Every Time You Go Away – Paul Young

La première chose dont tu te souviens, c’est l’odeur, à peine entrée dans l’allée du petit immeuble, un parfum de musc entêtant, cette essence rare que tu lui ramenais régulièrement de chez le parfumeur du grand bazar du Caire, un liquide rouge foncé et précieux qu’il mettait un peu partout, sur des mouchoirs, sur les ampoules des lampes, sur son corps en sortant de la douche, un parfum qui s’échappait du 3ème étage jusqu’en bas de la cage d’escalier. Tu montes les étages quatre à quatre, il fait doux et humide, l’air de la mer flotte autour de toi, la Méditerranée est à 10m à peine, juste devant chez lui, tu entends le bruit apaisant des vagues qui se mélange aux notes de la musique qu’il adore, captée sur son vieux poste radio, une machine préhistorique qui recrache les programmes en ondes courtes d’une improbable station turque. Le musc, Ace of base et le dernier tube de Tarkan, et toi dans ton sac à dos d’adolescente, tu as glissé la cassette que tu lui offriras dans quelques secondes, tu as passé des heures à lui préparer une compil de la musique qu’il aimera sûrement, de la musique noble, des chansons d’adulte, Ella Fitzgerald, Nina Simone, Paolo Conte, la musique que tu écoutes en te sentant déjà mûre dans ton tout premier appartement à Genève. Lui, il te fera son sourire de papa fier, il t’embrassera tendrement, te dira que tu as grossi, ou maigri, que tu as grandi, que tu es belle, et que merci pour cette jolie musique qu’il n’écoutera peut-être même pas. Sur cette même cassette, il enregistrera par dessus tes musiques somptueuses les derniers hits à la mode diffusés avec plein de grésillements par radio disco turque, et il te les fera écouter en boucle en dansant comme un jeune enfant et en te servant du champagne. Là, au milieu du désert libyen, sur son balcon face à la mer, en mangeant du saumon fumé qu’il a acheté en prévision de tes vacances chez lui, il te racontera pour la énième fois ses exploits de jeune banquier au Soudan alors que Paul Young entamera en larmoyant qu’à chaque fois que tu pars, tu emportes avec toi un morceau de son coeur. « Everytime you go/ away/you take a piece of me/ with you ». Là, sur la route entre Alexandrie et la Lybie, au km 77 à l’ouest d’Alexandrie, dans cet hôtel où il a choisi de passer le reste de ses jours, dans cet appartement qu’il a joliment nommé « Haig’s hideaway », tu passeras comme chaque année des vacances merveilleuses et reposantes, balnéaires et pleines de souvenirs, avec Haig, ton père arménien, et son vieux poste de radio. Après un mois de repos total et de discussions interminables, ponctué de moments gastronomiques hors du commun (ah, son inimitable strudel du petit déjeuner, ses jus de mangue et ses artichauts en boîte), tu referas ta valise sous son regard de plus en plus mélancolique. Tes vêtements seront imbibés de ce parfum de musc, tes cheveux aussi, il t’accompagnera en traînant ses vieilles pattes jusqu’au taxi antique qui t’attend sur la piste de sable pour t’emmener loin de lui, ce vieux tacot qui te ramènera a ta vie de jeune femme moderne, en Suisse. « Every time you go / away »… Debout, minuscule dans ce désert immense, ses cheveux gris volant dans le vent du désert, il agitera piteusement sa grosse main carrée, celle dont tu as hérité, le poids du monde sur ses épaules dans son joli pull vert gazon, et dans la vitre arrière du taxi, derrière la poussière de sable qui s’élève, tu le verras devenir de plus en plus petit. « You take a piece of me / with you ». Derrière tes larmes, tu devineras les siennes, si loin déjà, tu te souviendras de ce message qu’il t’avait laissé sur ton répondeur, dans ton appartement de jeune étudiante célibataire, en Suisse, lui qui aimait aussi Stevie Wonder, « I just called to say I love you », et quand il ne sera plus qu’un petit point vert au milieu du désert, quand le taxi aura pris le fatidique virage qui le coupera définitivement de ta vue, tu sècheras tes larmes en entendant encore Paul Young. « Every time you go / away / you take a piece of me / with you ». Tu fredonnes tristement dans le taxi qui prend la route d’Alexandrie, et tu ne sais pas encore que ce petit point vert était la dernière image que tu auras eue de ton père. Quatre mois plus tard, il mourra tranquillement d’une crise cardiaque en dégustant son historique strudel, dans le petit appartement qui embaume encore le musc.

Mélanie Croubalian

 

 

Il pleut sur la mer – Allain Leprest

Dimanche fin d’après-midi. Le ciel est bas, il pleut sur le talus de vignes.

