Quand j’ai entendu Walk On The Wild Side pour la première fois je ne parlais pas encore l’anglais, je devais être ado, mais la musique, la basse, le sax à la fin, la voix de Lou Reed et les Doo do doo, doo do doo, doo do doo m’ont tout de suite émue et beaucoup plus. Par le plus pur hasard … ou pas, cette chanson était souvent en arrière-plan d’un moment important … une rencontre, une première fois … Elle fait partie de la bande son de ma vie. Je me suis intéressée aux paroles beaucoup plus tard, il n’y a pas si longtemps en fait et en les découvrant elle m’a encore plus plu. J’aime son côté subversif (elle a été écrite en 1972 et peu de chansons parlaient de sujets tels que la drogue, la prostitution, de transsexuel, de fellation …) et son conseil : Hey babe, take a walk on the wild side … que je n’ai pas forcément suivi. Sur le Web ils disent que ça peut avoir plusieurs traductions possibles : « Viens faire un tour dans la zone », « Viens t’encanailler », « Ne reste pas sur le droit chemin ».
C’est ma chanson préférée et donc la plus belle chanson du monde Doo do doo, doo do doo, doo do doo Hey babe, take a walk on the wild side…
D’où viennent donc ces voix dans ma tête qui me disent que ce n’est pas juste ? D’où viennent donc ces incantations qui me poussent à me révolter ? D’où viennent donc ces idées qui me poussent aux larmes ?
I’m so happy ’cause today I’ve found my friends … They’re in my head
Ce monde n’est pas réel. Il n’est que désillusions et injustices. Je rêve d’une ville où il n’y aurait ni argent, ni politique. Je rêve d’un amour véritable. D’un monde plus juste. Moi, je ne sers à rien. Dans le miroir, une adolescente aux yeux bouffis et cernés, des cheveux devant le visage. En révolte, contre elle-même, contre tout et tous. Elle ne sait plus vraiment pourquoi.
I’m so ugly, but that’s okay, ’cause so are you … We’ve broken our mirrors
Il y a ces cris, ces assiettes qui explosent juste un étage en dessous. Ces disputes incessantes me brisent, me lacèrent les bras et le cœur.
Yeah, yeah, yeah
La fumée de cigarette s’échappe par ma fenêtre entrouverte. Les mégots s’amoncèlent dans le cendrier.
And I’m not scared Light my candles in a daze …
Mon plafond est peint en noir et j’y ai tracé un A entouré d’un cercle blanc. Ni Dieu, ni maître. Une lampe simple blanche diffuse une faible lumière. Le cordon de la lampe pend. Je le regarde. Il m’attire.
Je tire encore une fois sur ma cigarette. La chaleur incandescente se rapproche de mon majeur et de mon index. Je vais me brûler. Non, je ne craquerai pas. Ce serait trop facile.
I like it – I’m not gonna crack I miss you – I’m not gonna crack I love you – I’m not gonna crack I killed you – I’m not gonna crack
Vingt-quatre ans après, j’ai fini par craquer. Mais je vous aime tout de même.
L’exercice qui consiste à se demander quelle chanson est la plus belle du monde est TELLEMENT difficile, c’est à en attraper une migraine, à devenir fou, à jeter toutes ses notes à la poubelle.
En effet, comment faire un tel choix lorsque, comme moi, mettre de la musique est la première chose que l’on fait au réveil, qu’elle nous poursuit tout au long de la journée, jusqu’aux concerts quotidiens du soir, jusqu’aux DJ’s de fin de soirée et qu’on s’écoute encore un petit morceau avant de s’endormir?
Et par où commencer pour faire le tri? La chansonnette de Brassens que l’on fredonne pour se mettre de bonne humeur au petit déj’? Le rap bien dépressif que l’on écoute face à la pluie en allant travailler? Le bon rockabilly qui sort des enceintes du sac à dos, quand on zigzague sur son vélo en plein soleil d’été? La vieille démo – en cassette, bien sûr – d’un obscur groupe de punk français enregistré en live avec un seul micro au plafond mais qui fait remonter tant de souvenirs: la bière tiède, le rire des copines, l’odeur du squatt au petit matin?
