Une intro lente au son lointain, comme si les musiciens s’étaient enfermés dans une cannette de Bud, on se demande bien pourquoi. C’est pour rappeler aux fans, peu nombreux, la fin d’un morceau figurant sur l’album précédent. Il s’agit là d’une trilogie doom sur les malheurs que peuvent provoquer l’immortalité, sans référence à un quelconque comédien strabique. Certaines personnes ont le temps de réfléchir à des thèmes vraiment importants. Mais nous n’allons pas nous pencher sur les textes. C’est pas grave. On parle de Heavy Metal, tout de même.
Tout à coup, ça démarre. Riff pesant, production pas géniale, mais ce n’est pas l’essentiel. Les harmonies arabisantes se lovent autour de l’auditeur et le compriment, comme un genre de boa. La voix de Robert Lowe, rauque, a quelque chose d’enfantin. Un changement de clé, un jeu à deux voix, c’est trop lourd pour être vraiment beau. Mais pourquoi donc ai-je choisi ce morceau ? Hein ?
Un break, on s’attend à inspirer, mais non. Retour sur ce couplet lourd, lourd, lourd… Pourtant mélodique. On se le coltine à nouveau. Et soudain, la guitare se fait plus claire, sur un enchaînement d’accords simples, et Robert Lowe chante Eternal de sa voix cristalline, dans une mélodie simple qui me fait me sentir m’envoler avec ses notes.
C’est ça qui me fait vibrer. Quelques secondes en suspension avec cette voix si triste et claire.
Puis, le solo en apparence le plus laid de l’histoire de ce genre musical. Mais après pas mal d’écoutes, je le trouve incroyablement bien trouvé, ce solo. Plein de détresse, tordu, oppressant.
Retour au couplet, et Robert s’envole à nouveau dans ce refrain extraordinaire.
Et là survient la perle de ce long monolithe musical : un thème simple autour duquel la deuxième guitare plante des atmosphères lourdes, et Robert Lowe, génial, qui de sa voix naïve et désenchantée s’interroge sur la vacuité de l’existence, dans une envolée que Folon n’aurait pas reniée au moment de mourir.
J’ai trouvé ce quarante-cinq tours dans un coffre poussiéreux du grenier de ma grand-mère. Et c’est certainement parce que je tombais dessus par hasard, que le hasard fait bien les choses et que les choses sont ce qu’elles sont que, cet après-midi-là, je tombais sur la plus belle chanson du monde.
Je ne connais rien d’elle et j’écoute. Lucienne Boyer. Il y a du kitch, du roulement de R, du parler surjoué. Je me surprends à aimer Lucienne Boyer comme on aime une table de camping-car en formica (et que ceux qui ne connaissent pas le camping s’en aillent rater leur vie ailleurs). Ça me fait monter aux yeux des souvenirs que je n’ai pas d’une époque que je n’ai jamais connu. Une sorte de tendresse en plastique m’envahit, une sorte de magnifique et fausse émotion. C’est de la tragédie. C’est trop, et c’est bien fait.
On fait semblant, on surjoue pour avoir un dernier câlin, une dernière caresse. C’est ridicule, et on joue tous à se donner cette excuse. On ferme les yeux. Elle appelle son poison, « viens me mentir encore ». Je l’appelle aussi, « tout s’effacera quand tu seras dans mes bras ». J’aime ce pathétique qui fait écho aux souffrances que l’on aime recevoir. Pour avoir été ces bras parfois, et surtout pour m’être perdu dedans, le temps d’une chanson.
Fermer les yeux, mettre toute sa force à essayer d’oublier l’avant et ne pas penser à l’après. Laisser juste trois minutes. Trois minutes entre deux mondes. On cherche à rêver, à dormir, à étendre ce temps. Il n’y a qu’une chanson pathétique et kitch qui puisse mettre en valeur cette incohérence superbe, cette beauté idiote, ce moment de merde de bêtise somptueuse. Alors laissez-moi mes trois minutes, qu’on les écoute jusqu’à leur dernière plainte, et qu’on n’ose pas mettre en question leur perfection, au moins jusqu’à la fin.
J’aurais voulu trouver ce quarante-cinq tours dans un coffre poussiéreux du grenier de ma grand-mère, ça aurait été parfait pour introduire la plus belle chanson du monde. Mais je l’ai trouvé par hasard sur YouTube. Quand on me demande, je raconte l’histoire du grenier. Viens me trahir encore.