J’épluche des patates pour le gratin du dimanche soir. Avec le rôti haché. Et les tomates provençales. Les enfants seront contents. Gaffe ! Ne pas trop saler les patates.

Je fredonne un air appris chez les scouts, sur la route param-pa-pampam. J’imagine le petit tambour sur un chemin de pluie.

Le gars est entré sans prévenir. Une voix de ravine dans le torrent, de séracs effondrés, d’éboulement dans les gorges. Il pleut sur la mer, et ça sert à rien. Il chante un dimanche de pluie sur la Manche en Normandie. Je regarde un dimanche de pluie sur le talus de vignes. Je ne connais rien à la Manche. J’irai voir la Normandie, un jour, peut-être.

La chanson de Leprest emplit toute la cuisine. Mes épluchures deviennent moins fines. Il pleut sur la mer, c’est bien inutile. Un merle bougon se blottit dans le feuillage du poirier. Il tombe des cordes et l’eau s’est pendue aux plus hautes branches de la Manche.

Allain Leprest est un parolier champion de tir qui vise juste. C’est un peintre impressionniste qui joue avec les images et les couleurs. C’est un maître du Meccano qui réussit avec ses mots des constructions d’audace. A croire que la mer se pisse dessus. Mes épluchures sont biscornues.

Allain Leprest est chanteur comme d’autres sont cyclistes, charpentiers, patrons de bistrot. Il artisane son métier avec le cœur, avec les tripes. Il se fout de brûler ses ailes, de voiler ses roues, de ses poutres dans l’œil, de compter ses bouteilles. Il chante pour moi des seaux de ma vie. Mes patates sont à l’eau, je reste à quai. De l’eau dans de l’eau, c’est nous tout crachés.

Allain Leprest chante avec ce qu’il est. Des frissons de maladresse, des mains expressives même lorsqu’elles sont immobiles, des entames à l’à-peu-près, des yeux gourmands de malice, des rythmes changeants. Les pianistes de Leprest sont des funambules. Le spectateur a le cœur au bord des yeux.

Il pleut sur la mer, c’est con comme la pluie. J’ai versé quelques larmes dans l’eau des patates. Mon gratin sera trop salé.

Pierre-André Milhit

Miss You Like Crazy – Natalie Cole

C’est le moment où on va mieux. Où on s’en sort. On voit la lumière au bout du tunnel. Un jour, bientôt, peut-être même demain, on guérira de ce chagrin, on oubliera cet amour. On en vivra un autre, tiens ! Plus beau, plus fort, mais moins douloureux, moins aliénant. On est seule face à notre sérénité presque retrouvée, on marche dans la rue sans filet mais on veut croire qu’on ne tombera plus, ou plus aussi bas.

On s’arrête pour prendre un café, à l’intérieur, parce que ce n’est pas encore l’été, ni même le printemps, mais enfin, l’hiver mord moins… Ou alors on va juste faire ses courses dans un supermarché, s’acheter une blouse en prévision du beau temps,

ou un livre qui parle d’autre chose, dans cette librairie de quartier. Et donc, dans ce café, ce supermarché, ce magasin, ou cette librairie, il y a cette musique tout droit sortie des années 80. Ringarde, la musique, si vous voulez, d’ailleurs Natalie Cole n’a jamais été ma tasse de thé, mais les premières notes de piano nous submergent déjà, et eventhough it’s been so long, my love for you keeps growing strong, vous ne parlez pas anglais ? quelle chance vous avez,  les autres, moi, les paroles nous pénètrent sans nous traverser, ce serait trop facile, elle se terrent dans notre ventre jusqu’au refrain qui agit comme le coup fatal, et qui revient, nous achever encore et encore, I miss you like crazy… i miss you baby, oui, parce que nous aussi, en plus, on l’appelait baby….