J’avais d’abord pensé à L’École de la Rue, de OTH, souvenir lointain, jeune ado, d’un début de soirée dans un squatt bien paumé où tout les punks hurlaient les paroles de cette chanson antiscolaire: « …ceux qui savent que leur avenir, ils ne le gagneront pas sur les bancs… » Mais je me suis dit que je ne pouvais pas citer OTH au déficit des Bérurier Noir, mythique groupe qui m’a fait devenir punk dès les premières secondes d’écoute de La Mère Noël sur un vieux magnéto au son grinçant.
Mais il est trop facile de citer un groupe aussi connu (pourquoi pas The Exploited, pendant qu’on y est?), c’est un peu comme répondre « Picasso » quand on cherche à citer un peintre et qu’aucun autre nom ne vient à l’esprit, trahissant par là un manque de culture picturale alarmant.
Alors il faudrait peut être piocher dans le classique. Ces montées incroyables, qui retombent en alternance dans un silence de plomb. La 9ème de Dvorak, la 9ème de Beethoven…qu’est-ce qu’ils ont tous à réussir la 9ème mieux que les huit précédentes? Mais du classique je ne connais que les plus célèbres et je passerai donc pour un plouc, comme dans l’exemple précédent.
Mon astuce consiste donc de prendre un mélange des deux: des sons inspirants la musique de film, avec ce qu’il faut de rock pour décoller. Et qui ferait ça aussi bien que le Metal ?
En l’occurence j’ai choisi The Serpentine Offering de Dimmu Borgir.
Les premières secondes commencent très doucement – c’est la chanson d’introduction de l’album, une sorte de grondement accompagné d’un son de cloche, puis ça monte dans les aigus, vite rejoint par les cuivres, très graves, très lourds; tandis qu’un son de voix caverneux, une mélopée diabolique apparaît. Et là, c’est l’explosion de la batterie, d’une rapidité renversante, accompagnée d’une lente mélodie des grandes orgues de l’Apocalypse. Le chant commence alors, rauque et aïgu à la fois, lent, typique du Black Metal Symphonique. « I am hatred, darkness and despair! » Les guitares électrique commencent à cracher. Une courte pause mélodique, puis le chant reprend, d’une voix de goule, scandant le refrain: « Hear my offering, ye bastard sons and daughters: share my sacrifice! Share my sacrifice! ».
Toute l’imagerie du Black Metal est là: le feu, l’acier, la roche glacée, le ciel se couvrant de noir. Encore un cri et la terre s’ouvre, précipitant le monde dans les abîmes infernales tandis que les hordes démoniaques se répandent sur la terre…n’y a-il donc nul espoir? Hélas, non.
Tandis que le morceau se termine d’un coup sec, je jette un coup d’œil dans le miroir: mon regard est devenu plus sombre, mon sourire est plus méchant et mes cheveux semblent étrangement avoir poussés.
Tout s’était terminé le jour-même où tout avait commencé. Un début présage une fin, irrémédiablement. Impermanence. Mais pas aussi vite, pas aussi brutalement. Utopie d’une possibilité et d’un absolu, d’un sentiment si grand qu’il balayait tout sur son passage. C’était tout simplement impossible.
Tu avais gravé ce constat dans ma chair à vif. En ce matin glacial et enneigé. En ce lendemain d’un moment inespéré de grâce partagé.
La neige avait recouvert le sol et les arbres en une nuit. Comme si la chaleur de la soirée n’avait jamais existé. Un froid glacial avait tout envahi et s’était propagé dans les moindres recoins de mon corps et de mon âme. A partir de ce triste matin, nous avons sombré ensemble. Mon cœur est devenu gris et froid. Le tien s’est renfermé encore plus. Je ne l’entendais plus, je ne l’entendrais plus jamais. D’ailleurs, l’avais-je un jour vraiment senti battre ?
Et pourtant, il y avait l’attente impatiente de se revoir enfin, libres.
