La java des bombes atomiques – Boris Vian

J’avance, étourdie, sur la grande place de Pripyat, devenue célèbre en avril 1986. Mon compteur Geiger grésille, pas question de deviser peinard avec KK, la traductrice, ou de savourer un sandwich en m’asseyant sur l’un des manèges à l’abandon, ou alors, au retour, je serai coincée au check-point, où le militaire de service me permettra de rentrer à Kiev… à poil, mes vêtements étant détruits illico, car trop irradiés.

La place venait d’être aménagée au cœur de la ville fantôme, où le silence est si pesant qu’il en est irréel et assez angoissant. La grande roue est toujours là, rouillée, mais vaillante. Elle devait accueillir la population pour fêter le 1er mai. Mais, un feu d’artifice tout à fait impromptu et autrement plus conséquent que trois pétards allumés pour la fête du travail, mit un terme à la carrière de la grande roue et des autres attractions. Le 26 avril à 1h23 du matin, le réacteur numéro 4 de la centrale nucléaire de Tchernobyl passa à la vitesse supérieure de la fusion. Son cœur s’embrasa. On connaît la suite.

Je traverse la place et Boris Vian s’en mêle : « Mon oncle, un fameux bricoleur, faisait en amateur des bombes atomiques… sans avoir jamais rien appris, c’était un vrai génie question travaux pratiques, il s’enfermait tout’ la journée au fond d’son atelier pour fair’ des expériences et le soir il rentrait chez nous et nous mettait en trans’ en nous racontant tout. »

Vingt-sept ans plus tard, la ville construite en 1970 pour les employés de Tchernobyl, Pripyat, tient encore debout. Du solide, l’architecture de la Grande Union soviétique, faite pour durer, contre vents, marées et souffle atomique. Je ne décompte qu’une maison en ruines. Les autres sont peu à peu mangées par la flore qui se moque bien du danger nucléaire. La nature a tout son temps. « Pour fabriquer une bombe A, mes enfants croyez-moi, c’est vraiment de la tarte, la question du détonateur s’résout en un quart d’heure, c’est de celles qu’on écarte… »

Sentiment morbide ? Même pas, sidération plutôt, pour le génie destructeur de l’homo sapiens. Ado, j’adorais cette chanson que j’entamais comme une rengaine, au grand dam de ma mère qui me répétait que je ne savais rien de la bombe atomique… il est vrai qu’elle-même, dans son patelin jurassien, avait beaucoup souffert du double drame d’Hiroshima et Nagasaki ! « En c’qui concerne la bombe H c’est pas beaucoup plus vach’ mais une chose me tourmente, c’est qu’celles de ma fabrication ont un rayon d’action de trois mètres cinquante, ya quéqu’chos’ qui cloche là-d’dans, j’y retourne immédiatement. »
Les rues s’étirent, défoncées par la flore qui crève le bitume. Un pommier a fleuri près de la Maison de commune, toujours massive, rigide, imposante, érigée sur une autre place qui devait se vouloir accueillante, aérée, avec ses coins de jardin, ses larges escaliers où les amoureux se retrouvaient. Des pommes à la pelure veloutée, mûres à point et très appétissantes me font de l’œil. Pas le temps d’interroger KK, que déjà elle me tape sur les doigts, terrorisée. Ces fruits juteux sont comme autant de bouchées de mort subite. Le compteur Geiger lui donne raison. « …voilà des mois et des années que j’essaye d’augmenter la portée de ma bombe, et je n’me suis pas rendu compte que la seule chose qui compte c’est l’endroit où s’qu’elle tombe. Y a quéqu’chose qui cloch’ là-d’dans, j’y retourne immédiat’ment. »