Et alors c’est l’hiver et c’est le manque brûlant dans la glace de la vie sans lui. No matter what i say or do there’s just no getting over you. Il n’y a plus de perspective de printemps, plus de lumière au bout du tunnel, juste une lente agonie, on est pétrifié, on arrive plus à déambuler entre les rayons, pourquoi d’ailleurs, s’alimenter, à quoi bon, s’acheter une blouse, se faire belle, à quoi bon, lire, savourer un expresso, pensez vous, du cyanure, et vite, baby…. A love like ours will never die… mais nous si !!! On va crever, là, vite, un sabre, une épée, hara-kiri, une ceinture d’explosifs… fade out… la voix se tait, respirer, votre expresso Madame, Natalie l’a enfin fermée, le boire ce café, l’acheter cette blouse, tunnel, lumière au bout, en chemin des rechutes, la faute à Natalie, Mariah Carey, Witney Houston, tenir, lumière au bout, et peut-être lui, encore, en chemin, juste une fois ou deux, juste pour se rappeler que ça n’allait pas entre vous, que c’était nul au lit, tu parles, juste pour exulter encore un peu dans ses bras, avant d’en mourir à nouveau, chut, lumière, musique, autre chose de plus gai, tiens c’est au tour de Dione Warwick, that’s what friends are for, d’ailleurs ils sont où, les amis ? Ceux qu’on appelle plus tellement on s’en fout de tout sauf de lui. Non, rien, plus de musique, c’est mieux, pour ne pas pleurer, ne pas rêver, un croissant, avec l’expresso, deux, avec du chocolat. Trois, on s’en fout, d’ici la lumière on se sera reprise en main, on aura perdu ses kilos de tristesse, raffermit tout ca, fait disparaître ces cernes, mais oui, il faut y croire, i miss you like crazy, c’est à cause de Natalie. Ce n’est qu’à cause de Natalie…

 

Les gens qui doutent – Anne Sylvestre

J’voudrais bien, mais j’peux point. Une chanson ? Douce que me chantait ma maman ? Une petite cantate que nous jouions autrefois ? Trois petites notes de musique qui vous font la nique du fond des souvenirs ?

Ah non mais vraiment, je ne sais pas choisir. C’est vraiment troublant, j’vous le fais pas dire.

Mais je ne peux pas, je ne sais pas et je reste plantée là. Et maintenant ? Que vais-je faire ? Peut-être que toutes les chansons racontent la même histoire, mais faut pas croire ce que disent les journaux. J’ai compris tous les mots, j’ai bien compris merci. Mais j’ai des doutes (sur le cimetière des éléphants) C’est peut-être un détail pour vous, mais pour moi ça veut dire beaucoup. J’ai des doutes (en ce qui concerne les insectes). Mais faut pas m’laisser plantée là, seule avec ces idées là.

Je sais pas. Et si … ?

J’ai un problème, je crois bien que je l’aime (cette chanson). Allez, ose, ose, redonne à la vie toutes ses couleurs. Je le sais, autour d’elle et moi le silence se fait, mais elle est ma préférence à moi.

Vous permettez, Monsieur, je vous le dis du bout des lèvres, ma plus belle histoire d’amour chanson c’est « Les gens qui doutent ». Et ça, j’en suis certaine !

J’aime les gens qui doutent
Les gens qui trop écoutent
Leur cœur se balancer
J’aime les gens qui disent
Et qui se contredisent
Et sans se dénoncer

J’aime les gens qui tremblent
Que parfois ils nous semblent
Capables de juger
J’aime les gens qui passent
Moitié dans leurs godasses
Et moitié à côté

J’aime leur petite chanson
Même s’ils passent pour des cons

De vous à moi, vous m’avez eue, mon amour (de la chanson française).*

*Tous les mots de ce texte sont issus de chansons (enfin, je crois)

Le petit cheval – Georges Brassens

– Monsieur, Monsieur, page 6, Le petit cheval !

Tu as 8 ans. Tes héros se nomment Goldorak, Albator, Pirmin Zurbriggen. Tu raffoles des langues de chat au sucre et des grenouilles à cinq centimes que tu voles parfois avec tes amis à « La Source », le magasin du quartier. Et surtout, maman te prépare les tartines à ton retour de l’école.

L’école. Tu l’aimes plutôt, parce que c’est facile et que tu as de bonnes notes. Tu aimes surtout quand le Monsieur du chant vient avec sa guitare et ses sabots. Tu aimes moins quand il ouvre la fenêtre en plein hiver parce que selon lui c’est mieux pour chanter. Le manuel de chant, c’est le « Chanson vole » et il est bleu foncé avec un oiseau en papier violet sur la couverture. C’est un joyeux fourre-tout, il y a des chansons d’Emile Gardaz, l’hymne national suisse (que tu trouves déjà tarte), des canons à quatre voix, des chants de Noël, des chansons folkloriques tessinoise, finlandaise, israélienne, hongroise, ou russe. Il y a aussi plusieurs chansons avec des animaux. Tu ne comprends pas pourquoi elles finissent toutes mal. Il y a notamment « Alouette », le « Petit âne gris » de Hugues Aufray, « L’oiselet a quitté sa branche » de Nana Mouskouri. Et surtout, il y a le Petit Cheval. Tu harcèles à chaque fois le Monsieur du chant pour la chanter. Tu veux tout savoir sur cette chanson. Tu apprends que le poète Paul Fort a écrit les paroles et qu’un certain Georges Brassens a composé la musique et en est l’interprète. C’est la première fois que tu entends ce nom.