Ce concert, dans cette ville, chère à ton cœur. De la musique, des gens, je m’étais sentie si vivante, croyant l’espace d’un instant que notre rêve se réalisait. Pourtant, le message d’Arcade Fire avait été clair ce soir-là. Sourde, je l’avais ignoré :
“My body is a cage that keeps me From dancing with the one I love But my mind holds the key…”
Tu avais déjà verrouillé ton cœur. Raison vs Sentiments. L’éternelle question. Choisir.
Moi, j’avais foncé, mais toi, tu n’y arriverais pas.
Dès ce jour, je me suis mise à haïr l’espoir, cette porte laissée entrouverte. En traître, la réalité n’avait pris que peu de temps pour nous rattraper. Aussi brutale qu’un coup de poignard, en plein milieu du cœur. Impossible. Absolu. Impossible. On m’arrache le cœur. Je m’effondre.
Mon cœur s’est éteint, cette nuit-là, vers 5h00 du matin.
Entre une porte cochère et le store baissé d’une terrasse.
Nous nous sommes embrassés, enlacés, dans cette rue déserte, protégés par l’obscurité.
Le monde autour de nous n’existait plus. Ni peur, ni froid, ni peine, ni espoir.
Juste le temps d’une ou deux chansons.
La terre continuait sa ronde pendant ce temps.
Seuls, chacun de notre côté, la réalité à affronter.
La chute est entamée, dès que le mot « impossible » a été prononcé.
La porte du taxi se referme.
Mes larmes se solidifient sur mes joues.
Tu n’es plus là et tu ne le seras jamais.
Le rêve s’est disloqué sur le sol gelé.
Je ne te croirai plus quand tu me chanteras :
“Angel, Angel don’t take your life tonight I know they take and that they take in turn and they give you nothing real for yourself in return and when they’ve used you and they’ve broken you and wasted all your money and cast your shell aside and when they’ve bought you and they’ve sold you and they’ve billed you for the pleasure and they’ve made your parents cry I will be here BELIEVE ME I will be here …believe me Angel, don’t take your life some people have got no pride they do not understand the Urgency of life but I love you more than life I love you more than life” I love you more than life I love you more than life “
La chanson que je considère la plus belle au monde n’est certainement pas la meilleure… Comme chaque parent ou presque qui trouve que son enfant est le plus beau, ma chanson préférée est celle que je n’ai pas su écrire, mais j’ai a eu la chance d’assister à sa mise au monde… Dans un lieu moins aseptisé qu’un bloc opératoire, la plage d’Itapoa, près de Bahia au Brésil, pendant les merveilleuses années 70… Georges Moustaki composa La Philosophie (Batucada) (« Nous avons toute la vie… », etc.) entre étreintes et libations…
Tout le reste est de l’ordre de l’intime et je ne réussis pas à l’exprimer…
Y’a les chansons qui t’évoquent des souvenirs, qui frappent à la porte de ta mémoire, plus ou moins brusquement, viennent gratter dans le mille, dans la chair qu’on a froide et qui taillent sous la peau. Y’a ces chansons qui questionnent, qui dérangent, qui portent haut ta voix, ce que t’as en toi, qui mettent des mots, qui galvanisent, qui te font te sentir moins seul. Y’a ces vers que t’admires, que t’aurais aimé écrire, qui te laissent con tant ils disent tout en si peu, si bien, juste la substance, juste l’essence, et la mélodie qui fait sens.
Et puis y’a ces chansons qui ont tout, sublime alchimie qui te retourne, que tu prends dans la gueule, qui te filent le vertige, qui grattent tout et partout, qui creusent, qui transpercent, bien profond sous la peau, qui bouleversent. Cette chanson me bouleverse. Elle me traverse de part en part.
Toujours la même sensation entre la mâchoire et les omoplates, la même intensité, le même vide abyssal. Trop d’évocations. Trop de souvenirs. Trop de visions. Cette chanson me dépasse, elle me rend trop humain, bancal, au bord du précipice de la pensée.