A peine plus loin, le théâtre, le cinéma, la salle de spectacles, son grand piano à queue impeccablement ciré. « Les Stalkers font des apparitions à Pripyat, me raconte le journaliste de Kiev qui nous accompagne, ils font des interventions dans la ville martyre, ce sont les fantômes de Pripyat, ils ne l’ont jamais abandonnée malgré l’interdiction d’y séjourner. L’un d’eux joue du piano parfois, il a entretenu l’instrument. Il réalisent des dessins sur les murs de la ville morte, ou introduisent des taggeurs de renom qui laissent leur marque. » Il suffit de se balader dans les rues léchées par le mutisme et le vent fripon, pour apercevoir les innombrables tags qui interpellent la solitude. Parmi eux, de vraies œuvres d’art qui dénoncent le nucléaire : personnages noirs fuyants, enfants jouant à la balle, faussement innocents et de nombreux visages tordus par l’horreur ambiante. Au bout d’une artère, le Pripyat, 710 kilomètres, draine encore des radioisotopes. Il flâne au pied d’un hôtel first class de l’époque. Tout n’est que ruines, même si le bâtiment tient tête au carnage du temps. Le ponton qui permettait aux bateaux d’accoster à la terrasse est à demi effondré, le métal tordu des barrières grince doucement au-dessus du cours paisible de l’eau toujours gravement polluée, où sont échoués, à demi enfouis dans la rivière, des bateaux, irradiés eux aussi. J’approche le compteur Geiger du sol, près du Pripyat, il s’affole.

Chacun peut arpenter les rues de la ville morte. Et constater par soi-même l’étendue des dégâts. Et pourtant, les politiques continuent de nous vendre le nucléaire… « sachant proche le résultat, tous les grands chefs d’Etat lui ont rendu visite, il les reçut et s’excusa de ce que sa cagna était aussi petite, mais sitôt qu’ils sont tous entrés, il les a enfermés en disant soyez sages, et quand la bombe a explosé, de tous ces personnages il n’en est rien resté. Tonton devant ce résultat ne se dégonfla pas et joua les andouilles, au Tribunal on l’a traîné et devant les jurés le voilà qui bafouille : Messieurs c’est un hasard affreux,
mais je jure devant Dieu en mon âme et conscience, qu’en détruisant tous ces tordus, je suis bien convaincu d’avoir servi la France. On était dans l’embarras, alors on l’condamna et puis on l’amnistia. Et l’pays reconnaissant l’élu immédiat’ment chef du gouvernement. »
M’en retournant à Tchernobyl, à trois kilomètres du centre de Pripyat, sur la route qui côtoie le célèbre quatrième réacteur, dont le coffrage est actuellement aussi étanche qu’une feuille de papier journal en cas d’orage, je me demande pourquoi seul Boris était lucide en ce qui concerne ces édiles qui nous tuent à petit feu.

Bernadette Richard

L’arbre noir – Nino Ferrer

Difficile de situer Nino Ferrer dans le paysage musical hexagonal pour qui n’a pas baigné dans la chanson française depuis son plus jeune âge.

Déjà, on le confond. Ferrer l’Ardéchois, qui donnait dans la variété provinciale ? Ou bien l’autre Ferré, avec les longs cheveux gris, celui qui faisait du slam quarante ans avant Grand Corps Malade ?

C’est lequel Nino ? L’autre, c’est Jean. Ou alors c’est Léo. Voilà, il y a Jean et Léo. Et Nino alors, c’est encore un autre Ferrer ? Nino, ça pourrait être le mec qui chantait Mirza. Et Les cornichons et Le téléfon, toutes ces chansons avec des rimes à la con. Et puis Le Sud, bien sûr. Voilà, on situe Nino Ferrer maintenant. On peut stocker l’information quelque part dans sa tête, ça peut toujours être utile dans un blind test. Sauf qu’au au prochain blind test, on entend Une belle histoire, Pour un flirt avec toi ou Les élucubrations, et à chaque fois, on hurle Nino Ferrer ! On se paie la honte, on perd des points et on se demande de nouveau avec qui on confond Nino. Ça pourrait durer comme ça plus d’un million d’années.