« Le petit cheval dans le mauvais temps
Qu’il avait donc du courage
C’était un petit cheval blanc
Tous derrière, tous derrière
C’était un petit cheval blanc
Tous derrière et lui devant »

A chaque fois, tu la chantes à pleins poumons. Tu as envie de trotter dans la salle de classe et de frapper des mains, tant la fougue du petit cheval te porte. Tu loues ses qualités. Toujours content, courageux, altruiste. Un vrai héros, comme Albator et consorts.

– Monsieur, pourquoi il meurt à la fin ?

Ton petit coeur se gonfle dans sa poitrine. Tu ne comprends vraiment pas. C’est pas logique. Embarrassé, le Monsieur du chant tente une explication. Qui ne te convainc pas. Comment un cheval si jeune et si vigoureux peut-il s’écrouler foudroyé ? C’est injuste. Goldorak, Albator et Pirmin ne meurent jamais, eux. Non, décidément, tu ne comprends pas. Tu trouves vraiment dommage cette fin. Pourtant, quelque chose t’attire irrémédiablement vers cette chanson. Et au cours suivant, tu insisteras pour que la classe la chante à nouveau.

Tu as 38 ans. Tu écoutes la chanson avec ta fille. Ça faisait un bail que tu ne l’avais plus entendue, même si Brassens a grimpé au sommet de ton panthéon depuis. La magie opère à nouveau. Ta fille galope dans l’appartement en faisant tournoyer sa poupée Dora. Tu es parcouru de frissons. Te reviennent les tartines de maman, les rires dans la cour de récré, Goldorak, l’insouciance. Tu n’arrives pas à croire que ton enfance se soit envolée si vite.

– Papa, pourquoi il meurt à la fin le cheval ?

Un voile d’inquiétude passe sur le regard adorable de ta fille. Tu balbuties quelques trucs aussi peu convaincants que le Monsieur du chant jadis. Tu crains de t’aventurer sur le terrain métaphysique. Tu souhaites préserver son innocence le plus longtemps possible. De toute façon, elle n’insiste pas et passe vite à autre chose. Heureusement, car tu ne comprends toujours pas. Tu comprends seulement la dimension allégorique du poème. Tu penses alors à tes amis tombés dans la fleur de l’âge. Ils sont si nombreux que tu en as le vertige.

La chanson est terminée. La petite est sortie du salon. Tu as encore quelques minutes avant d’aller préparer ses tartines. De manière presque naturelle, tu te lèves du fauteuil et tu appuies sur la touche « Repeat ». Parce que, tu le sais désormais, le petit cheval galopera toujours en toi.

Philippe Lamon

Love in the Dark – Adele

Adele c’est cette voix qui envahit tout l’espace. Jusque-là, le live at Royal Albert Hall me servait de bande son pour aller courir, cet exercice périlleux qui consiste de loin en loin à tenter de ne pas étouffer en montant et descendant dans les vignes de Lavaux.

Et puis, il y a eu Hello. Ce Hello reprit partout, tout le temps, à peine sorti que déjà on le brocardait, détournait. J’ai acheté l’album 25 qui le comprenait. Un geste presque suranné tant, depuis si longtemps, je n’achetais plus de CD. Mais celui-là, il me le fallait. Je l’ai glissé dans l’autoradio de ma voiture, un des derniers endroits où il existe encore des lecteurs. Et c’est alors que les kilomètres ensemble ont commencé. Avec la guitare sèche, avec le velours des violons, avec tout l’orchestre symphonique, portée par cette voix envoutante, un peu triste, mais toujours puissante. Et je suis tombée amoureuse de la chanson numéro 8. Celle qui commence par quelques notes profonde de piano. Celle qui me ferait m’arrêter au bord de l’autoroute pour fermer les yeux et savourer chaque mot, chaque son. Celle qui fait que je me sens nostalgique, vivante, en attente, transportée. A chaque fois que l’on arrive à But I want to live and not to survive, j’ai les larmes aux yeux. A chaque fois que l’on atteint ce dernier couplet, je sais que je pourrai repartir dans d’autres projets, d’autres élans, elle est mon booster de confiance, mon carburant total. C’est une chanson de rupture et pourtant, pour moi, elle est celle de la renaissance. A chaque fois. Parce que moi non plus je ne peux pas aimer dans le noir.