Fondu au noir : un visage apparaît progressivement dans la pénombre. Dorothée – déjà animatrice mais pas encore productrice d’émissions et chanteuse à succès – se réveille en entendant du bruit dans la chambre. “Qu’est‑ce que tu fais, Antoine?” Antoine, c’est Jean‑Pierre Léaud, alias Antoine Doinel depuis la sortie des Quatre Cents Coups de François Truffaut, il y a plus de vingt ans, en 1959. Dorothée, elle, n’a pas encore de prénom. Plus tard, elle s’appellera Sabine. Pour le moment, elle cherche à retenir son amant qui s’apprête à partir. Elle lui demande avec insistance de rester. “Viens”, lui dit‑elle d’une voix franche et malicieuse. Il décline l’invitation avec cette théâtralité qui lui est propre, ce bagou, cette gestuelle, si libres et singuliers. Alors, dès qu’il tourne le dos, dans sa chemise de nuit Snoopy rose, elle s’approche à pas de loup, éteint soudainement la lumière et lui saute dessus. Antoine crie et c’est à ce moment précis que le couple tombe dans l’obscurité de la pièce et que la musique du générique s’élève. L’Amour en fuite, c’est le titre de la chanson et c’est le titre du film qui s’imprime en lettres bleues à l’écran.
Ce qui m’a fasciné au début, ce n’est ni le film, ni la chanson, mais ce moment de bascule, de suspension, où l’image se dissout tandis que la voix de Souchon jaillit : “Caresses photographiées sur ma peau sensible…” Bien que la chanson revienne à la fin du film, dès que la cassette VHS se termine, je rembobine. Je veux absolument la réécouter à cet instant où, imprévisible, elle surgit. Truffaut ou Souchon? Difficile à dire si j’aime cette chanson à cause du film ou si j’aime le film à cause de cette chanson.
Pas de YouTube à l’époque. Je fouille dans les bacs de plusieurs magasins de disques, mais ne parviens pas à dénicher le CD. Je ne pousse toutefois pas plus loin les recherches. Le simple souvenir de la mélodie de ce morceau et des images du film suffit à me remplir d’exaltation. J’en parle souvent autour de moi, fais l’apologie des Doinel en évoquant systématiquement la scène d’ouverture du dernier film de la série. Je me souviens à peine des paroles mais, à l’époque, il y a bien quelque chose de cet ordre‑là : “Je ne laisserai jamais dire que ce n’est pas la plus belle chanson du monde.”
Un ou deux ans plus tard, mon frère débarque chez moi avec un triple best of d’Alain Souchon. J’essaie de garder mon calme, mais me jette vite sur la pochette pour étudier la liste des titres imprimée en caractères minuscules. Incroyable, L’Amour en fuite est là, CD 1, numéro 18! En la réécoutant, je ne pense plus au film de Truffaut. Cette fois‑ci, la chanson a son existence propre. Détachée d’Antoine Doinel et de Dorothée, elle déploie des images bien à elle. Et c’est justement ce qui m’éblouit.
“Toute ma vie, c’est courir après des choses qui sauvent”
Ce vers qui apparaît au dernier couplet me bouleverse. Je l’apprécie d’autant plus que ceux qui suivent, sont en comparaison absolument fades et dénués de profondeur. Ils n’ont pas cet éclat, cette justesse, cette épaisseur! Tous mes amis de l’université auront droit à une écoute quasi religieuse de ce morceau dans mon studio, avec mon doigt dirigé vers l’enceinte pour être sûr qu’ils ne ratent pas le bon moment : “Écoute… Tu vas voir, ce qu’il dit, c’est trop beau!” Malgré tout le chichi que je fais autour de cette chanson, celle‑ci ne fait pas toujours l’unanimité. Mes amis ont tendance à lui préférer Foule sentimentale, Le Baiser ou Allô Maman Bobo. C’est vrai qu’à y tendre l’oreille de plus près, les “Tu‑tu‑tu…” ne sont peut‑être pas très heureux et les violons ont tendance à s’emballer. Mais moi je n’ai pas peur des mélodies entraînantes et un peu mielleuses. Et il y a cette désinvolture, cette légèreté dans le refrain, et ce mouvement, cette précipitation mélancolique dans les couplets.