Jusqu’à ce qu’on entende L’arbre noir.

Et là, il ne faut que trois secondes. Une seule mesure suffit pour prendre la mesure du gouffre qui sépare ces quelques notes des véritables variétés verdâtres si longtemps portées par les ondes francophones. L’attaque est franche mais subtile, pas dans le genre Whole Lotta Love ou cinquième de Beethoven, mais avec une variation sur un accord mineur par une guitare acoustique. Puis une six-cordes électrique se manifeste en douceur, juste pour signaler qu’elle est là, tandis que la voix se glisse dans sa mélodie. Et c’est le choc, car Nino chante en français ! Du rock. Pas de la variété, ni de la chanson française ou de la French pop, non, du rock. L’hypothèse saugrenue, à laquelle seuls s’accrochaient encore quelques fans de Johnny de mauvaise foi, se voit ainsi validée: le rock peut se chanter en français. Même que ça fait bizarre de comprendre les paroles. «Rien n’a changé, tout est pareil, tout est pourtant si différent», des mots simples et percutants défilent en une valse sans espoir, jusqu’à ce que la voix se taise et laisse place à l’écho du magistral solo de Micky Finn. Le son évoque les meilleures heures de David Gilmour, Stephen Stills ou Rory Gallagher, autre guitariste irlandais de génie dont la carrière eut été toute autre si ses origines l’avaient incité à davantage de tempérance. Les débuts de Micky avaient en effet été prometteurs, avec l’enregistrement, en compagnie d’un jeune musicien du nom de Jimmy Page, de The sporting life, un morceau de rhythm’n’blues qui n’aurait en rien dépareillé la programmation du Marquee en 1965 à Londres. Les lendemains ont déchanté, jusqu’à sa providentielle rencontre avec Nino Ferrer avec qui il a participé tout au long des années 70 à la création d’une œuvre monumentale. Car après la première écoute de L’arbre noir, on ne demande qu’à en découvrir davantage, le plus vite possible, démarche pour une fois simplifiée par l’existence d’une intégrale Nino Ferrer disponible à vil prix.

Et là, ce qu’on entend, on ne le comprend pas. C’est irréparable, La rua Madureira, La Maison près de la fontaine, autant de merveilles de la chanson française inexplicablement absentes des émissions nostalgiques. Et les albums ! Métronomie, entre rock psychédélique et progressif, Nino and Radiah et son folk sudiste, le très rock Blanat où figure L’arbre noir, Véritables variétés verdâtres, avec son incroyable Ouessant, un tube disco-prog instrumental sans aucun équivalent dans la musique anglo-saxonne. Était-ce pour ne pas faire d’ombre à une production hexagonale de piètre qualité que ces chefs d’œuvre ont été ignorés? On en viendrait à croire aux théories du complot.

Enregistré en 76, mixé en 78, paru en 79, L’arbre noir avait été composé vingt ans plus tôt. A travers son écorce suinte une sève de tristesse qui au fil des années n’a jamais quitté Nino Ferrer, une tristesse qu’il a vainement essayé de tromper en faisant le clown dans les années 60 et qu’il n’a pu sublimer dans les années 70 qu’à travers le rock, inscrivant dans l’histoire musicale une empreinte qui trouve sa place juste à mi-chemin entre Jacques Brel et Pink Floyd.

C’est assez facile à situer, non ?