 

Sentimiento Nuevo – Franco Battiato

J’ai pris Sentimiento nuevo, comme j’aurais pu choisir Bandiera bianca, Centro di gravita permanente. Pourquoi Sentimiento nuevo? C’est la première qui m’est venue à l’esprit ! Pourquoi encore ? Parce que j’imagine que c’est l’association d’idées du moment qui l’a voulu. Les coqs et les ânes de cet instant-là.
Franco Battiato, né le 23 mars 45, musico sicilien au physique « difficile », à l’instar d’un Gainsbourg, est un ambitieux, un pointu, paradoxal, un élitiste partageur. D’abord dans la sique expérimentale, il remporte un pâle succès d’estime, aussi blafard que lui. Jusqu’à ce beau jour de 1982, éclot le 33 tours La Voce dell padrone (La Voix du patron). A 37 ans, il devient à la fois the Boss et Frank Sinatra (auquel « il préfère la salade »…) en version new wave spaghetti… (New wave italienne, qu’il n’aime pas…)
Sergio Leone de la canzonetta, postillonneur dans la soupe, c’est bel et bien le patron de mélodies, sublimes, envoûtantes, inoubliables, qui vous tatouent le tympan, ne le lâchent pas, comme rexona. Entêtants, revigorants, ces airs luminescents qui vous mettent en joie, en passion, vous dopaminent, vous enthousiasment, vous savez ? Et c’est aussi la voix, mais haut perchée comme celle d’un rossignol castra (le pauvre).
Miracle : il s’en vend plus d’un million d’exemplaires en Italie. Ça ne veut rien dire concernant son talent (haut), mais ça lui permettra de vivre dans l’aisance matérielle, continuer d’écrire des chansons populaires ardues textuellement, mélodiquement riches, arabisantes parfois, aux arrangements de plus en plus raffinés, tout en mangeant autre chose que des spagouses… Une sorte de Bashung et Rondo Veneziano font un disque, Rondo Veneziano s’enfonce dans la lagune : qui est-ce qui reste ? Ba…ttiato ! On le reprend en chœur, l’entend sur toute la péninsule, sept morceaux : sept tubes de l’été ! (De l’automne, de l’hiver et du printemps qu’on y est…)
Ce qui me plaît chez Battiato, l’Etienne Dahu de l’Etna (ah ah ah), c’est qu’il « risque », il expérimente, il ose ! Ose la philosophie dans la chanson populiste, populaire pardon, la poésie ambitieuse, étrange, le si joli sibyllin, l’ellipse. Le non pré-mastiqué. Il offre à réfléchir, nous parle de géométrie euclidienne, de symptomatique mystère, de trajectoires imperceptibles, codes de géométrie existentielle. (A ma connaissance, jamais single ne comporta pareil lexique avant Battiato.) Il s’auto-parodie, questionne, argumente, disserte en do majeur. Synthétise en mi mineur. Nous cultive.
Alors que les chansons d’amour ordinaires se réduisent à un lamentable Je suis triste Tu m’as quitté. Lui convoque les esprits, les ectoplasmes, Homère et Ulysse, ose le latin, les griots et les mages, l’esperanto, des mots insolites, des noms savants ; oserait le romanche, le suisse toto. Donne du biscuit sur des thématiques de profondeur, l’amour, la vieillesse, la mort ; mais traités autrement. Il ose l’humour abyssal. L’amour de surface et vice versa, sans se faire mal. On l’écoute souvent un petit sourire en coin l’artista. Il est aussi sthénique que ma mère.
Vous aurez compris, ce que j’aime chez Battiato, c’est qu’il a OSÉ oser ! Parler dans des chansons destinées au grand public de l’esoterismo di René Guénon (auteur de Symboles de la science sacrée). Fallait le faire ! Le cran du Sicilien !
Battiato, c’est le Roland Barthes de la chansonnette, le Deleuze de la ritournelle, le Nietzche du couplet : c’est les Ramones avec la Scala de Milan ! A heure de grande écoute. C’est exactement l’anti talk reality show d’aujourd’hui. Il augmente la moyenne générale à l’épreuve commune : bravo !
Ce que j’aime avec lui, qu’on peut imaginer que des milliers de personnes ont ouvert leur dictionnaire, pour découvrir la définition d’ésotérisme. La biographie de cet énigmatique René Guénon, même peut-être découvrir son œuvre au symbologue et conclure qu’on n’y comprend fichtre et foutre rien si on ne passe pas deux heures par page. Et encore. Mais que ça existe. Que ça fait partie de la culture humaine la symbolistique. Battiato ouvre notre champ de perception : hourrah !
Il réunit des choristes de la scala de Milan pour leur faire gazouiller Cuccurucucu sur une boite à rythme, fait chanter son alter ega, la splendida Alice, par laquelle il remporte San Remo, grâce à une mélopée rocailleuse à l’orgue d’église, demande à un philosophe abscond (pléonasme certes) d’écrire les paroles de ses derniers albums.
Il y va Franco Battiato, vise haut, et touche quand même !
Avec sa « petite » musique joyeuse, conviviale, émouvante, troublante, faussement naïve, parfois pédante, roborative, il est une espèce de curé défroqué célébrant une messe fantastique et fantaisiste de variétoche punk gentil, comme du Nirvana à la mandolina. Son œuvre est un cadeau de Noël à Halloween. C’est ça que j’aime chez Battiato ! Sa prétention positive.
Il insuffle à sa chanson pop d’en haut, d’en bas et du milieu, quelque chose de magique, de druidique, de chez Monique, de mystique, quelque chose de Tennessee et de Félicie aussi. Il veut unifier sans simplifier. Intellectualiser relativement sobrement. Vulgariser noblement. Niveler par les cimes. Grande programma ! Avec d’aussi ambitieuses visions son succès commercial tient vraiment du miracle, non ?
Quelques exemples pour la strada :
Dans Sentimiento nuevo