La mémoire molle, pas top comme titre, mais bon ce n’est que le début, j’ai à peine écrit 15 pages. Pour essayer de me mettre dans la peau de Kathrin dont le mari a disparu, j’écoute des chansons de Barbara et de Véronique Sanson qui traitent du thème de la rupture. Me viens l’idée de réécouter L’Amour en fuite qui parle elle aussi de séparation et même de divorce. Dès que j’entends “Toute ma vie, c’est courir après des choses qui sauvent”, je me dis ça y est, j’ai trouvé le titre de mon roman. Il s’appellera Les Choses qui sauvent! Pour qu’on comprenne l’allusion, il va de soi que je rendrai un véritable hommage à ce monument de la chanson française et que je citerai l’ensemble du couplet à l’origine du titre. Écoutée en boucle à l’époque et laissée un peu de côté ensuite, cette chanson revient de plus belle dans ma vie. Elle me donne du courage et de l’élan, rythme les pas de mes personnages.
Dans un café, nous apportons avec l’éditeur les toutes dernières retouches au manuscrit. Quand on arrive au passage dédié à L’Amour en fuite, je vois qu’une phrase est entourée sur son exemplaire. C’est là qu’il m’annonce d’un air désolé : “Il y a une erreur dans la citation : Souchon ne dit pas ‘les choses qui sauvent’ mais ‘les choses qui se sauvent’. Je le regarde avec un sourire en coin, persuadé qu’il se trompe. Je suis certain d’avoir contrôlé toutes les citations et tout particulièrement celle‑là. Je me connecte au WIFI du café et tape le titre dans Google. Wikipedia me renvoie au film de Truffaut. Je rajoute alors “Souchon” et plusieurs sites spécialisés dans les paroles de chanson me sont proposés. Et à chaque fois c’est pareil, au milieu de pubs improbables qui clignotent de tout côté, il est écrit : “les choses qui se sauvent”. Je tente une dernière chance en lançant le morceau sur mon ordinateur. Le son n’est pas très fort et comme il y a déjà de la musique dans le café, mon éditeur et moi tendons l’oreille vers la machine. On la repasse une deuxième, une troisième fois. Merde, Souchon traîne sur le “s” de “sauvent” comme s’il élidait un pronom réfléchi. Merde, je crois avoir entendu un “se”. L’éditeur a raison! Voilà des années que j’écoute cette chanson en boucle en entendant l’exact contraire de ce qu’elle dit! Je me mets à paniquer : comment vais‑je faire pour justifier mon titre à présent? Je ne comprends pas comment un tel malentendu a été possible pendant tant d’années! Ce vers que je trouvais si lumineux devient subitement ordinaire. “Les choses qui se sauvent”, cela ne peut en aucun cas faire un bon titre; ça manque d’audace, de mystère, c’est même carrément banal!
Je rentre à la maison, mon manuscrit sous le bras, sans savoir encore ce que je vais faire de mon titre. Voilà que je me retrouve comme un con à être l’auteur de mots que je croyais avoir empruntés à un autre. Mon imaginaire n’en a fait qu’à sa tête, il a voulu entendre ce qu’il voulait entendre. À y réfléchir deux fois, ce malentendu commence à me faire sourire et même, par certains aspects, à me plaire. J’y trouve une forme d’ironie féconde, comme si ce quiproquo n’était en fin de compte pas un hasard. Bien sûr que dans la vie “les choses se sauvent”, c’est le sujet même de mon roman. L’imprévisible, l’éphémère, la vacuité de l’existence… Tout fout le camp dans la vie de Kathrin, il n’y a pas de doute là‑dessus. Mais en même temps, si j’ai tant aimé ce vers, c’est justement parce qu’il retournait la question sous un autre angle, de manière subtile et clairvoyante. Quand tout fout le camp, qu’est‑ce qu’il reste? À quoi s’accroche‑t‑on? Qu’est‑ce qui nous donne la force de continuer? Il y a bel et bien des “choses qui sauvent”, j’en ai la conviction profonde. Alors tant pis pour le clin d’œil à la chanson, tant pis si des gens pensent qu’il s’agit d’un manuel de survie ou d’un précis de psychologie, il faut que j’assume ce titre pour lui‑même, sans justificatif, sans “intertexte” comment dirait l’ancien étudiant en lettres. À un moment donné, il faut laisser ses propres musiques, ses propres images se déployer.
Et aujourd’hui? Est‑ce que je peux encore affirmer avec le même lyrisme que cette chanson un peu fragile, un peu bancale, mais pleine de souffle et de liberté, est “la plus belle chanson du monde”? Oh oui, plus que jamais!