Stéphane Genilloud

https://www.youtube.com/watch?v=znp0eaGWTOA

Droïde Song – Hubert-Félix Thiéfaine

« Avant de m’enfoncer plus loin dans les égouts / Pour voir si l’océan se trouve toujours au bout… »

160 à l’heure, au moins, mon frère est au volant et nous sommes en route pour la Hollande de nos 18-20 ans dans la voiture rutilante de maman, empruntée pour la cause. Une Rover 620 SI british green, intérieur cuir pâle. Faux bois sur le tableau de bord. À cette vitesse là, peu importe la coque d’acier qui t’entoure. C’est une sorte de purgatoire. En deux heures aller-retour-y-compris-rouler-un-joint-dans-le-coffeeshop-bien-comptées, nous allions chercher de quoi fuir un peu. Pétards toujours, champignons parfois. Fuir le destin d’enfants gâtés à qui on demande à présent des comptes. Fuir Bruxelles et le difficile choix des études supérieures pour lui, l’ainé, et la quête d’une école secondaire qui m’accepterait encore, moi le cadet aux multiples redoublements et au dossier disciplinaire déjà bien rempli. Fuir le paradoxe toxique des limites parentales mal tenues, des cadeaux donnés puis reprochés au vu des échecs scolaires répétés. Fuir cette chape de plomb qu’est l’éducation petite bourgeoise que nous recevions, avec ses valeurs molles, sa glu de jugements à l’emporte pièce et son intolérance aux destins différents qui salissait les nuages. Nous avions tout, paraît-il. Que nous fallait-il de plus ?

« Droïde équalisé sans désir de chaleur / Avec mes sentiments sur microprocesseur »

Nos parents n’étaient pas fiers de nous et peut-être pas fiers d’eux-mêmes, tant nos séances de fumette et de glande leur échappaient. Depuis quelques mois cependant, ils savaient. Ils savaient tout. Enfin, presque tout. Nous « montions » en Hollande avec la voiture, mon frère et moi, ensemble, séparés ou avec des potes et ce au moins deux fois par semaine. J’avais même commencé un petit commerce local d’import me permettant de pratiquer la fumette illimitée. La bande originale de ces heures passées sur la route était variée et la sono de la Rover démentielle. Une large place au rock US des années 90, « She’s Lump, She’s Lump, She’s in my head… » aux compiles Techno des boîtes flamandes que mon frère adorait et que j’exécrais. Nous écoutions aussi beaucoup d’artistes francophones, Noir Désir, évidemment – comment passer à côté de 666.667 Club qui venait de sortir à ce moment là –, et surtout, Thiéfaine. Lui, on l’aimait d’un commun accord, sans jamais avoir eu un long débat. Imagine les deux frangins, chacun en train de fumer un pétard, à plein pot sur l’autoroute belge fatiguée qui beuglent: « Quand j’ai besoin d’amour ou de fraternité / j’vais voir Caïn cherchant Abel pour le plomber ». Nous les aimions toutes, ces chansons. Maison Borniol, Alligator 427, Loreleï… On les connaissait par cœur. Droïde Song nous rassemblait plus encore. C’est une chanson incroyable qu’on mettait – il me semble – toujours à fond! Le texte et la puissante interprétation d’Hubert-Félix nous fascinait d’instinct. Et quelle montée jusqu’au climax, dès l’entrée de la batterie…

Après un chemin sinueux et poussé par les angoisses parentales j’ai finalement décroché un diplôme universitaire, pour ne rien en faire par la suite. La musique et les mots ont été les plus forts, tant mieux, j’aurais pu mal tourner, qui sait. En devenant peu à peu auteur-compositeur de chansons, j’ai tout d’abord enfoui Thiéfaine sous des tonnes d’autres références qui me paraissaient plus valables ou plus acceptées. Brel d’abord, Brassens ensuite, Ferré un peu, Gainsbourg surtout. J’en ai fait une écoute encyclopédique. Je voulais écrire des chansons, je me devais de connaître ces illustres prédécesseurs reconnus par tous. Lourde erreur de ne pas écouter les pulsations de ces premiers émois-là et de vouloir à tout prix chercher l’approbation. Après la lecture de « Je ne laisserai jamais dire que ce n’est pas la plus belle chanson du monde », cette partie de moi s’est apaisée.

Pour un temps, en 1997, sur cette autoroute hystérique vers la Hollande qui nous conduisait chez les mutants, nous étions « Libres, attirés par le vide ».