Lo shivaismo tantrico
Di stile dionisiaco
La lotta pornografica dei greci e dei latini
La tua pelle come un’oasi nel deserto ancora mi cattura
Ed bellissimo perdersi in questo incantesimo

Dans Bandiera bianca

C’è chi si mette degli occhiali da sole
per avere più carisma e sintomatico mistero.
Uh! com’è difficile restare padre quando i figli crescono e le mamme imbiancano.

Question graduation : c’est pas du Clolo, encore moins du ses Claudettes, ni du Calogero et (s’il en avait) ses Calogerettes, ni du Craigno et ses Craignettes ! C’est du Battiato avec sa tête. Ecoutez Battiato, il n’est jamais trop tard ! Ça vous donnera un sentiment nouveau qui vous tiendra haut la vie, comme y dit. Restez-moi bien ! Forza Juve, pardon Battiato !
Un bacio et même due ! Ciao.

Jean-Luc Fornelli

Time – Pink Floyd

C’est une grande pochette noire. Car à vrai dire la beauté ne m’intéresse pas. On s’en passe on s’en lasse puis l’on trépasse. Il fallait donc autre chose, une pulsation existentielle.
Pour cela convoquer de vieilles lunes. Un passéisme dont je me serais bien passé : je n’ai pas demandé à voir le jour en même temps qu’Internet, à grandir dans ce siècle intangible. Le millénaire de nos héros d’hier était encore fait de matière. Dans le marbre de leur temps ils ont creusé de profonds sillons où l’on s’encouble toujours. Notre modernité est un miroir lisse, le vertige est donc précieux… La chose est entendue, honneur aux décatis !

C’est une grande pochette noire ornée d’un prisme. Bien sûr cela n’est pas de mon âge, je voue à ces étoiles pâlies une admiration de substitution. Et je les entends déjà, ces idolâtres à mémoire vive. Il y en aura toujours un pour vous faire le récit transpirant d’un concert mythique auquel vous n’auriez pu assister faute d’être né à temps. Puis d’autres pour traîner le pas sur le walk of fame de leurs souvenirs, vous déblatérer un récital de hauts faits, un festival de grands noms comme si cela avait de l’importance. Cela n’en a aucune. Qu’ils aillent se faire voir. L’encyclopédisme est l’acouphène du savoir. Le savoir est l’orgueil des bouchés. L’âme sait écouter ce que l’esprit ne fait qu’entendre.

C’est une grande pochette noire ornée d’un prisme ouvrant la lumière. Pink Floyd, donc. Dark Side of the Moon. J’ai acheté le vinyle sans même avoir de platine. L’idée du son couché dans les replis de la matière noire me suffit. Parfois je place le disque au flanc d’une lueur, je devine les morceaux dans les tressaillements microscopiques du relief – une écoute en creux.
Alors on voit ce morceau, Time, son introduction défigure le sillon. Un tintamarre d’antiquaire, querelle de clochers qui vous hachurent l’oreille en folles sonnailles. Cela aura fini par me réveiller de l’adolescence, sonner le glas de mon insouciance.
Mon enfance pourtant était joyeuse et pluvieuse, en cela si banale qu’il n’y aurait rien à en écrire. Mais viennent ensuite ces mots que l’on croit apercevoir au creux du même sillon : «And then one day you find ten years have got behind you». La lune bat la cadence et le temps s’enfuit. A force de tuer ce compagnon infini, il finira par foutre le camp. Brutale vérité. Il était l’heure de se mettre en route.

C’est une grande pochette noire ornée d’un prisme ouvrant la lumière en arc-en-ciel. L’éblouissement pourtant est à venir, on aimerait pouvoir encore glisser l’ongle dans la commissure de ces lèvres circulaires et minuscules pour entendre le solo dans nos mains. Vingt-quatre mesures d’une telle pureté mélodique que le courage nous vint de prendre aussi une guitare. De lancer le plectre contre des cordes ici presque vocales d’où sort ce chant d’une invraisemblable évidence. Un son ample comme le paysage de la nuit. En point de fuite, ce bend tendu jusqu’au si où vient sourdre une hargne distordue. On la devinait capable d’ouvrir le ciel pour en défigurer toute face cachée.