Une chanson, c’est fait pour être chanté en public ! Alors à l’heure où le trio légendaire du metal anglais vient nous offrir une représentation dans les arènes d’Avenches, je vous offre ce petit bijou d’amour et de partage scénique.
À la barre, trois bons pères de famille qui jouent toujours les durs :
– Lemmy Kilmister, chanteur-bassiste, légendaire pour ses deux énormes poireaux, sa barbe et ses 2500 conquêtes;
– Phil Campbell, guitariste gallois de génie, également appelé « The Welsh Wanker » (je fais confiance à votre niveau d’anglais…)
– Mikkey Dee, suédois qui sourit tout le temps et accessoirement batteur quinquagénaire avec des bras larges comme des troncs d’arbre
Dans Overkill, les paroles sont toujours ciselées avec finesse et imagination, mais pas plus que leurs autres tubes au titre suggestif Killed by Death ou We are Motörhead.
Comme à l’accoutumée, Lemmy nous enchantera sans varier d’un ton, preuve que quarante-neuf ans de carrière et une bouteille de whisky quotidienne n’altèrent rien à ses qualités vocales.
Et ni plus ni moins que d’habitude, Phil nous gratifiera de ses solos légendaires.
Alors pourquoi celle-ci et pas une autre ?
Tout simplement car après avoir « envoyé le pâté » pendant trois minutes, il y a ce trait de génie : faire croire que c’est la fin de la chanson (et du concert), et ce à deux reprises !
Puis, offrir un grand moment de partage à tout le monde :
– à Mikkey, le batteur-bûcheron, à qui on offre le plus grand moment du concert, lui qui réveille tout le public par deux solos de batterie dans un monde où chanteurs et guitaristes relèguent trop souvent les autres au rang de faire-valoir
– aux spectateurs néophytes : ceux qui sont là car ils voulaient voir d’autres groupes dans le festival, ou encore ceux qui ne connaissaient que Ace of Spades… Eux pensaient que le concert était fini et ont finalement le droit à un deuxième service de dessert !
– aux fans purs et durs : ceux qui sont aux premiers rangs du pogo, qui ne retrouveront jamais le porte-feuilles qu’ils y ont sûrement laissé tomber depuis des heures, qui ont mal de partout et le cœur qui bat à 200, le T-Shirt tellement trempé de sueur que c’en est une deuxième peau… Eux ont le droit à trois minutes d’extase supplémentaire. Une manière de leur dire « ces trois minutes sont à vous, rentrez-vous encore les uns dans les autres avec le peu de force qu’il vous reste ».
Et à la fin de cette symphonie mélancolique, ce sont 5, 10 ou même 20 000 nounours tatoués, percés, tous vêtus de noirs qui se tombent dans les bras puis s’évaporent dans la nature (traînant les blessés derrière eux), simplement heureux d’avoir partagé la nuit.
Je ne vous laisserai pas dire que cette chanson est le produit de bovins poilus qui tiennent la tronçonneuse par la lame, tant cette œuvre magistrale a fait bouillir les petites parties encore fonctionnelles de mon cerveau adolescent.
Meshuggah, enclume suédoise coulée en 1989, a donné au monde cet album « Destroy Erase Improve » en 1994. Quand tu bouffes du Korn, du Machine Head ou du Sepultura jusqu’à la nausée, que tu tombes sur ce disque venu en drakkar depuis Umeå chez un disquaire aussi sombre que le fond de la cellule de Charles Bronson, que tu écoutes la première chanson, tu te dis que tout ce qui est rond va devenir carré, que Satan n’est qu’un benett, et qu’un tyrannosaure s’accompagne très bien d’une sauce au diesel dans le cadre d’un pique-nique ou d’un « team building » au Pôle Sud.
La chanson commence poétiquement par un son de train. Imaginez-vous ce petit papillon de nuit attiré par le phare de la locomotive se rapprochant à 300 km/h. Et là. En pleine poire qu’il se le prend. Une intro franche. Des riffs déstructurés et mathématiques, qui font passer Wagner pour un musicien de Schlager. Comme si la chevauchée des Walkyries n’était qu’un défilé de petits poneys devisant devant une tasse de thé avec des bisounours sous LSD.
S’ensuit une succession de phrases tronçonnant et martelant, avec un troll éructant des propos dont je n’ai jamais pris la peine de lire la traduction. N’avez vous jamais fait ce rêve, vous êtes nus, seuls la nuit dans un magasin de meubles, une armée de vikings chevelus habillés en bleu vous assaille et vous maltraite avec de gigantesques vis et des plans écrits en suédois. Vous l’entendez cette chanson en musique de fond?