Putain oui ! C’est la plus belle chanson du monde !

Can’t Get Enough of Your Love, Babe – Barry White

Un premier rang qui frémit déjà, sagement assis, une petite fièvre qui s’empare des choristes, les premières mesures qui annoncent la couleur et deux phrases qui donnent le ton du morceau, ce sera de l’amour de haut en bas, des froissements interdits et des désirs irrésistibles.

Barry White déboule sur le devant de la scène en scintillant du costard dans la lumière des projecteurs en ruisselant de la gourmette et des paillettes. Can’t get enough of your love, babe. Les cordes vocales commencent à s’agiter au fond de la gorge du walrus of love et déjà elles savent que ce sera un moment irrésistible, une balade sur l’eau des larmes et des soupirs à bord du cygne en plastique rose avec un gros cœur dessus.

Barry va les promener du bout des doigts dans les cieux de l’envie, les ramener vers leurs dix-sept ans, leur filer des papillons et des couleurs, Can’t Get Enough of Your Love, Babe, il n’y en aura jamais assez, jamais. Il va encore improviser en jouant avec les cœurs et le chœur, leur offrir encore quelques battements d’aile et de cils avant de les faire atterrir en douceur. Karen et Lucy se mordilleront encore une fois les lèvres, promis : ce sera le dernier concert. Peut-être

Seven Nation Army – The White Stripes

Je me souviens encore de ce rouge-gorge photographié sur le CD. Il était vite avalé par le lecteur, commençait à tourner, et le son de cette basse jaillissait des hauts parleurs pourris de mon père. C’était la chanson du bonheur et qu’on soit à table, déjà au lit ou au jardin, il fallait courir dans le salon pour danser en riant. Il fallait non pas parce que c’était une obligation mais parce que c’était un désir qu’on ne pouvait pas laisser incomblé. Alors on dansait, avec mon papa, ma maman et ma petite soeur, sur Seven Nation Army.
Aujourd’hui, il n’y a plus de papa, la maman ne danse plus et la petite soeur trouve the Whites Stripes bien trop has been. Mais il reste l’adolescente que je suis et son meilleur ami, et cette chanson qui ne vieillira jamais, à fond la caisse dans nos écouteurs incrustés dans nos oreilles déjà à moitié sourdes.

Y’a eu plein d’autres chansons, plein d’autres appels au bonheur, mais c’est la seule qui arrive à me chanter que quand même, mon papa a beau être un connard, il avait quand même de bons goûts musicaux.

Le Lac Majeur – Mort Shuman

Un 31 décembre, il y a bien longtemps. Nous ne nous connaissions que depuis quelques mois. Pas question de réveillon festif, nous n’en avions pas les moyens. Terminer l’année ensemble, en commencer une nouvelle ensemble, nous n’en demandions pas plus. Une petite salle de quartier nous ouvrit sa porte pour une soirée dansante. L’orchestre commençait régulièrement les séries de slows par cette chanson de Mort Shuman dont les paroles me sont restées gravées au fond du cœur. Je les murmurais, blottie entre les bras de mon amoureux. Aujourd’hui, nous sommes toujours ensemble, nos cheveux ont blanchi, nous ne dansons plus. Mais lorsque par hasard, à la radio, à la télévision, la neige tombe sur le lac Majeur, nous partageons le même sourire, dans nos yeux s’allume la même petite étincelle.