La beauté n’est qu’un linceul blanc posé sur la vérité. J’y trouve parfois le courage d’exister un peu. Alors je remets le disque dans sa grande pochette noire ornée d’un prisme ouvrant la lumière en arc-en-ciel. Un jour j’achèterai une platine. Il y a un temps pour tout.

Thierry Raboud

Lullaby – The Cure

En 1989, j’ai onze ans, une chaîne hifi avec double lecteur de cassettes, tourne disque sur le dessus et radio FM. Elle est moche mais très pratique pour enregistrer, copier et surtout faire des compils. Bref, une chaîne stéréo bon marché de chez Interdiscount, pas très design, tout en plastique avec un son pourri. À cette époque je n’y accorde vraiment pas d’importance, ni au son, ni à l’apparence. C’est l’un des objets les plus précieux que je possède. J’ai des cassettes et des vinyles aussi : entre des mixs personnels d’enregistrements à la radio, il y a Phil Collins, Madonna, A-Ha, Michael Jackson, Status Quo, Kylie Minogue, The Police, Sidney Youngblood et même le kitchissime Rick Astley. Tout ça, ce n’est pas très rock, plutôt éclectique et très pop, mais totalement dans l’air du temps. J’ai onze ans et je baigne dans la musique.

J’ai aussi onze ans, quand en 1989, à Berlin, dans ma seconde patrie, un mur s’effondre. Une brèche est ouverte. Wind of Change. Gorbatchev et Ronald Reagan se volent la vedette, mais plus pour longtemps. La guerre froide est finie et Pink Floyd joue The Wall dans l’ancien No mans land, juste un an après. We don’t need no education, We don’t need no thought control… C’est le temps de l’ouverture et du changement. À Lausanne, en 1994, je reprendrai en cœur ce refrain avec les 50’000 spectateurs du Stade la Pontaise.

Retour à l’été 89, j’ai toujours onze ans, je suis chez une amie et nous regardons Canal +. A la maison, je n’ai le droit qu’à une utilisation limitée du petit écran. Mes parents se sont décidés finalement à se procurer une télé. Jusqu’à l’âge de huit ans, je n’en avais pas. À la télévision, Marc Toesca présente le top 50 et La Lambada est en première place du classement. Soudain, sur le minuscule écran mon pire cauchemar apparaît… Un homme hirsute et maquillé est couché dans un lit, envahi par les toiles d’araignées, et semble paralysé. Arachnophobie. Une mélodie entêtante accompagne ce qui paraît être une longue agonie dans un rêve éveillé. Dans un coin, une araignée poilue avance sur le rythme donné par un groupe de musiciens ennuyés recouverts de poussière. L’individu sombre dans la gueule béante de la bête et des milliers de bras l’emprisonnent contre le matelas. L’homme araignée va venir me manger. D’un côté, je ne veux pas regarder, je suis terrorisée et mon cerveau d’enfant ne comprend pas ce que cet homme murmure. Cependant, je n’arrive pas à détacher mon regard de la vidéo et la musique me transporte, mi-sensuelle, mi-effrayante. Entre fascination et dégoût, peur et attraction, c’est la première fois que je ressens autant d’émotions à la fois. Cette berceuse sombre diffusée en mauvaise qualité sonore sera le début de ma rencontre avec The Cure et d’une histoire musicale qui n’est toujours pas terminée. En 1989, à onze ans, sur un minuscule écran de télévision dans une ferme chancynoise, j’ai rencontré le groupe qui, par sa musique, saura le mieux me transmettre des émotions et me faire vivre les miennes. Une passion dévorante est née.
On candy stripe legs the Spiderman comes
Softly through the shadow of the evening sun
Stealing past the windows of the blissfully dead
Looking for the victim shivering in bed
Searching out fear in the gathering gloom and
Suddenly
A movement in the corner of the room
And there is nothing I can do
When I realize with fright
That the Spiderman is having me for dinner tonight
Quietly he laughs and shaking his head
Creeps closer now
Closer to the foot of the bed
And softer than shadow and quicker than flies
His arms are all around me and his tongue in my eyes
Be still be calm be quiet now my precious boy
Don’t struggle like that or I will only love you more
For it’s much too late to get away or turn on the light
The Spiderman is having you for dinner tonight
And I feel like I’m being eaten
By a thousand million shivering furry holes
And I know that in the morning I will wake up
In the shivering cold
And the Spiderman is always hungry