Et puis ça se calme un tantinet… Quelques petits arpèges pour nous rappeler que la Suède accueille volontiers des touristes cannibales. On pardonnera au guitariste le son de guitare le plus dégueulasse de l’histoire, tant la suite et la fin de la chanson démontre aux plus perplexes qu’on peut résoudre une équation à 36 inconnues en prenant un bain de strontium en fusion.
Ces mecs transforment un baobab en cure-dents rien qu’en le dévisageant. Ils démontent des meubles déjà démontés. Ces mecs ont prouvé au monde qu’on pouvait jouer sur un marteau à 8 cordes de la grosseur de câbles de télécabine. C’est eux qui ont inventé le concept de boulettes de cailloux (d’autres ont adapté la recette avec de la viande d’origine suspecte).
Cette chanson a changé ma vie ainsi que la physionomie de ma colonne vertébrale, tant j’ai pu hocher violemment la tête sur ce déluge de troncs d’arbre. Je vous encourage donc de prendre un bon chez l’osthéo avant d’écouter ça, très fort de préférence.
Elle a de beaux yeux. Ça fait rêver Marc Lavoine, mais de loin. Il la sait seule sur terre, mais il n’a pas l’air de se bouger, le bougre. Il faut dire qu’une pauvre femme larguée, un peu spéciale, et donc forcément célibataire, qui porte des jupes fendues et vit des aventures sans lendemain dans des draps inconnus, ça n’incite pas à la grande histoire d’amour. Tout juste au fantasme coupable.
Elle est triste, cette chanson, finalement. Deux êtres un peu paumés qui se dévisagent sans agir… Elle le fusille du regard, lui tend les mains. Rien. Je crois qu’au bout d’un moment, le revolver de ses yeux s’enraye, car elle mord. Je mordrais aussi si un mec me regardait sans bouger, avec un regard de merlan frit lubrique. Elle le supplie avec une insistance quasi mortelle, mais toujours rien.
Ça commence à devenir lourd cette histoire. Ça me fait penser à l’autre là, qui bave sur la fille aux yeux menthe à l’eau, mais qui laisse un gros macho la brutaliser. Que d’la gueule, ces chansonniers. Et dire que quand je susurrais cette chanson en me tortillant dans mes collants en dentelle et ma minijupe en skaï avant d’aller en boîte, je pensais que c’était une chanson d’amour. Tout juste une histoire de cul par procuration.
C’était en 1985, j’avais quand même 19 ans, j’aurais dû comprendre. Mais le brushing parfait de Marc aveuglait mon esprit critique. Dans le dernier couplet, elle est toujours célibataire, malgré ses tirs répétés à l’encontre de Lavoine, qui lui a pourtant facilité la tâche en posant sur la pochette au centre d’un viseur de fusil à lunette. C’est sûr que si elle est postée en sniper sur le toit d’en face, ils vont avoir de la peine à se trouver. Mais je ne vous laisserai pas dire que ce n’est pas la plus belle chanson du monde, car finalement, il la trouve belle quand elle dort. Ils ont conclu, il y a de l’espoir. Mais on ne sait pas si les draps s’en souviennent, car ça, c’est une autre histoire et une autre chanson.
Autant vous avertir tout de suite: si vous cherchez une chanson pour votre mariage à intercaler entre « La danse des canards » et « A la queue leu leu », évitez Nantes. Et ne l’écoutez pas davantage si votre femme s’est barrée avec votre meilleur ami ou si vous venez de voir un film de Michael Haneke. Car Nantes est une de ces noires merveilles qui vous fouaille l’âme et vous laisse totalement démuni.
En 1964, Barbara n’est pas encore vraiment Barbara. Elle doit sa petite notoriété à l’interprétation de chansons d’autres artistes. Pas les plus mauvais : Brel, Brassens, Ferré. Déjà, la critique n’est pas indifférente à sa voix envoûtante. Mais le succès viendra avec ses propres compositions et le mythique « album à la rose », Barbara chante Barbara (qui recèle outre Nantes d’autres pépites, tels Gare de Lyon et Pierre). Séduit, Brassens lui propose de faire sa première partie à Bobino. Le tournant. La prestation de la néophyte éclipsera presque le grand Georges et sa moustache. Nantes n’y est pas pour rien.