Elle est sublime dans son sens infini. Parce qu’elle porte tant, tant de sens, tant d’enjeu, tant d’histoire, tant de questions. Dès ses premières notes de synthé qui déroutent. A chaque fois. Le même impact. Le même lourd frisson parti du haut du dos. Le même souffle court, les yeux noyés, le nœud dans la gorge, la bouche entrouverte. A chaque fois. C’est inscrit en moi.
Abderrahmane, Martin, David, et si le Ciel était vide ?
Boum ! K.O. d’entrée. Deux vers, et le poids colossal de millénaires ensanglantés sur les épaules, le poids gigantesque et indécent de millions de prières dans le vide, de millions de morts pour rien (ou pour le simple plaisir de zigouiller). Et si… Le simple fait de soulever la question. Qu’on s’est déjà posée mille fois, bien sûr, mais… Et si… Si bien posée. Et en écho toutes les fondations prêtent à s’effriter, toute cette culture qui nous a faits, dans laquelle on a baigné, qui nous a façonnés, qui nous façonne tous, jusqu’au plus athée.
Tout ça en équilibre. Et si…
Et ces images qui remontent à la tronche, ces souvenirs d’enfance, toutes ces processions, ces jolis cantiques (antidouleurs?), ces têtes inclinées… Toutes ces certitudes. Tous ces bréviaires. Et tous ces espoirs. Tout cet amour. Tout ce partage. Qu’on ait la foi ou qu’on ne l’ait pas, qu’on l’ait perdue ou jamais cherchée, ça nous façonne. Et si…
Tant d’angélus. Tant d’obscurantisme. Tant de peurs souhaitées. Tant de lâcheté. Tant d’œillères. Tant d’intégrisme. Tant de revolvers. Tant de troupeaux. Tant de textes bafoués. Tant de prophètes détournés. Tant d’œuvres anéanties. Tant de haine.
Au dixième mois de l’année qui ouvrait notre nouveau millénaire, sous le signe de la violence et au seuil de l‘incertitude de mes vingt ans, je découvrais que l’on pouvait disparaître complétement. C’est dès lors que je me suis mis à naviguer sur les fréquences de l’introspection, c’était une vérité, il suffisait de l’entendre.
Comme une brume venant recouvrir les arbres à la saison où ils se dénudent pour mieux s’en aller dormir, une nappe sonore grave et profonde m’empaquetait…Un instant plus tard un decrescendo, un hallali, m’ouvrait la voie de la dématérialisation. Je ne parle ni de téléportation, ni même de physique quantique, mais bien d’une incarnation à soi qui débute par la déconstruction de ce qui ne nous convient pas…Une métaphysique concrète !
Flanqué dans ma solitude urbaine et existentielle, les premiers mots vinrent à moi tel l’inespérée. En voici un extrait : « That there That’s not me»…plus loin, il est dit : « I’m not here I’m not here »…Chemin faisant, j’étais accompagné par une mélodie à la guitare sèche. Elle se voulait rassurante, bienveillante. Cette ritournelle n’était pas seule ! Il y avait le murmure et la chaleur lointaine d’une ligne de basse à contretemps. Ce contretemps, me remémorant les obstacles à esquiver sur le sentier de l’absence à soi…
Le long de cette odyssée torturée mais si belle, un feu d’artifice d’émotions m’était concédé. En guise de bouquet final, une cascade de violons se déversait au creux de mon âme et me délivrait en me guidant vers la source de ma lumière. Il m’était concédé une issue de secours, la liberté d’être et de disparaître quand bon me semble ! Je n’étais plus seul, je découvrais ma présence…
Depuis, je sais que lorsque je me trouve contrit dans mes négations d’exister, je peux me retrouver sous le firmament de mes vérités cachées. Il existe une mappe pour m’y rendre…C’est un mode d’emploi vers sa propre essence que nous offre cette chanson, la bande son des moments absurdes qui ponctue notre quotidien. Le message donné se veut positif encore faut-il savoir l’entendre…
Ayant tenté maintes fois la dictature du bonheur à l’emporter et à court terme, la meilleure solution a été cette fuite en avant. Certains pourfendeurs de la mélancolie vous le diront : « C’est triste ! ». Je leur rétorquerai : « Oui, c’est vrai ! Mais afin d’effleurer la fugacité de l’éternité, c’est au travers de ce sentiment que l’on prend la valeur de ce qui nous échappe. »
Alors, non, je ne laisserai jamais personne dire que ce n’est pas la plus belle chanson du monde !