Olivia Gerig

Summertime – Janis Joplin

Il y a ses plumes, toutes ses breloques, longs colliers et bracelets profus, ses lunettes rondes et sa chevelure sauvage, autour d’un sourire immense. Aux puces de Saint-Ouen, je n’ai pas encore acquis mes premières Docs Martiens violettes, ni encore fumé de biddies aux senteurs d’eucalyptus. J’ai 13 ans ; je suis accompagnée de ma mère. Nous revenons du quartier des antiquaires, où les prix ne sont plus ce qu’ils étaient, pour échouer devant un bac de disques où je déniche mon premier CD de Janis Joplin. Enregistrement d’un concert avec les Big Brothers, date de sortie : 1972 ; 7 ans avant ma naissance.

Je ne peux pas de suite l’écouter. D’abord il faut reprendre le périf’, rouler jusqu’à notre banlieue plus cossue ; attendre d’être à la maison car la petite voiture de Maman ne bénéficie pas encore de lecteur-CD. En écrivant ces lignes, j’éprouve une soudaine nostalgie pour la non-immédiateté, quand l’attente augmentait l’envie et intensifiait la jouissance.

Janis, elle crie. La chanson 7, je démarre par celle-ci, par une sorte de fétichisme, qui m’amène à penser que ma date de naissance a un impact sur mon degré de chance et ma propension au plaisir ; la 7 sur ce disque, c’est après quelques notes de guitare électrique, un cri. Rauque et perçant tout à la fois, enroué et déchirant ; ça me prend aux tripes et quand je l’écoute encore aujourd’hui, j’en frAsémis sans que le temps m’ait vieillie. C’est un cri qui transperce, plein de drogue et d’alcool, j’en ai la prescience déjà du haut de mes 13 ans, un cri vital, et j’imagine alors que les nouveau-nés poussent ce genre de vagissement à la naissance, quand l’air pour la première fois emplit leurs poumons ; un hurlement d’animal, comme celui de cette femme dont la vie a tant altéré les cordes vocales. Je nais avec elle.

Summertime, time, time
Child, the leaving’s easy

Je ne sais pas ce que je comprends alors des paroles, je m’approprie seulement ce cri, cette tessiture dans l’aigu, cet éraillement qui monte et s’intensifie, qui se brise si haut, qu’il éclate dans mes veines et vrille mes tempes.

Lord, so high…

Ce cri qui s’éternise, défiant le temps, avant de s’adoucir comme une caresse. En fait si, je comprends déjà quelque chose, je saisis dans ma chambre d’enfant déjà, que malgré tout, malgré la suite, ce qui arrivera inévitablement, parce que la vie ce sera cela, des envies et des échecs, il me sera interdit de pleurer ou de m’effondrer. Quoi qu’il arrive.

Baby,
No, no, no, no, don’t you cry.
Don’t you cry!

Quand même, je crois que je pleure alors. C’est trop fort, trop poignant, transperçant, ces guitares saturées sur la voix de cette femme qui m’apprend la foi. Summertime devient la chanson de mes émois et de mes tristesses, de mes futures douleurs adolescentes, la chanson refuge des jours de larmes.

You’re gonna spread your wings,
Child, and take, take to the sky,
Lord, the sky…

C’est fou de naître sur une chanson, de grandir comme ça d’un coup, de revenir de chiner dans les choses du passé et sans crier gare, s’envoler dans la vie en quelques notes de musique, dans ce qu’elle peut nous donner de plus beau, l’espoir, et de plus tragique, le sentiment du danger imminent, de l’écueil ou de l’impossible réalisation. Je ne connais pas encore le mythe d’Icare. Je monte dans les aigus et me shoote à la voix de Joplin. Je ne sais pas que la déception est l’amie cruelle de l’espoir, son alter ego malin, que devant chaque rêve se mire la contrainte. Je me laisse enlacer par Janis, je me laisser bercer, elle m’insuffle le feu sacré de la vie, envers et contre tout.

Honey, n-n-nothing’s going to harm you now,
No, no, no, no, no, no, no, no, no, no, no, no, no, no, no, no
No, no, no, no, no, no, no, no, no, no, no, no, no, no, no, no
No, no, no, no, no, no, no, no, no,
Don’t you cry,
Cry.

Au dîner, me voient-ils, ont-ils compris combien j’avais changé ? Je n’ai plus 13 ans, j’ai ma vie entière ; je suis née au-dessus de leur tête sans qu’ils en devinent rien. Comme ils se trompent ceux qui disent que Summertime est une berceuse pour enfants ; une berceuse, et même plus de mon époque. J’ai de l’air plein les poumons. C’est seulement avec une telle rage de vivre qu’on peut crier si puissamment et devenir adulte.

Julie Moulin