dû la jouer près de 600 fois en concert. Toujours, un silence dans le stade. L’harmonica, ce frisson. « I come from down in the valley, where Mister when you’re young… »

Résonne alors une nouvelle fois l’histoire de ce jeune couple, sa rencontre à 17 ans, dans cette vallée où l’on ne vous apprend qu’à faire ce que faisait ton père. Le mariage, sans fleur ni robe, à 19 ans, parce que Mary est enceinte. Ce couple si banal, admirable de banalité, qui fait face quand tombe le chômage, quand il comprend que ce n’est pas la vie dont il rêvait. Quand il ne reste plus qu’à faire comme si on s’en foutait ou comme si on avait oublié. Mais on n’a rien oublié, ni les virées nocturnes dans la voiture du frangin, ni ta peau bronzée et humide au bord de la rivière.

La rivière, ils y retournent, toujours. Alors même qu’elle est asséchée et qu’ils le savent. Aussi poignante et désabusée soit-elle, la chanson garde cet élan dérisoire, cette envie de croire que l’eau va couler à nouveau sur les galets usés. Qu’elle peut revenir, pour laver la poussière laissée par nos rêves enfuis. Dis-moi, un rêve est-il un mensonge s’il ne se réalise pas ou est-ce quelque chose de pire encore?

Éric Bulliard
Décembre 2013

https://youtu.be/utVR3EgQkHs?t=55s

Hécatombe – Georges Brassens

Une vingtaine d’années déjà que j’écoute Brassens. En boucle. J’aime toutes ses chansons. Les connues, les moins connues, les contestataires, les polissonnes, les tendres, les posthumes. Je me prosterne devant L’Orage, révère Mourir pour des idées, m’extasie pour Supplique pour être enterré sur la plage de Sète, lève mon verre pour Le Bistrot, reprend à tue-tête Putain de toi, me perds Dans l’eau de la claire fontaine, et m’émeus aux larmes pour Les Passantes.

Alors pourquoi Hécatombe?

J’ai une tendresse particulière pour ses chansons libertaires de jeunesse, mûries après-guerre à l’impasse Florimont sous le regard bienveillant de la Jeanne. Celles qui fustigent avec une égale application les cons, les militaires, les curés, les flics, les magistrats.

Hécatombe est à mon sens la plus drôle de Brassens. La plus hénaurme, la plus truculente, la plus rabelaisienne. Et la plus anar. C’est d’ailleurs la seule chanson de son œuvre où le mot « anarchie » apparaît. Pas dans n’importe quelle bouche. Dans celle d’un maréchal des logis…

J’entends déjà les bonnes âmes me rétorquer qu’Hécatombe n’était qu’une pochade grivoise de Brassens pour amuser ses copains. Qu’une chanson mineure de son fabuleux répertoire. Non, non et non, morbleu! Chez Brassens, aucune chanson n’est à sous-estimer! Surtout pas les plus burlesques, celles où les bergères allaitent les chats, les gorilles déniaisent les juges et les femmes massacrent les flics dans un grand élan jubilatoire.

Bon, voilà ce qui se passe.

Lorsque montent les premières mesures d’Hécatombe, je replonge en enfance, le marché de Brive-la-Gaillarde se transmuant en théâtre de Guignol. Dans une sorte de transe chamanique, je suis soudain projeté dans la mansarde de Georges. Il est là avec son chat, sa moustache et sa pipe à observer hilare le pugilat. Il mouline l’air de crochets et d’uppercuts tel un entraîneur de boxe pour encourager ses protégées. Car ça castagne sec au marché, sacrebleu ! Les légumes et les coups pleuvent, les seins se transforment en matraques, les fesses en étau. Les pandores sont vite ratiboisés par la rage destructrice des harpies. Une vraie boucherie. L’émasculation est évitée de justesse (pour une raison inavouable) après deux minutes de bonheur absolu.

Et comme toujours chez Brassens, ce joyeux bordel est encadré par une rigueur formelle inouïe. Octosyllabes parfaites, rimes croisées masculines et féminines, rimes riches qui valent le détour (même s’il ne fait pas rimer « trompes de Fallope » avec « salope » dans celle-ci).