Il pleut sur Nantes
Donne-moi ta main
Le ciel de Nantes
Rend mon cœur chagrin
Nantes, c’est quatre minutes éprouvantes d’émotion en intraveineuse. Autobiographique, la chanson évoque son ultime rendez-vous manqué avec son père. Sorti de sa vie depuis longtemps, le « vagabond » l’a fait appeler d’urgence. Agonisant à l’hôpital, il veut faire ses adieux à sa fille, « se réchauffer à son sourire ». Elle se rend à Nantes, « 25 rue de la Grange-au-Loup », mais arrivera trop tard.
Il lui faudra quatre ans pour mettre des mots sur cet épisode douloureux. Quatre ans pour écrire la plus belle et bouleversante chanson du monde.
A l’heure de sa dernière heure
Après bien des années d’errance
Il me revenait en plein cœur
Son cri déchirait le silence
Pas de trace de rancœur ni de pathos là-dedans, pas d’effets, rien qu’une voix troublante de sincérité, une mélodie sobre (rien avoir ici avec l’amplitude lyrique de L’Aigle noir) et quelques notes de piano frôlées. Et cette façon inimitable de confier avec force et pudeur des fragments d’intimité. A tel point que ses blessures deviennent les nôtres. Et que le poids des remords de ses retrouvailles avortées nous écrase aussi peu à peu.
Puis arrivent ces derniers vers, parmi les plus beaux jamais chantés, évoquant le pardon au père incestueux. Si vous ne vous êtes pas liquéfiés avant, vous serez subjugués par leur beauté mélancolique, par l’humanité qui s’en dégage, par l’intensité de cette voix débordant de miséricorde. Ça en dépasse l’entendement :
Au chemin qui longe la mer
Couché dans un jardin de pierres
Je veux que tranquille il repose
A l’ombre d’une rose rose
La grande dame brune lève alors son regard et plante ses yeux embués dans les vôtres. Et là, à moins d’avoir la sensibilité du docteur Mengele, votre gorge se noue, vos yeux se mouillent. Une ultime plainte étranglée, sublime, affleure des tréfonds d’une âme en lambeaux. Une plainte qui vous arrache les entrailles :
Alors oui, j’aurais pu parler de tant d’autres chansons, de tant d’autres artistes : c’est qu’ils sont nombreux à se chamailler dans ma caboche pour la première place, la fameuse, celle de la chanson qu’on garde entre toutes, celle dont on choisit de parler au détriment des autres. Georges, Léo, Charles ; ou Wolfgang, ou Kurt, ou Nina, ou même Bob… C’est qu’il m’est difficile de faire le tri entre les belles et la plus belle, parmi toutes ces notes qui m’accompagnèrent et me firent grandir. Mais aujourd’hui, c’est le grand Jacques qui remporte cet insigne honneur, pour sa fabuleuse et gigantesque ode à l’amitié qu’est Jef.
Car oui, quoi qu’on en dise, cette chanson est la plus belle : parce qu’elle raconte simplement, avec douceur et émotion, l’importance de l’ami quand la vie vous joue des vilains tours ; parce qu’elle dessine la faiblesse et sa beauté, parce qu’elle propose des solutions naïves à des problèmes imbéciles, parce qu’elle souligne la victoire de l’espoir sur la tristesse, parce qu’elle… parce qu’elle…
Mais enfin, je ne vais pas non plus tout vous dire, (ré)écoutez-la et vous verrez : dès les premières notes l’ambiance est posée, dès les premiers mots on se sent rempli par la gravité de ce que traverse Jef, par cette tristesse si commune à l’humain et pourtant si intemporelle… Et l’on retient son souffle jusqu’au refrain, qui éclate comme un phare au milieu de la nuit, comme la couleur de l’espoir, alors que toutes les larmes paraissent versées. Ce refrain qui transforme trois sous en repas de fête, qui allume une guitare en guise de voyage, ce refrain qui invite Jef, et qui nous invite à travers lui, et qui nous emporte au loin, sur ce banc, juste au coin de la rue, mais si loin pourtant.
Et l’on vient, comme lui, manger des moules et puis des frites, se réjouir d’un avenir impossible, et l’on recommence à rêver, et l’on recommence à espérer, malgré le temps passé et malgré nos vilaines cicatrices… Et l’on pleure, et l’on rit, et ces contrastes d’émotions qui nous traversent atteignent finalement leur paroxysme sur un simple “ouais”, rempli de la joie de l’ami, le vrai, qui nous voit sortir de la torpeur et se redresser, même provisoirement, pour affronter encore le tumulte de la vie.