La ballade du mois d’août 75 – Charlélie Couture

CharlElie Couture, je l’ai rencontré en avril 2010, à New York. La ville, dit-on, où tout est possible. Cela doit être vrai. Je savais qu’il avait son atelier sur Manhattan. Après quelques échanges, le rendez-vous est fixé. Le jour J, je m’engouffre à l’heure dite dans l’ascenseur d’une tour vertigineuse. Plusieurs dizaines d’étages plus haut, je me retrouve devant une porte. Je sonne. J’ai les mains moites et la gorge sèche. La porte s’ouvre. Lunette de soleil, barbiche. Un «Bienvenue» de cette voix si particulière. Pas de doute. C’est lui. Après une petite heure passée à visiter son atelier, parler de son travail en cours, il propose d’aller manger une pizza dans le quartier. En route, il s’arrête souvent pour capturer des images. Une bouche d’égout, une trace sur le sol, un échafaudage très graphique… Je me suis souvent demandé si les photos prises avaient été utilisées sur l’une ou l’autre de ses créations. On a mangé une pizza, j’ai bu une bière. Je ne savais pas quoi lui dire. Comme le lièvre pris dans les faisceaux des phares de la voiture… Puis je suis reparti dans la Big Apple avec un drôle de sentiment dans le ventre. Dis-moi, c’est comment un rendez-vous manqué?

«Mais il ne reste jamais rien de ce qui est vécu,
Quelques grains oxydés sur de la paraffine
Et des souvenirs idiots…»

Mais revenons un peu en arrière. Retour en 1986. J’ai onze ans. CharlElie dédicace son dernier ouvrage en date dans une galerie genevoise. Je me pointe avec un petit livre rouge où j’avais pour habitude, enfant, de faire dessiner toutes les personnes qui m’étaient chères. Je me vois encore. Un petit blondinet, ayant séché les cours, bégayant au milieu des adultes. Je lui tends mon livre: «Dessine-moi un mouton» Il a dû trouver cela attachant. J’ai encore son dessin: un guitariste qui lui ressemble et qui chante «Oh Thomas n’est pas un au-toma-te».

«J’ai des crampes dans le cou et les yeux qui me piquent,
mais je me souviens…»

Puis 2002, la sortie de mon premier cinq titres. Je lui envoie mes chansons. Il me répond par un petit texte que j’ai longtemps utilisé dans mon dossier de presse comme un asticot sur l’hameçon. Les journalistes en sont friands. «Utilise-le si tu le souhaites. C’est tellement dur de se faire entendre dans ce métier. Si cela peut t’aider…» Je ne sais pas si cela m’a aidé. Sûrement. Mais cela m’a surtout beaucoup touché. Je l’ai toujours.

«Il faisait bon dès l’aurore, 
à regarder le ciel dans un fauteuil en toile…»

La ballade du mois d’août 75 a ce charme suranné des pellicules Super8. L’image bouge, parfois nette, souvent floue. L’objectif de la caméra se déplacent sur des souvenirs aux couleurs estompées. Le temps passe et les instants vécus sont nos balises. Aujourd’hui, 39 ans après, cette chanson produit toujours le même effet sur moi. Une douce rêverie estivale empreinte de nostalgie. La nostalgie peut-être d’une époque où l’…

«on buvait du Pastis comme si c’était de l’eau».

Tomas Grand

Straight Up – Paula Abdul

J’ai six ans. L’enfance se fissure. La douleur suinte aux frontières de ma petite vie. Je la sens. L’insouciance, la légèreté, la sécurité, c’est bientôt terminé, pour toujours. Papa s’en va. Et maman part plus loin encore. La solitude m’attrape, m’étouffe. Qui suis-je sans eux, là, tout près ? Que suis-je sans le miroir qu’ils me tendent depuis le tout premier jour de ma vie ? Je dois me trouver, je dois exister en tant que personne, je dois devenir un individu si je veux échapper à leur déchirement, si je ne veux pas être ce déchirement. Mais je ne sais pas, je suis trop petite, je n’ai jamais pensé à une telle chose. Je ne suis rien qu’une fille. La fille de papa, la fille de maman.