ACTE I – LULU
1961. Pour l’heure, seul le calendrier indique que les années soixante ont débuté. Ni Dylan, ni les Beatles n’ont encore sorti d’album et les Américains ignorent que leur engagement progressif au Vietnam débouchera bientôt sur un traumatisme national. La grande peur du moment, c’est la guerre froide et sa course aux armements, un thème qu’Hollywood n’a d’ailleurs pas tardé à exploiter. Gregory Peck et Ava Gardner partagent l’affiche du Dernier rivage, l’histoire d’une poignée de rescapés d’un conflit atomique qui entretiennent le vain espoir de trouver d’autres survivants, pendant que petit à petit les radiations gagnent l’ensemble de la planète. Le film ne recueille qu’un succès mitigé, mais il marque l’esprit d’une jeune fille qui en parle avec ses amis tard dans la soirée. Elle a vingt ans, elle vient du Canada, et son nom c’est Bonnie.
Cette nuit-là, à Los Angeles, le sommeil ne lui venant pas, Bonnie Dobson imagine le dialogue funeste d’un couple au lendemain du cataclysme nucléaire. Les mots sont simples, la suite d’accords guère plus sophistiquée. Elle étrenne sa chanson en août, au festival de Mariposa, en Ontario, et publie l’année suivante un enregistrement public au tirage confidentiel, Live at Folk City, où on peut entendre sa voix jeune et cristalline déclarer: « This is a song about Morning Dew, and I hope that it never falls on us. » L’émotion est déjà présente, mais sans doute fallait-il avoir l’oreille d’un songwriter tel que Fred Neil pour déceler le potentiel de la composition.
Avec Vince Martin, en 1964, Fred Neil double la guitare acoustique d’une ligne de basse et accentue l’intensité dramatique du texte, qu’il retouche légèrement. Effort louable, mais pas encore de quoi faire passer la chanson à la postérité. Le pas décisif, c’est Tim Rose qui l’effectue deux ans plus tard. Il ajoute une batterie, passe la basse en surmultipliée et laisse exploser sa voix. Au passage, comme il l’avait déjà fait avec Hey Joe, il s’arroge un quart des droits d’auteur pour une soi-disant adaptation des paroles. Cavalier certes, mais pas tout à fait immérité, car à partir de là, Morning Dew ne va cesser de se faire entendre et reprendre, notamment par The Grateful Dead, le groupe emblématique de la scène hippie de San Francisco.
Au mois de juin 1967, Morning Dew déferle sur les îles britanniques en mode freakbeat. Procol Harum la joue en direct pour la BBC tandis que sort un 45 tours signé Episode Six, un groupe où figurent certains Ian Gillan et Roger Glover qui feront plus tard les beaux jours de Deep Purple. Six mois plus tard, cette aristocratie du rock pur et dur va pourtant être battue à plate couture par une gamine.
Lulu n’a que 19 ans, mais elle a de la bouteille. Elle chantait déjà dans les boîtes de Glasgow à l’époque où Bonnie Dobson fréquentait les cinémas de Los Angeles. Mickie Most, le grand faiseur de tubes du moment, produit la chanson; John Paul Jones, futur Led Zeppelin, est à la baguette. Mais qu’on ne s’y trompe pas, celle qui fait la différence, c’est la gamine qui déclare à la BBC: « I keep trying of a new way of describing this next song, but there really only is one way. And that is to say that the beauty of it lies in the simplicity of the lyrics. »
Manifestement, cette simplicité transcende ses interprètes. Quelle voix! Trois comme elle sur le mur d’Hadrien et jamais les Anglais ne se risquaient plus loin. Envoûtée par les sorcières de Macbeth, Lulu extrait Morning Dew des brumes des Highlands pour la faire culminer au firmament de la pop.