Il y a quelques années, je suis parti avec deux amis au marché de Brive-la-Gaillarde dans un improbable pèlerinage, un peu comme d’autres se rendent à Morgarten ou à Verdun. Nous sommes arrivés un samedi matin pluvieux après une bonne dizaine d’heures de train depuis Lausanne (Brive, ça se mérite). Dans la vaste Halle Georges-Brassens, nous avons acheté une botte d’oignons et discuté foie gras et potager avec quelques vieilles matrones moustachues que l’on imaginait sans peine avoir participé au pugilat mémorable. Et nous avons rivalisé de théories fumeuses pour déterminer où se trouvait la mansarde de Georges…

Peu après, je suis tombé sur ce fait divers. Le 24 juillet 2009 à Cherbourg, un jeune homme de 27 ans chante Hécatombe à sa fenêtre. Au même moment passent trois flics. Qui apprécient moyennement. Le type est condamné à 200 euros d’amende et à un travail d’intérêt général de 40 heures. « Interpréter cette chanson devant un miroir, pourquoi pas… Devant des policiers, c’est un outrage! » clame le procureur au tribunal. En réaction à cette condamnation ubuesque, une trentaine de personnes se retrouvent devant le commissariat de Toulouse pour entonner la chanson interdite. Les choristes finiront tous au poste.

Soixante ans après avoir été interdites d’antenne, les mégères gendarmicides font encore des vagues, ventrebleu! Et restent plus subversives que les vitupérations des rappeurs emperlousés et les fesses de M Pokora.

Et ça, braves gens, c’est une très bonne nouvelle.

Philippe Lamon

Famous Blue Raincoat – Leonard Cohen

On devrait pas avoir le droit d’écrire des trucs pareils. Pas avec cette voix, cette mélodie, cette pudeur crue qui met en lumière le sexe, la rage, l’impuissance, la solitude et les marches interminables dans la neige sale de New York, les mains enfoncées dans son imperméable. On est là dans le froid de décembre à entendre la musique étouffée sortant de quelques clubs de jazz, à faire et refaire le passé, dans l’espoir de changer l’histoire qui nous ruiné l’âme.

C’est un homme qui n’a pas su ôter la tristesse des yeux de sa femme et qui apprend à ne plus haïr celui qui y est arrivé, une nuit à jamais maudite. C’est la chanson d’une colère qui a dû régner en lui des années durant et qui, au fil du temps, a fini par s’éroder « I guess I miss you , I guess I forgive you », et la voix tombale de Cohen dit les êtres qui se savent bien petits, bien faibles face à leurs passions.

Mais au fond, on s’en fout, il n’y a pas besoin d’en connaître plus. Aux chiottes les explications de textes! On sait tous que l’amitié est profonde, que l’amour est perdu par essence et que tout se gâchis de nos vies nous colle les larmes aux yeux.

Ce n’est pas le thème, c’est la manière, c’est l’élégance du verbe et la sensualité de la voix, c’est la mélodie enfin qui vient faire vibrer des cordes tout au fond de nous, bien au-delà du sens. Ce début de refrain… Cette envolée « Yes, and Jane came by with a lock of your hair… » comme une décharge d’humanité, un truc qui te rend fier pour quelques secondes de faire partie de cette sinistre espèce. C’est la grâce des poète, celle de la musique, de donner ainsi envie de pleurer tout ce qu’il y a à pleurer dans cette vie, comme ça, d’un flot de larmes pur, un de ces chagrins heureux, une de ces douleurs qui vous feraient tendre la main aux pires de vos contemporains.

Elle cloue, cette chanson. On est là tout entier dans la dernière envolée, à se dire que rien ne pourrait être plus beau, et puis, quand la voix retombe, et murmure aux notes finissantes, son fameux « sincerely, L. Cohen », vient le coup de grâce.

Cette chanson n’est donc pas une imposture, c’est un vrai message de pardon, une main tendue au-delà des années à un rival de chair. Nous ne sommes plus des auditeurs, mais des confidents, des proches, des intimes. C’en est presque gênant. Et pourtant, c’est universel, c’est tellement l’histoire de Cohen que cela en devient la nôtre. Nous avons tous écrit cette lettre, à marcher dans le froid, avec trois tonnes d’amour déçu dans le paquetage, dans un New York à notre mesure, alors que l’hiver ne faisait que commencer.