Les garçons des voisins, eux, sont déjà de petits hommes. Grands, beaux, sécurisants. Ils m’acceptent, me chouchoutent plus sûrement qu’une petite sœur. Et un jour, l’un d’eux décide de me faire écouter de la musique, une musique qu’il adore et qu’il faut absolument que je découvre. Paula Abdul, Straight Up. Ça ne ressemble à rien de ce que j’ai déjà entendu, rien à voir avec le jazz de papa ou la grande chanson française de maman. Cette musique me propulse dans une autre dimension. Je suis d’une génération toute différente, je peux aimer des choses qu’ils détestent. Je ne suis pas eux. Je suis moi. Je ne comprends pas les paroles, mais Paula Abdul me chuchote la colère, la passion et la force. Cette grosse chanson pop me pousse vers moi-même. Il me faudra près de deux décennies pour trouver cette femme qui n’a besoin de personne pour lui tendre un miroir. L’image est encore floue à l’occasion. Mais son acte de naissance est tout à fait clair, elle est née un jour de 1988 en écoutant la voix de Paula Abdul chanter Straight Up.

Lolvé Tillmanns

La Loi de Brenn – Galaad

Il y a vingt ans paraissait le meilleur album de rock jamais chanté en français: Vae Victis du groupe suisse Galaad, aujourd’hui disparu. Cette bande prévôtoise, menée par son barde fou, le poète à voix de feu Pierre-Yves Theurillat, mit tout le monde d’accord et aplatit , en onze titres-joyaux, toute comparaison possible, menant ainsi la vie dure au journaliste musical en mal de stéréotypes. Inventeur d’un genre nouveau, la « fusion progressive », le quintette jurassien se fait alchimiste. En mêlant des influences hétérogènes (Marillion, Peter Hammill, King Crimson, Ange, Malicorne, Faith No More, Dream Theater ou Pearl Jam), le produit fini ne ressemble à rien de connu. Une mer de contrastes s’offre alors à l’auditeur-navigateur, ébloui mais tourmenté: du rock progressif énervé  porté par une section rythmique martiale et énergique, des textes de toute beauté incarnés par un chant écorché à la limite de la rupture mais toujours incroyablement maîtrisé.

L’avant-dernier titre de cet album parfait, « La Loi de Brenn » offre, en douze minutes qui ne laissent aucun répit, la synthèse de toutes les qualités présentes en diffracté sur le reste du disque. La plage s’ouvre sur une phrase de guitare que l’on retrouvera dans le superbe solo de clôture. Le choeur latin impose alors le calme « Tibi se cor meum …. » avant que la voix possédée de Pyt (Pierre-Yves Theurillat) ne vienne hanter nos oreilles à coups de phrases assénées sans retenue ni complaisance. Et c’est parti pour plus de neuf minutes de folie furieuse. Puis, l’affaire se calme et , après un rappel plaintif du vocaliste, débarque sans crier gare un des plus beaux passages de six-cordes jamais gravés. Sébastien Froidevaux déploie son grand art: jamais démonstratif, son chorus mélodique rend hommage à Steve Hackett (Genesis), David Gilmour (Pink Floyd) et surtout Steve Rothery (Marillion), sans les citer, se contentant de payer son dû aux grands maîtres à planer. Après une telle somme, sonné, le mélomane n’aura de cesse de réclamer à grands cris le retour de Brenn car lui aussi il sait que Brenn reviendra ici-bas.

Et ce retour se fait imminent. Pyt sortira son nouvel album solo, Mon grand Amer, ce printemps. Une nouvelle pièce maîtresse à n’en point douter. Et, selon les dires du maître de cérémonie, un nouveau style assumé: le genre « punk symphonique à la Barbelivien » ! On préfère néanmoins rassurer le public déjà apeuré: les textes de qualité de l’auteur ont plus à voir avec ceux d’Étienne Roda-Gilles ou Jean Fauque (Alain Bashung) qu’avec les ritournelles sucrées du ridicule parolier de variétés. L’avenir risque donc d’être aussi avenant que l’avant. Vae Victis !

 Christophe Gigon

http://www.pyt.cn.com/