ACTE II – NAZARETH
En 1968, le déferlement continue. En Irlande avec Sugar Shack, en Nouvelle-Zélande avec The Avengers ou aux Pays-Bas avec The Whiskers, dont la version vaut le détour. En Italie, I Corvi modifient le titre en Questo è Giusto, tandis qu’en France, il devient Mama, Dis-moi pourquoi dans la bouche de Josiane Grizeau, qui a tout juste 20 ans et se fait appeler Séverine. La chanson continue bien sûr de faire école en Amérique. Nova Local passe Morning Dew au kaléidoscope et la ressort en mode psychédélique. Lee Hazlewood, le prolifique moustachu qui signe tous les tubes de Nancy Sinatra, lui apporte une subtile coloration country.
Cette année-là, cependant, le climat social se durcit, et la musique aussi. En mai, pendant que les étudiants hérissent des barricades dans les rues de Paris, une bande de gringalets fait deux brèves incursions dans les studios d’Abbey Road. Il en résultera Truth, un album qui va servir de modèle à Jimmy Page pour le premier Led Zeppelin, et qui sous bien des aspects lui demeure supérieur. Il faut dire que Jeff Beck est à la Stratocaster ce que Niccolò Paganini est au Stradivarius et qu’il y a là Ron Wood, qui finira sa carrière chez les Rolling Stones, Rod Stewart, qui hissera la croix de St Andrews au sommet des hit parades, ou encore Ken Scott, l’ingénieur à qui Bowie confiera le son de ses premiers albums. Origines écossaises du chanteur oblige, leur version de Morning Dew débute sur un air de cornemuse, le calme avant une bataille où la voix rauque de Stewart affronte les effets wah-wah déchaînés de Beck. Rarement l’expression «ça déchire» n’aura semblé plus appropriée.
Le clou, qui paraît pourtant bien planté, ne demande qu’à être enfoncé. La chanson revient en force dans l’histoire du rock en 1971, une nouvelle fois avec une version qui en a sous le kilt. Ni les critiques éclairés ni les fans du groupe écossais n’ont jamais fait grand cas du premier album de Nazareth, à tort! Plus dynamique qu’un Black Sabbath, plus lourd qu’un Led Zeppelin et plus propre qu’un Deep Purple, ce disque entrouvre les portes du heavy metal.
Un hymne folk étiré sur sept minutes et boosté aux amphétamines s’impose comme la pièce maîtresse de cette œuvre mégalithique. Oubliez Paranoïd, Whole Lotta Love ou Smoke on the Water, la chanson qui met le hard rock à genou se nomme Morning Dew.
ACTE III – BONNIE DOBSON
Comme un talisman protecteur, Morning Dew n’a cessé de marquer les débuts de carrière d’artistes précurseurs et de s’inscrire à l’avant-garde des courants musicaux. On retrouve la chanson en 1968 sur le premier Krokodil, un groupe qui aurait tout raflé dans la catégorie Krautrock s’il avait été allemand plutôt que zurichois. La version soul jazz que Selena Jones propose en 1970 n’a qu’un intérêt anecdotique, mais celle de Blue Mink de 1972, dans un genre qu’on qualifierait aujourd’hui de breakbeat, est très en avance sur son temps. En 1987, alors que le rock industriel est en plein essor, le grunge fait ses premiers pas. Cette année-là, deux nouvelles versions de Morning Dew voient le jour, celle des Berlinois d’Einstürzende Neubauten et celle des Screaming Trees, un groupe de la côte nord-ouest emmené par Mark Lanegan. Devo leur emboîte le pas en 1990 avec une décevante version électro (à l’impossible nul n’est tenu).
En 2002, c’est dans un style plus classique que Robert Plant ajoute Morning Dew à son répertoire. Dans un concert, en 2015, il raconte sa surprise lorsqu’il a rencontré son auteure dans les années soixante. « I was totally unaware that this spectacular piece of music had been written by the great […] Bonnie Dobson », dit-il en l’invitant sur scène pour un duo. La classe, ça ne s’invente pas.