Michaël Perruchoud

https://www.youtube.com/watch?v=5Ux0yeo4Y0I

La Fée – Nicolas Fraissinet

Deux ingrédients : un piano, un Nicolas. Et un texte qui retourne les tripes tant il sent le vécu, des mots qui m’ôtent les miens, peut-être parce que pour la première fois j’ai l’impression que tout est dit sans avoir à parler. Plus qu’une chanson, le sentiment d’être comprise lorsque je ne me comprends plus moi-même.

Moi aussi j’étais une fée… Je connais ces périodes de jeûne, puis les missions commando dans le frigo jusqu’à ce qu’il n’y reste rien. Le passage aux toilettes, pour tenter de rendre ce goût d’amertume qui colle désespérément aux dents et reste dans la bouche; l’envie d’être vue, puis l’envie d’être rangée dans un petit coin tranquille, s’allonger et prendre la poussière, l’envie d’être oubliée.

Ravaler ses larmes, sourire pour bétonner le tout et se construire une muraille. Pardon, c’est tout ce que j’ai trouvé. Je ne suis pas belle, je suis grosse. Ce n’est pas moi qui le dis mais le miroir, et il ne ment jamais; il ne me reste que lui. Parce qu’à trop baisser les yeux, j’ai loupé mon reflet dans ceux des gens qui m’aimaient.

Puis un soir une chanson. Une chanson qui éclaire et qui t’envoie la vérité en pleine face, pour finalement te faire bouffer ta propre stupidité. Une chanson qui guérit et qui, quelques années plus tard, permet d’en sourire, et même d’en écrire.

Lilou Rogès

Le Coup de soleil – Richard Cocciante

Bien sûr il y a les guerres d’Irlande,

Il y a ces amis, Joe, Jeff, et Gaston qui répond jamais quand je l’appelle, les copains d’abord mais aussi mon vieux, des inconnus parfois, le poinçonneur qui fait des trous et un burn-out, cet Italien qui cherchait des allumettes, l’arabe qui m’a porté sur son dos et l’Auvergnat qui m’a donné du pain; quelques filles également, Paulette et ses mollets d’acier, Roxane qu’éteint jamais la lumière, Mathilde, Madeleine et la Fanette, trois belles salopes, la p’tite mendigote qui fait fuir la peine, la femme qui est dans mon lit enfin pas dans le mien; quelques bestioles encore, le gorille évadé et la Mirza itou, le singe à qui on n’apprend pas à faire la grimace, et ce petit âne gris qui n’en finit pas de mourir au fond d’une étable, j’en pleurerais, d’ailleurs j’en ai pleuré,

Il y a des saisons, parfois il neige en avril et ça me pointille l’âme, un jour en juin et en anglais, l’automne qu’on ramasse à la pelle, et quand tout est ramassé maintenant que vais-je faire?

Il y a des endroits si ancrés en moi, le port d’Amsterdam qui sent la moule et la pisse, la mer du Nord qu’on a pas trop envie d’y aller mais quand même, Vierzon ça fait rêver alors que c’était pas gagné, des pays inconnus au bout de la terre avec des gonzesses à poil qui fleurent la vanille, New York où j’irai un jour, avec toi bien sûr, le p’tit village et son vieux clocher, et le banc où on pourra s’asseoir cinq minutes pour regarder la vie ou la plaine, oh ma plaine, la colline où elle m’a dit d’aller siffler, et nom de bleu la rue d’Carouge, qu’est-ce que c’est beau, et puis Montmartre et ses lilas, et Nantes où il pleut, j’en suis malade, Brest où il pleut aussi décidément alors que moi j’veux du soleil…

Eh bien, ça y est. Je l’ai attrapée, ma plus belle chanson du monde. Mon coup d’soleil. Que tu me joues au piano, chantant de ta douce petite voix toute juste et qui m’étreint le cœur alors je brame faux, par intermittences parce que je me rappelle jamais les paroles. Qu’on entonne en chœur et à tue-tête, ravies comme des midinettes quand elle passe à la radio, en se regardant (au feu rouge) avec plein de choses qu’on se dit avec des yeux brillants comme un ciel d’été.

Alors bien sûr, il y a un fameux trois mâts et un bateau craquant de la coque au pont, mais je préfère encore ce voilier, alors viens ma belle, la mer est calme on peut s’tirer.

Fred Bocquet