L’adoubement par les plus grands, Bonnie Dobson ne devrait pourtant pas en avoir besoin. Elle avait fini, en 1969, par enregistrer sa propre version studio. C’était ce qui s’appelle remettre l’église au milieu du village. Sa chanson ne doit rien à personne, pas plus que sa voix n’a à envier quoi que ce soit à quiconque. Morning Dew, de et par Bonnie Dobson, est aussi, et peut-être avant tout, un monument du folk.
Il est des chansons qui nous accompagnent notre vie durant. Ce sont le plus souvent des chansons à texte ou même des chants religieux, dont le pouvoir d’envoûtement demeure intact après des décennies d’odyssée. Elles ne sont pas éternelles, elles sont actuelles ; c’est-à-dire qu’elles s’inscrivent dans un perpétuel présent. D’où sans doute leur incomparable puissance. Il serait faux de penser que nous réécoutons ces chansons, parce que ce sont plutôt elles qui nous écoutent, et qu’une année sans leur rendre visite est une année perdue. Je songe ici aux paroles des fortes chansons qui nous ont accompagnés.
Nous n’aimerions pas, à leur propos, parler aujourd’hui de parenté de sang, mais ces chansons où joue le moi d’une façon inégalable finissent par se mêler si intimement avec ce moi qu’on n’est plus trop certain de pouvoir décider, entre elles et nous, qui est le vrai porteur de l’identité. On sait étonnement vite quelle est pour nous la chanson idéale, et cette connaissance n’est pas fondée sur une connaissance de soi (toujours lacunaire, il faut bien l’admettre) mais sur le fait, autrement plus profond, qu’une chanson et une personnalité sont indissolublement liés. Il serait erroné d’imaginer que cette union provienne uniquement d’un sentiment partagé. Non, il faut chercher la cause de cette attraction ailleurs que dans une communion affective. Nous deux, de Ferré semble aller au-delà d’un seul amour réciproque.
Je crois que le propre de ce phénomène réside dans le fait qu’une véritable œuvre implique d’autres œuvres. Telle chanson de Brel en appelle une autre, de Ferré, de Barbara, de Brassens et, comme une sorte de mille-feuilles dont chaque étage entre en résonance avec d’autres étages, elle nous transporte aux différents degrés de nous-mêmes. Tant et si bien que la complexité des textes mise en réseau trouve un répondant dans la complexité des âmes et de leurs désirs. C’est ainsi que les hommes vivent ! Et leurs baisers au loin les suivent.
Ainsi, au moment où nous habite ce phénomène de résonance, une sorte de vague intérieure nous emporte et on reste là, debout face à la mer, à écouter les voix intérieures alors que la lumière prend la couleur de l’étain. Un vent frais vous fouette le visage avec des odeurs de nuit ; on entre dans un bar, on commande un bock de bière, et on regarde loin derrière la glace du comptoir, tandis que les paroles de Ferré se lèvent en nous :
Moi, qui ai tant besoin de dire, montrer, partager. Bien qu’habile dans l’action de créer, l’œuvre n’est jamais qu’une pauvre copie de ce que contient ma peau. Mon art, il est prisonnier de ma chair.
Sur un canevas, je crache du noir, du gris, du blanc jauni. Retournez-moi, vous verrez ce que le cercle chromatique a omis d’inventer! Je suis prête, prête à être à découvert, mais de mon enveloppe élastique et hermétique, il m’est impossible de sortir. Alors, je m’entête à cette idée qui m’embête. Une fracture du crâne laisserait-elle suinter un peu de ce qui m’habite?
Bah! Même tous ces mots qui viennent du bout de mes doigts n’arrivent pas à révéler ce qu’éprouve mon corps. Mais je vais bien. Je suis un peu moins seule avec cette chanson qui, il me semble, vit la même chose que moi.
Et je ne laisserai personne, je dis bien personne, dire que cette chanson n’est pas la plus belle du monde.